
Dramaturgie et duplicité : relire Euripide au prisme de la ruse
1Depuis le ve siècle av. J.-C., l’œuvre d’Euripide fascine par son goût du paradoxe, ses figures ambivalentes et ses situations aux contours incertains. Dans La Muse trompeuse. Dramaturgie de la ruse dans les tragédies d’Euripide, un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, publié aux Belles Lettres en 2021 et récompensé par le prix Alfred Croiset en 2022, Ajda Latifses s’attache à démontrer que la ruse n’est pas simplement un motif récurrent, mais une véritable matrice dramaturgique du spectacle euripidéen. Sa démarche s’inscrit dans la continuité d’études récentes sur le théâtre antique, initiées, entre autres, par Oliver Taplin, Christine Mauduit, Vincenzo di Benedetto et Enrico Medda1. Au prisme de la duplicité, du déguisement, de l’artifice, l’ouvrage propose ainsi une relecture ambitieuse et bien menée de onze pièces du corpus euripidéen (Médée, Hippolyte, Andromaque, Hécube, Ion, Iphigénie en Tauride, Électre, Hélène, Oreste, Iphigénie à Aulis, Les Bacchantes), intégralement conservées, qui permettent à Ajda Latifses d’élaborer une typologie cohérente de la ruse euripidéenne. En effet, dans chacune de ces tragédies, la mise en scène de la ruse s’inscrit dans la forme du scénario rusé et de scène types.
2Au ve siècle av. J.-C, Aristophane mettait déjà en lumière la récurrence et l’importance du thème de la ruse dans les tragédies euripidéennes, comme le rappelle l’introduction (p. 9-12). Les Grenouilles et les Thesmophories, qui parodient le style et l’intrigue des pièces d’Euripide, prennent une dimension souvent métatragique et présentent le poète comme un maître des raisonnements subtils, de la controverse et des artifices. Remarquée et détournée par le poète comique, la ruse euripidéenne a été quelque peu oubliée par les analyses dramaturgiques. Il fallut attendre la définition que Friedrich Solmsen proposa du mèchanèma comme « le choix et l’utilisation calculateurs, rusés, de moyens appropriés à des fins égoïstement poursuivies2 » puis l’intégration de la ruse parmi les formes caractéristiques de la dramaturgie euripidéenne qu’initia Hans Strohm3, pour qu’elle devienne centrale. Rompant avec l’approche morale de Friedrich Solmsen, Ajda Latifses cherche à combler les lacunes de l’étude de Hans Strohm, qui raisonne en termes de moments de l’intrigue et non de paradigmes dramaturgiques ou de dispositifs discursifs et spectaculaires. Son étude thématique permet également de croiser des réflexions jusque-là dispersées dans des études portant spécifiquement sur les objets scéniques, la représentation dramaturgique des rites ou encore les manifestations féminines de la ruse.
3La première partie de l’ouvrage vise à cerner le caractère de la ruse euripidéenne sur le plan éthique, intellectuel et pratique, à travers une étude lexicale et sémantique des termes employés pour dire la ruse (chapitre 1), puis un examen des acteurs — c’est-à-dire des personnages — pour lesquels la ruse est à la fois un trait de caractère et un moyen d’action (chapitre 2). La partie se conclut sur une réflexion portant sur l’efficacité pratique et dramatique du stratagème au sein de la fiction, comparé à d’autres dispositifs dramaturgiques auxquels il peut être combiné (chapitre 3). La seconde partie examine les différentes scènes constitutives du « scénario rusé », à savoir les scènes de planification (chapitre 4), les scènes de tromperie (chapitre 5) et les scènes conclusives (chapitre 6), révélant ainsi la façon dont Euripide invite les spectateurs à s’interroger sur les pouvoirs ambigus de la parole et des signes au sein de la représentation théâtrale. Un dernier chapitre est consacré à une pièce liminaire, car écrite à la toute fin de la carrière du poète et représentant une intrigue rusée menée par un dieu, les Bacchantes. Notre propos montrera comment la ruse devient un moteur dramaturgique, analysé par Adja Latifses selon plusieurs échelles, qui invite à réfléchir au rôle dévolu aux spectateurs et à l’expérience cognitive ou émotionnelle qui en résulte.
La ruse comme moteur dramaturgique chez Euripide
4L’enquête menée par Ajda Latifses se veut avant tout dramaturgique, pour montrer qu’Euripide explore les multiples facettes de l’ingéniosité humaine « en tant que poète tragique (et non en tant que philosophe ou que sophiste), et avec les moyens proprement dramaturgiques que lui fournit son art » (p. 447). Cette intention est très bien réalisée à partir du troisième chapitre, consacré à l’insertion et à la fonction de la séquence rusée (conception, scène de tromperie, dévoilement) dans l’action dramatique globale. L’autrice analyse d’abord l’articulation entre les scènes de reconnaissance ou de supplication et l’émergence de la mèchanè rusée, pour montrer que la ruse, chez Euripide, n’intervient presque jamais dès le prologue, mais se forge au cours de l’intrigue. Tandis que les scènes de reconnaissance dramatisent, de manière spectaculaire, l’aporie des deux personnages principaux, comme Oreste et sa sœur dans Iphigénie en Tauride, l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan rusé réalise les intérêts communs de ces deux personnages nouvellement réunis (p. 140). La supplication et la ruse sont présentées comme deux ressources dramaturgiques permettant à un sujet faible de parvenir à ses fins, qu’il s’agisse d’être sauvé ou de se venger. Tel est le cas de Médée qui, face à Créon, incarne avec ostentation sa faiblesse, s’humilie même, dans une scène que l’autrice décrit comme « une véritable péripétie, où le spectateur a vu Créon causer sa propre perte au moment même où il venait s’en prémunir, et Médée passer de la position de victime passive de l’aporie à celle d’agent actif d’une mèchanè vengeresse » (p. 150). Elle intègre ainsi la scène de supplication rusée à la catégorie aristotélicienne des péripéties, que le philosophe décrit comme un « changement en sens contraire dans les faits qui s’accomplissent, […] selon la vraisemblance ou la nécessité4 ». Ces deux types de schémas, reconnaissance-ruse ou supplication-ruse, présentent le scénario rusé comme l’ultime ressource des cas désespérés.
5L’accent est néanmoins mis sur la plasticité du scénario rusé, ainsi que sur les jeux et variations qu’opère le poète dans un schéma récurrent. À ce titre, les analyses menées sur les dialogues constitués de stichomythies sont particulièrement éclairantes, puisqu’elles soulignent le contraste entre leurs fonctions et leurs modalités, selon qu’il s’agisse de scènes de planification, de tromperie ou de dévoilement de la ruse5. Dans les scènes de planification d’Iphigénie en Tauride ou d’Hélène, les stichomythies opèrent une stricte répartition des rôles discursifs entre les deux interlocuteurs (Iphigénie et Oreste, Hélène et Ménélas) et soulignent le renversement par lequel le personnage féminin s’empare finalement de la fonction de sauveur. À ce stade du scénario rusé, le recours aux stichomythies vise la transparence du propos et la pleine entente entre les interlocuteurs. Dans les scènes de tromperie, les stichomythies offrent une symétrie formelle, mais, dans la réalité, l’échange demeure déséquilibré : dans Hécube, les questions et réactions de la victime, Polymestor, manifestent ainsi son aveuglement et mettent en lumière le jeu d’Hécube pour contrôler le dialogue. Enfin, dans la scène de démystification de la ruse d’Iphigénie à Aulis, dans laquelle le vieux serviteur et confident d’Agamemnon révèle à Clytemnestre le piège meurtrier qui attend sa fille, « le dispositif de la scène en stichomythies, […], confère ainsi à la dupe qui cherche, par ses questions, à comprendre et à éclairer progressivement la situation qui lui échappe, un rôle actif dans sa propre démystification » (p. 380). L’autrice démontre enfin comment Euripide joue avec les codes de sa propre dramaturgie lorsque Dionysos, face à Penthée, utilise la stichomythie caractéristique des scènes de planification pour s’imposer dans le rôle du second planificateur et manipuler sa dupe afin de mettre en œuvre sa vengeance.
6En plaçant ainsi la dramaturgie euripidéenne au cœur de ses préoccupations, l’autrice révèle que la représentation de l’illusion rusée invite irrémédiablement à interroger la dialectique du visible et de l’invisible sur la scène tragique. Le sixième chapitre, consacré aux scènes conclusives, et donc, majoritairement, aux discours de messagers, le montre avec force, en s’appuyant régulièrement, de manière féconde et éclairante, sur les notions de « point de vue vécu » (celui du messager au moment où il vivait les faits) et « point de vue narratif » (celui qui est à présent le sien, au moment où il relate les faits), proposées par Leo Spitzer et reprises par Irene de Jong6. Tandis que le messager d’Électre, qui, en tant que serviteur d’Oreste, adopte le point de vue des trompeurs triomphants, privilégie le point de vue narratif pour exacerber le travail interprétatif à l’œuvre au fur et à mesure que la ruse est mise en œuvre, celui de Médée adopte plutôt le point de vue vécu pour mieux dépeindre et dénoncer les terrifiants effets de la ruse qui demeure jusqu’au bout invisible et incompréhensible pour les victimes comme pour les témoins. L’autrice montre, à propos d’Ion, d’Oreste et d’Hélène, que les points de vue vécu et narratif s’entremêlent savamment. En effet, celui, lucide, du messager permet de faire apparaître les intentions cachées et les manipulations à l’œuvre derrière le calme apparent et se traduit notamment dans l’emploi répété de ὡς comparatifs et finaux, de participes et relatives explicatifs, ainsi que d’adjectifs qualifiant la fourberie des trompeurs. Le point de vue vécu accentue quant à lui l’aveuglement des dupes face au piège invisible, puis leur horreur et leur surprise au moment où la ruse est perçue comme telle. L’entreprise de démystification qui s’opère sur scène s’accompagne donc, pour le public, d’une entreprise similaire pour déjouer la ruse et ses artifices, qui révèle le pouvoir de l’illusion et ses conséquences parfois dévastatrices.
7La méthodologie développée dans cette étude et les conclusions auxquelles l’autrice aboutit offrent de stimulantes perspectives pour une étude comparée de la ruse chez les autres poètes tragiques, mais aussi, et surtout, des procédés spécifiques à la comédie. Si à notre connaissance, aucune étude n’a été menée sur ce sujet, le scénario rusé qu’identifie Ajda Latifses pourrait être appliqué aux intrigues comiques dans lesquelles le protagoniste élabore un projet comique, prenant souvent la forme d’une ruse, d’un travestissement ou d’un mensonge, lui permettant de sortir de l’aporie dans laquelle la situation initiale le plonge. Le projet élaboré par Praxagora dans l’Assemblée des femmes d’Aristophane, qui vise à donner aux femmes le pouvoir à l’Assemblée grâce au travestissement, en est un très bon exemple.
Représenter la ruse sous toutes ses facettes : une étude multiscalaire
8La ruse euripidéenne est systématiquement étudiée en contexte et dans un souci de varier les échelles d’analyse de ses manifestations et expressions. Ajda Latifses porte ainsi une attention constante au texte tragique lui-même, car les discours des personnages constituent notre source principale sur le spectacle antique. À ce titre, l’étude lexicale et sémantique des mots pour dire la ruse, dans le premier chapitre, pose des jalons importants pour la suite, en intégrant la famille de δόλος (tromperie), mais aussi celles de μηχανή et τέχνη qui mettent l’accent sur l’« habileté » nécessaire pour élaborer des artifices et dont les emplois chez Euripide ne laissent aucun doute sur leur application dans le domaine de la ruse. La chercheuse complète son analyse à travers l’étude de σοφία et des termes qui lui sont apparentés, mettant l’accent sur la ruse subtile qui manipule mots et esprits et sur le désir du poète de s’inscrire dans les débats intellectuels de son époque autour du mouvement sophistique.
9Ajda Latifses commence par examiner la ruse comme « expédient qui vise à trouver la voie hors de l’aporie » (p. 30), lorsque les personnages doivent affronter une situation de détresse ou d’errance en s’intéressant à la famille de μηχανή. Elle fait ainsi apparaître les circonstances dans lesquelles la trouvaille ou le projet rusé émerge. Ensuite, l’analyse de la famille de δόλος révèle l’ambivalence de ce terme, qui, selon qu’il est employé par le trompeur ou le trompé, oscille entre un mode d’action, dont la dissimulation est gage de réussite et qui offre une alternative morale à la violence meurtrière directe, et un piège parfois redouté, parfois mis au jour trop tard, mais systématiquement considéré comme une perfidie amorale et destructrice. Enfin, l’examen des emplois de τέχνη et de σοφία révèle les facultés intellectuelles et pratiques qui président à la mise en œuvre concrète de la ruse. Les différentes occurrences analysées par l’autrice soulignent les artifices complexes et destructeurs du piège qui se met en place, notamment lorsque la ruse s’inscrit dans le discours des personnages. L’analyse et l’explicitation des métaphores matérielles ou spatiales, notamment celle de la μηχανή comme route qui « ouvre une issue » pour Médée (p. 29) offre des perspectives très intéressantes sur la manière dont les mots disant la ruse transforment symboliquement l’espace de la fiction et agissent sur les mouvements du personnage.
10L’ouvrage se fonde avant tout sur une étude de scènes-types, qui font d’ailleurs l’objet de la seconde partie intitulée « Le scénario rusé : discours et spectacle ». À propos des scènes de planification, du surgissement de l’idée rusée à la conception méthodique du stratagème, l’autrice montre qu’il s’agit d’un « procédé caractéristique du théâtre d’Euripide » (p. 202), notamment lorsque la scène de planification prend une forme dialoguée où l’échange serré de questions et de réponses permet au poète de « déplier le processus où s’élaborent tous les rouages argumentatifs, psychologiques et spectaculaires de la machination à venir » (p. 202). Elle met aussi en évidence le fait que ce type de scène ne gâche pas nécessairement la surprise du public, car il laisse dans l’ombre les modalités précises de la ruse — tel est le cas dans Hippolyte, Andromaque et Hécube — ou raffermit l’engagement du spectateur désormais « intéressé par le succès d’un stratagème à la conception duquel il avait pour ainsi dire participé » (p. 202). Le chapitre consacré aux scènes de tromperie est le plus long car il analyse en détail le « jeu au carré » que représente la tromperie en actes, selon l’expression de Georges Zaragoza7. Contrairement à ce qui se passe dans les tragédies d’Eschyle et de Sophocle, celles d’Euripide n’exploitent pas uniquement la tension inhérente à l’organisation spatiale du théâtre grec — c’est-à-dire entre l’espace scénique, où se joue la confrontation verbale, et l’espace intra-scénique, où est accompli le meurtre rusé —, ni le pouvoir parfois doublement signifiant des accessoires et costumes qui construisent un spectacle fondé sur le caractère trompeur des apparences pour construire la ruse. Euripide explore aussi systématiquement les pouvoirs du langage sur autrui et ses possibles subversions. Par exemple, l’autrice montre que, dans Hécube, l’échange entre Polymestor et la protagoniste, avant qu’ils ne pénètrent dans la tente des captives troyennes, dysfonctionne, chacun refusant un face-à-face direct, comme si la ruse parasitait d’ores et déjà le contact visuel qui sera ensuite interdit à Polymestor après son aveuglement (p. 259-263). Dans Iphigénie à Aulis, la scène de tromperie qui oppose Agamemnon à sa fille présente l’unique exemple d’un mensonge prêt à s’auto-détruire à chaque instant, car le trompeur masque à grand-peine l’éclosion de la vérité sur son visage comme dans son discours (p. 270-274).
11En analysant le rapport des personnages à la ruse de manière transverse, d’une scène à l’autre, l’autrice dessine des lignes de force qui permettent aussi de renouveler les perspectives autour des représentations et constructions du masculin et du féminin dans la tragédie. Bien que dans la poésie archaïque et classique la ruse soit traditionnellement associée à la perfidie (ἀπιστία) des femmes, chez Euripide, elle est spécifiquement incarnée par les « catégories sociales les plus marginales et les plus faibles, qui ne sont pas tenues au respect de l’éthique aristocratique virile faite de courage et de loyauté » (p. 135), introduisant ainsi une dimension intersectionnelle à l’analyse des tragédies grecques. Parmi les « acteurs8 » proprement euripidéens de la ruse, la figure de la parthénos est particulièrement saillante. Adjuvante de personnages masculins, la jeune fille vierge et non mariée défend l’ordre masculin et ses valeurs, tout en mettant en tension ce statut social, entre asexualité virile pour Électre et féminité érotisée pour Hélène. Le choix d’intégrer cette dernière parmi les parthenoi est original, mais convaincant : en faisant d’Hélène une « figure d’éternelle parthénos » (p. 94), dont la beauté juvénile et la force de séduction persistent à travers le temps, Euripide modifie son êthos et son mythe. Dans Hélène, le personnage éponyme participe à la restauration de la bravoure héroïque de son époux et lui donne la possibilité de réitérer ses exploits guerriers de Troie. Au début de l’intrigue, Ménélas apparaît en effet comme un roi mendiant, qui a perdu son statut de guerrier ; par le biais de la mort fictive de son époux, Hélène « transforme un personnage paralysé par l’inadéquation entre sa situation et son identité-éthos en un acteur efficace de l’intrigue dans l’intrigue » (p. 123). L’ouvrage d’Adja Latifses vient donc nuancer et compléter les études de genre sur la ruse tragique9, en montrant que l’association entre ruse et genre féminin est favorisée d’une part par la position d’infériorité physique et de soumission sociale des femmes, et d’autre part par la reconnaissance, voire la dépendance des hommes à l’égard de ce pouvoir salvateur conçu comme spécifiquement féminin.
Déjouer le tragique : les spectateurs face à la ruse
12En plaçant ainsi la question de l’ingéniosité humaine sur le devant de la scène, Euripide établit un dialogue avec les intellectuels de son temps, auquel a pu être sensible le public de ses tragédies. L’argumentation d’Ajda Latifses étaye cette hypothèse à partir d’une étude philologique précise. Dès le premier chapitre, l’analyse lexicale et sémantique des termes apparentés à σοφία et employés pour désigner la ruse montre que le poète mobilise fréquemment les « valeurs nouvelles, intellectuelles et souvent péjoratives, acquises par ces termes dans le contexte du mouvement sophistique », transformant la sagesse prudente et pratique en « opportunisme habile » (p. 63). La figure de Médée incarne cette subversion du langage : qualifiée de « figure de la sophè » (p. 97), elle châtie Jason qui l’a trahie en trahissant à son tour sa confiance. Au moment de lui confier ses enfants, elle endosse le masque de l’épouse sage et docile, tandis que son discours restitue une « illusoire alliance » (p. 87). La parole persuasive est ainsi pervertie de manière à contraindre Jason de répéter involontairement la violation de philia dont Médée avait été victime. Dans cette pièce, Euripide transforme la sophia traditionnelle du personnage, son savoir-faire et sa connaissance médicinale et magique, en habileté rhétorique destructrice. Le poète explore les pouvoirs du langage sur autrui et ses possibles subversions, croisant ainsi la problématique archaïque de l’ambivalence de la parole poétique et la remise en question par la pensée sophistique de l’opacité du langage. En revanche, lorsque Dionysos dénonce dans Les Bacchantes la méfiance des filles de Cadmos, qui entendent rivaliser de sophia avec leur père en dévoilant ses sophismes rusés, le poète critique les intellectuels « à la tournure d’esprit critique et rationaliste, prompts à douter du discours d’autrui et à remettre en cause les traditions » (p. 395). De même, l’affrontement avec Penthée prend la forme d’une lutte d’intelligence et d’habileté : le poète met en scène la défaite d’une sophia teintée de rationalisme sophistique, qui devient alors « rationalité aveugle, méfiance déplacée, une habileté aussi vaine que présomptueuse » (p. 444). Le rôle du spectateur, devant ces pièces, est de déjouer et d’analyser la ruse à l’aune du contexte intellectuel dans lequel Euripide écrit et représente ses pièces.
13La double énonciation spécifique à la représentation théâtrale, qui adresse le discours des personnages aux auditeurs fictifs et parties prenantes de l’intrigue mais aussi au public assis dans les gradins, confère alors un rôle cognitif et interprétatif important aux spectateurs. Pour examiner les modalités de l’ambiguïté discursive à l’œuvre dans les scénarios rusés, l’autrice mobilise avec pertinence la notion d’« ironie tragique », qu’elle définit d’abord comme situationnelle — lorsqu’un personnage agit aveuglément contre ses propres intérêts — puis comme langagière — lorsque ses propos sont marqués par un second sens, souvent inconscient, mais qui révèle sa situation réelle. Les différentes équivoques examinées dans les scènes de tromperie sont autant d’invitations, pour le spectateur, à apprécier l’habileté retorse du rusé qui maîtrise les subtilités du langage et contrôle dès lors la situation et son adversaire, mais aussi à mettre au jour, derrière la signification et l’intention apparente, tout ce que cache le discours illusoire. Parmi les nombreuses expressions équivoques analysées, la place réservée au discours du messager dans Électre est particulièrement intéressante, puisqu’au moment de raconter la ruse visant à tuer Égisthe, le serviteur d’Oreste invite à un véritable travail interprétatif, comme si la ruse avait lieu sur scène. Par exemple, le dialogue entre Oreste et Égisthe, qu’il rapporte au discours direct (v. 779-789), se présente comme une petite scène de tromperie narrativisée, dans laquelle « le messager affirme l’identité du trompeur à l’instant même où il reproduit le discours menteur destiné à le déguiser » (p. 339). De même, lorsqu’il commente l’identité des « ennemis » (τοὺς δ᾿ ἐμοὺς ἐχθροὺς κακῶς / λέγων Ὀρέστην καὶ σέ, « “mes ennemis”, parlant à tort d’Oreste et de toi10 », v. 807-808), il intègre, dans son récit, le travail interprétatif auquel se livre le spectateur confronté à un effet d’ironie dramatique lors d’une scène de tromperie (p. 342). L’art d’Euripide réside bel et bien dans l’élaboration de ces scènes qui invitent le spectateur à jouir du spectacle qu’offre la ruse et à déjouer progressivement la manière dont le discours des personnages la trahit.
14L’expérience cognitive du spectateur peut toutefois difficilement être pensée indépendamment des différents types d’émotions suscitées par le scénario rusé. Cette question, sur laquelle nous manquons cruellement de preuves en dehors des textes théâtraux eux-mêmes, est abordée en conclusion du chapitre sur les scènes de tromperie. Ajda Latifses examine alors les émotions décrites par les traités aristotéliciens, notamment la crainte, la pitié et le plaisir, tout en reconnaissant que ce choix peut porter à controverse. En effet, les écrits d’Aristote théorisent les émotions tragiques sans prendre en compte les conditions concrètes de la représentation, qui sont pourtant au cœur de La Muse trompeuse11. Ajda Latifses montre ainsi, à propos d’Iphigénie à Aulis, que la crainte et la pitié sont exacerbées par l’imminence du sacrifice qui menace l’héroïne, et le spectacle de son ignorance. Construit autour d’une forte tension dramatique, le dialogue entre Agamemnon et Iphigénie fait redouter au spectateur « le moment où se dissipera l’illusion de la jeune héroïne, et où elle-même, et pour elle-même, sera alors livrée aux affres du phobos » (p. 325). Le plaisir du spectateur est traité à partir de pièces au dénouement heureux — par excès de prudence de la part de l’autrice peut-être — comme Iphigénie en Tauride et Hélène, où nul danger ne menace la dupe et où les trompeurs suscitent la sympathie du public. Face aux doubles-sens peu discrets ou aux dialogues codés entre les trompeurs, le public a l’impression d’être impliqué dans la connivence et de participer lui aussi au jeu rusé aux côtés des héros. Ainsi le spectateur est-il appelé à osciller entre les pôles formés par les trompeurs et les dupes, c’est-à-dire entre le plaisir cognitif provoqué par une connivence ludique et la reconnaissance d’une habileté ingénieuse d’une part, et, d’autre part, la pitié qu’il ressent pour un personnage aveugle et la crainte qui en découle, puisqu’il se sait lui-même exposé à un pareil aveuglement.
15La conclusion de cette étude est, semble-t-il, celle à laquelle doivent tendre les spectateurs à l’issue du spectacle d’un scénario rusé : « trompeur et trompé, de fait, semblent bien apparaître comme les deux faces, souvent superposables, d’une même humanité » (p. 450). En effet, c’est une réflexion sur la condition mortelle qui sous-tend l’ambition d’Euripide de représenter, avec les outils que lui confère le spectacle tragique et à diverses échelles, l’ingéniosité et la ruse. Dans La Muse trompeuse, les interrogations dramatiques et dramaturgiques rejoignent fréquemment les considérations anthropologiques, voire philosophiques ou métaphysiques, sur la place de l’action humaine dans un monde régi par les dieux. Tel est le cas dans l’examen de l’articulation entre le scénario rusé et le dénouement de l’intrigue. À de nombreuses reprises, les pièces étudiées se concluent sur l’intervention d’un deus ex machina, qui peut remettre en question le succès de la ruse, montrer les limites de la connaissance humaine ou confirmer la métabasis positive enclenchée par une ruse salvatrice. La tension entre l’omniscience et l’omnipotence divines d’un côté, et la machination humaine de l’autre, est exacerbée dans les Bacchantes, une pièce qui fait l’objet d’un traitement singulier tant elle joue avec les codes de la dramaturgie euripidéenne et avec les mécanismes de son scénario rusé. Euripide donne une réalité dramatique et scénique au thème poétique ancien de la ruse des dieux, en superposant deux scénarios rusés : celui, réel, où Dionysos joue le rôle du trompeur, et celui, illusoire, où il se présente comme le complice et adjuvant de Penthée, planifiant alors pour lui une machination qui le mènera à sa perte. Le récit du messager, qui narre la réussite triomphante de la ruse divine et l’échec lamentable du stratagème de Penthée, met l’accent sur la terreur humaine et la pieuse soumission face à l’impitoyable accomplissement de la puissance divine.
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16En cherchant à déjouer les ruses des spectacles euripidéens, Ajda Latifses parvient à en révéler les articulations dramatiques, les rouages dramaturgiques, et les subtiles ressources langagières. L’originalité de sa démarche réside ainsi dans l’approche comparatiste des pièces étudiées, envisagées comme un réseau signifiant pour éclairer la manière dont le poète conçoit et interroge la ruse, au niveau du personnel dramatique, de la composition des scènes ou de l’intrigue dramatique, ainsi que du spectacle. En donnant ainsi à voir la ruse telle qu’elle est construite et présentée au cours de la performance théâtrale, l’autrice réussit le pari de proposer une nouvelle lecture d’Euripide, et plus globalement des ambiguïtés de la parole et du visible au théâtre.