
Diomède à la croisée des chemins : réappropriations d’un mythe
1Issu du remaniement d’une thèse de doctorat soutenue vingt ans plus tôt1, l’ouvrage Diomède outre-mer de Sébastien Barbara, actuellement Maître de conférences en « Langue et littérature latines » à l’Université de Lille, comble un manque dans les études de réception des grands héros grecs de la « génération troyenne », en sortant de l’ombre l’un des chefs de guerre achéens resté largement méconnu en Occident à l’inverse d’Achille, d’Ulysse ou d’Agamemnon avec lesquels il assiégeait la cité de Troie. Ce ne sont cependant pas les exploits du fils de Tydée aux chants V et VI de l’Iliade qui intéressent Sébastien Barbara, mais son destin italien. Conformément à un schéma récurrent dans la littérature grecque, les poètes ont élaboré une suite aux épopées d’Homère et du cycle, construisant le devenir occidental du personnage parallèlement aux phénomènes de diasporas historiques qui s’enchaînent à partir du viiie siècle avant notre ère. Depuis la poésie de Mimnerme, l’histoire la plus répandue rapporte que Diomède, une fois de retour dans sa cité d’Argos, aurait échappé de peu à une tentative de meurtre fomentée par son épouse Aigialé. Son exil le mène sur les côtes italiennes, plus précisément en Apulie, correspondant à l’actuelle région des Pouilles, où il aurait fondé plusieurs cités qui lui auraient ensuite dédié un culte.
2Contrairement à ce que laisserait paraître ce rapide résumé des aventures posthomériques du héros épique, le but de cette monographie n’est pas de « construire une sorte d’“odyssée” de Diomède » (p. 126), qui mettrait bout à bout les différents épisodes connus pour constituer une œuvre linéaire et cohérente. C’est dans toute sa complexité qu’est envisagé ce mythe, à travers une enquête minutieuse qui confronte la tradition littéraire aux données historiques, archéologiques et iconographiques2. Les deux premières parties de l’analyse sont consacrées à l’étude diachronique des textes grecs (« Entre Troie et l’Hespérie », p. 43 sq.) et latins (« Légendes et fondations de Diomède en Italie », p. 131 sq.), qui ont contribué à forger le mythe du héros achéen en Occident. Sébastien Barbara expose ensuite les différents cultes rendus à Diomède en Italie (p. 423 sq.) avant de s’interroger sur les rapports entre « Rome et la légende de Diomède en Italie » (p. 559) en s’appuyant sur les éléments offerts par les différents contextes historiques.
3Il serait impossible de rendre compte de façon exhaustive de la richesse de cette monographie qui retrace sur plus de 900 pages le destin occidental du héros argien, en mobilisant un corpus qui s’étend des épopées homériques jusqu’à Isidore de Séville et Boccace. C’est pourquoi il s’agira avant tout de mettre en lumière trois axes complémentaires, qui se déploient et se recomposent au fil des chapitres de l’ouvrage pour saisir le développement du mythe de Diomède entre monde grec et rivages de l’« Italie sacrée » (p. 741) : les dynamiques de réélaborations littéraires du héros épique et de son histoire, son ancrage géographique et cultuel, les enjeux coloniaux de sa réappropriation ou de son rejet.
Un mythe littéraire
4L’enquête sur le Diomède de l’Ouest conduit Sébastien Barbara à retracer le destin littéraire du personnage depuis l’Iliade, premier moment de fixation de son histoire dans les sources conservées. L’un des principaux tournants dans la réception posthomérique du héros épique est celui constitué par la poésie élégiaque, véritable « moteur » (p. 75) dans le développement des traditions occidentales autour de ce personnage. La version donnée par Mimnerme durant la seconde moitié du viie siècle avant notre ère — la plus ancienne évoquant l’arrivée de Diomède en Italie à la suite de son exil forcé d’Argos —, puise sa matière dans la confrontation entre le chef des Achéens et Aphrodite dans le chant V de l’Iliade. L’épisode s’accorde avec la veine érotique d’un fragment probablement issu de la Nannô3, qui lie l’infidélité d’Aigialè et le complot qu’elle ourdit contre son mari à la violence perpétrée contre la déesse de l’amour. Trahi par sa femme, Diomède prend la fuite avec ses compagnons et se rend en Italie auprès du roi Daunos qui, dans cette version, le tue par ruse. Le fait de rattacher cet épisode à l’épopée d’Homère, largement diffusée et respectée, participe, selon Sébastien Barbara, à la légitimation (p. 47) de la suite proposée par le poète de Colophon, qui constitue en quelque sorte la « version canonique » (p. 87) de la légende occidentale de Diomède. On la retrouve chez Lycophron, au ive siècle avant notre ère, dans un passage de l’Alexandra4, long poème presque entièrement composé de prophéties de Cassandre (rapportées par un messager à Priam), parmi lesquelles réapparaissent les mêmes motifs expliquant l’expulsion forcée du fils de Tydée. Le poème évoque successivement la fondation d’Argyrippa (future cité d’Arpi), la métamorphose des compagnons de Diomède en oiseaux (v. 594-609), la vengeance d’Aphrodite et la conjuration de la femme du héros (v. 610-614), la malédiction prononcée par Diomède pour rendre à jamais stérile la terre, objet du conflit avec le roi Daunos (v. 619-629)5. Sébastien Barbara met cependant en garde contre une vision du mythe de Diomède qui apparaîtrait comme trop univoque, signalant d’autres traditions concurrentes qui lient son arrivée en Italie à un exil volontaire ou bien aux hasards de la navigation (p. 92). Le passage de l’Alexandra n’en constitue par moins une source majeure en élaborant une synthèse des traditions alors existantes autour de l’arrivée de Diomède en Apulie, qui elle-même donne naissance à d’autres versions (p. 136-137).
5À Rome, le développement de la légende d’Énée a entraîné une approche nouvelle de Diomède. S’il semble qu’au départ l’image du héros achéen fut négative, comme en attestent les carmina Marciana datant de l’époque de la seconde guerre punique (p. 564 et sq.), des « versions conciliatrices6 » ont ensuite modifié sa perception. Dans l’Énéide, Virgile représente ainsi un « Diomède repenti » (p. 688-689), qui se livre à une véritable critique de son attitude dans l’Iliade et défend la concorde lors de l’épisode de l’ambassade de Venulus (XI, v. 275-277). Cette vision positive du fils de Tydée, on la trouve déjà chez Varron qui montrait un changement d’attitude chez l’ennemi acharné d’Énée et, au-delà, de Rome, lors de l’épisode de la restitution du Palladion et des cendres d’Anchise. La modification de l’éthique associée au personnage a certainement été préparée par d’autres œuvres plus anciennes comme la tragédie Diomède d’Accius, composée au iie siècle et inspirée de l’Oenée d’Euripide : comme le souligne le chercheur, la pietas de Diomède à l’égard de son grand-père dans cette tragédie n’est pas sans évoquer celle d’Énée à l’égard d’Anchise (p. 574). Le personnage figure aussi dans la littérature postvirgilienne, des Métamorphoses d’Ovide, racontant la transformation des compagnons de Diomède en oiseaux (XIV, v. 483-507), au Punica de Silius Italicus, en passant par une « épopée secondaire », malheureusement perdue mais que le chercheur s’attache à exhumer : la Diomedea composée par Iullus Antonius, un des fils de Marc Antoine, dont la structure rappelait certainement celle de l’Énéide (p. 689-722). Ces œuvres témoignent d’une évolution majeure du mythe en proposant une vision plus positive du personnage, devenu un héros conciliateur.
6En guise d’épilogue, Sébastien Barbara examine le chapitre consacré à Diomède dans la Genealogia deorum gentilium de Boccace, « première synthèse réalisée en Europe » mais aussi premier « formatage » mythographique (p. 723) qui a pour particularité d’articuler les sources grecques aux sources latines. Ces dernières resteront cependant largement prédominantes par la suite au point que le mythe de Diomède semble avoir été oublié durant les siècles suivants. Sébastien Barbara mentionne toutefois un passage des Aventures de Télémaque de Fénelon (chap. XVI), inspiré des sources latines, ainsi qu’une tragédie en musique intitulée Diomède (1710), composée par Jean Louis Ignace et librement inspirée du récit ovidien. Bien que l’ouvrage soit déjà très dense, on aurait pu apprécier que soient explicités, même brièvement, les contenus des romans historiques contemporains d’Angelo Mapelli (Diomede di Argo, 2006) et d’Alexandre Paillard (La Diomédée. L’Odyssée d’un jeune roi au temps de la guerre de Troie, 2009), mentionnés dans l’introduction, qui, selon le chercheur, ont permis de sortir le héros des cercles érudits (p. 38).
Un mythe géographique
7Le Diomède de l’Ouest n’était pas pour les Anciens une figure évanescente : c’était un personnage ancré dans la réalité et dans une géographie particulière, celle de l’Adriatique antique. Le fils de Tydée passait en effet pour avoir fondé un certain nombre de cités, essentiellement en Apulie — Arpi (dont le nom — Argyrippa, Argos Hippion — serait rattaché à Diomède), Canusium, ou encore Siponte — mais aussi dans le Samnium, le Latium, la Vénétie et l’Ombrie ou encore sur des îles de l’Adriatique. Outre de précieux tableaux récapitulant les différentes sources attestant un récit de fondation ou un culte liés à Diomède en Daunie, dans le Samnium et en Italie (p. 281, 386 et 546), le chercheur propose une étude précise de chacun des sites, s’appuyant sur l’étymologie du lieu, sur les témoignages littéraires et historiques, pour expliquer la présence du fils de Tydée sur tout le pourtour de la mer Adriatique. Son succès est notamment dû aux navigateurs qui, se croyant sous le patronage de ce « héros de frontière » (p. 30), ont favorisé la diffusion de ses cultes. « C’est probablement pour cette raison », conclut Sébastien Barbara, « que le mythe porte la marque de l’imaginaire colonial […] et qu’il est à ce point ancré dans cet espace maritime » (p. 738).
8L’importance de Diomède sur tout le pourtour de la mer Adriatique s’explique aussi par son assimilation avec des divinités locales indigènes, dans lesquelles les Grecs voyaient volontiers leurs héros de jadis, qu’ils prennent la forme d’un cavalier, d’un dieu fleuve ou d’une divinité de la guerre (p. 548). Sous l’effet de cette interpretatio graeca, les Dauniens, présentés chez Lycophron comme les assassins de Diomède, deviennent ses descendants, par fusion du héros argien avec une figure héroïco-divine liée à l’hippotrophie (l’élevage de chevaux) et à la guerre, évoquant le célèbre « dompteur de chevaux » de l’Iliade. Celui qui se trouve associé à Zeus par son nom7 devient ainsi une divinité reconnue dans toute l’Adriatique.
9Le mythe de Diomède semble ainsi indissociable de l’espace dans lequel il s’est construit et diffusé. Les rares réélaborations modernes témoignent d’une méconnaissance des Pouilles qui nuit considérablement à la connaissance de ce mythe et à sa diffusion, comme en témoignent les confusions entre Arpi et l’Arpinum chez Fénelon ou entre la cité fondée par Diomède et le Bénévent chez La Serre. En détachant le mythe de sa géographie, elles le privent de tout ce qui constitue sa « vitalité », selon le chercheur.
Un mythe colonial
10Le développement de l’histoire du héros achéen en Daunie est lié, d’après le chercheur, à trois facteurs : « l’extension vers l’ouest et l’extension de l’ouest lui-même » (p. 273), la réception des œuvres d’Homère et du Cycle troyen en Grande Grèce, « la rencontre des Grecs avec des populations autochtones qui sont d’abord hostiles au modèle héroïque rejeté comme une marque d’hellénisation, puis qui s’y rattachent finalement » (p. 273), selon un double mouvement que l’on retrouve dans la construction du mythe d’Héraclès8. Le parallèle esquissé entre les deux figures (p. 259-260, 272-273) invite d’ailleurs à s’interroger sur les causes expliquant que le fils de Zeus se soit durablement enraciné dans l’imaginaire latin à la différence du fils de Tydée. Le peu de succès rencontré par le mythe de Diomède au-delà de l’Antiquité est sans doute dû au contexte historique et politique dans lequel il s’est développé. Sa particularité, selon Sébastien Barbara, c’est d’être « un exemple parfait de mythe de contact » (p. 739), révélant les rapports historiques des Grecs et des populations indigènes d’Italie.
11Le « Diomède occidental » apparaît comme un « héros colonial » (p. 33), dont le mythe symbolise la transplantation en occident du patrimoine hellénistique et l’intégration des populations indigènes. Le témoignage de Lycophron, le plus ancien qui nous ait été transmis, donne au Diomède d’Apulie les traits du héros conquérant, civilisateur et colonisateur, aux prises avec « le monde barbare et dangereux » — représenté par les Dauniens — « qui vient menacer l’hellénisme occidental » (p. 268). Le tragique assassinat du héros achéen par le roi Daunos reflèterait les rapports difficiles entre Grecs et indigènes d’Apulie, historiquement attestés par l’attaque d’une coalition italique contre Cumes en 524 avant notre ère et par un refus farouche de toute implantation grecque. « On aurait donc projeté sur le passé mythique et traduit en termes légendaires les difficultés du présent » (p. 737), selon Sébastien Barbara. Or il est remarquable que l’hostilité entre Diomède et Daunos s’estompe au fil des siècles pour traduire les bouleversements historiques dus à l’assimilation des peuples colonisés. Au ive siècle avant notre ère, l’adaptation des Dauniens au modèle grec s’est traduite par une relecture du mythe de Diomède : les élites locales se réclament du héros achéen dans les centres urbains prétendument fondés par celui-ci, comme Arpi, Canusium ou Siponte9. Diomède devient ainsi un héros civilisateur et fondateur de prestige en Apulie à une époque où ce territoire s’ouvre aux influences hellénistiques pour favoriser le développement économique et cultuel de la région (p. 268).
12À l’époque romaine, la figure de Diomède continue de cristalliser les rapports complexes entre le centre du pouvoir et les régions colonisées. Le « mythe de contact », revitalisé par les Romains pour permettre l’intégration de l’Apulie septentrionale après les guerres Samnites du ive siècle avant notre ère, devient, lors de la deuxième guerre punique, mythe du clivage, à cause de l’alliance avec Hannibal des Dasii, famille aristocratique d’Arpi se clamant descendante de Diomède. C’est également à cette époque que s’élabore, à travers l’historiographie romaine, le récit des origines troyennes de Rome et que se développe des traditions romaines hostiles à Diomède, considéré comme ennemi de Troie et donc de l’Vrbs.
13Le mythe connaît ensuite une importante modification à la période augustéenne : le héros achéen est revalorisé et sa rivalité avec Daunos laisse place au topos de l’alliance, que l’on retrouve dans d’autres récits de fondation, comme celui de Lavinium par Énée, devenu le gendre et allié de Latinus, autre roi éponyme10. Selon le chercheur, il n’est pas impossible de voir dans ce changement un motif de propagande, destiné à modifier un mythe qui, dans sa version la plus ancienne, présentait une vision négative de l’Italie. Les élites locales qui se réclamaient du héros ont, là encore, pu jouer un rôle important dans la modification du schéma originel qui ne leur était pas favorable (p. 662-663). Si l’absorption par Rome de la Grande Grèce dans l’Italie n’a ainsi pas totalement fait disparaître les traditions diomédiques, elle en a considérablement amoindri la force, au point que le mythe tombe, peu à peu, en désuétude.
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14On ne peut que saluer l’ampleur de travail abattu par Sébastien Barbara, qui tente de faire la lumière sur le destin italien de Diomède, tout en rendant compte des multiples versions concurrentes et parfois contradictoires qui entourent le personnage et qui participent de la complexité de son mythe, voire de son obscurité. L’analyse ne perd jamais de vue le caractère relatif des données littéraires véhiculées ni le contexte historique et idéologique dans lequel elles s’inscrivent. Quoique l’ouvrage eût sans doute gagné en clarté en proposant un travail de synthèse à la fin de chaque partie, il a le mérite d’éviter un écueil majeur, celui d’apporter une explication unique à un écheveau de traditions, tout en fournissant des pistes fécondes. Sébastien Barbara lie ainsi le développement du mythe occidental de Diomède — le plus ancien à mettre en relation un héros homérique avec le monde italique — aux politiques de colonisation et d’assimilation des peuples de l’Apulie à la Grande Grèce puis à l’Italie. Le chercheur met aussi au jour une véritable « imitatio Diomedis » dans l’Antiquité, comme il a pu exister une imitatio Alexandri ou Herculis (p. 741). En sortant de l’ombre un personnage majeur de l’Iliade mais peu à peu oublié par la tradition littéraire, sa monographie s’inscrit dans un mouvement plus général de la recherche actuelle, qui vise à repenser le rôle et le devenir de personnages issus des épopées homériques, restés secondaires dans les études de réception11.