Acta fabula
ISSN 2115-8037

Nelly Wolf

La langue de la littérature

Gilles Philippe et Julien Piat (dir), La Langue littéraire : une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009. EAN : 9782213631158.

1Alors que la sociologie littéraire sous ses différentes formes privilégie généralement le texte et le contexte, soit d’un côté les discours de l’œuvre et de l’autre les réalités sociales corrélées à ces discours, il m’a semblé important, voire indispensable, suite à ma lecture des livres de Renée Balibar1, d’intégrer les styles littéraires à ce type d’exploration. Attentive aux ouvrages des linguistes et stylisticiens, qui décrivant et analysant les évolutions de la langue fournissent des outils pour penser les faits de style comme réalités sociales et politiques, j’ai beaucoup compulsé, par exemple, le premier volume de L’histoire de la langue française de Gérald Antoine et Robert Martin2, qui couvre la période 1880-1914, comporte des chapitres sur le français enseigné à l’école ou le français populaire, et dont la troisième partie est consacrée aux « Aspects de la langue littéraire ».

2Mais un livre a constitué pour moi un apport fondamental. Il s’agit du livre La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon paru en 2009 chez Fayard, dirigé par Gilles Philippe et Julien Piat3. Les comptes rendus ont souligné l’extrême unité de l’ouvrage. C’est que ce travail collectif de grande ampleur est en fait pris en charge par un petit nombre d’auteurs. Ils sont six en tout à se partager l’écriture des 13 chapitres et de l’introduction. Aux maîtres d’œuvre, Piat et Philippe, se sont joints Christelle Reggiani, Michel Murat, Stéphanie Smadja et Stéphane Chaudier. Les huit premiers chapitres consistent en une enquête transversale qui s’attache à repérer et à décrire des phénomènes collectifs. Ce sont les traits saillants, les modes, les routines et les innovations qui caractérisent la langue littéraire tout en l’instituant de la seconde moitié du XIXe siècle à la seconde moitié du XXe. Sont mis en lumière ici, entre autres, le rapport à l’oralité, l’avènement de la phrase ou, faisant écho au sous-titre de l’ouvrage, l’invention de la prose elle-même. Les chapitres ix à xiii par lesquels l’ouvrage se termine proposent des études de cas et sont organisés autour de noms d’auteurs : Zola, Péguy, Proust, Sartre et Barthes qui emblématisent chacun à la fois un état et un usage de la langue littéraire un rapport à un moment donné.

3Outre la clarté de son architecture, l’ouvrage possède un certain nombre de qualités remarquables qu’on va essayer d’évoquer brièvement ci-dessous.

  • Le concept de langue littéraire est problématisé. À preuve, l’introduction de Gilles Philippe, « Une langue littéraire ? », se présente avec un point d’interrogation. La possibilité de construire un tel concept est examinée. C’est de cette interrogation que résulte l’élaboration du concept de langue littéraire. À terme, ce concept fonctionne ; il permet d’éclairer certains aspects de la réalité, à savoir, des faits de langues qui apparaissent en littérature.

  • Une langue littéraire se constitue comme autre de la langue commune. Ce postulat implique qu’une langue commune se constitue, à distance de la langue littéraire. On voit que ce qui s’inscrit dans ce double écart, c’est le processus d’autonomisation de la littérature, saisie dans sa dimension linguistique. La période recouverte par l’ouvrage coïncide de fait peu ou prou avec celle que Bourdieu et son école assignent à l’autonomisation institutionnelle du champ littéraire. Dans le dernier article de l’ouvrage (« Roland Barthes et la langue littéraire vers 1960 »), Julien Piat constate que, à la suite du « tournant énonciatif » négocié par la littérature à partir des années 80, la différence entre langue ordinaire et langue littéraire s’est réduite, est devenue floue et fluctuante, quand elle n’a pas purement et simplement disparu. Le mythe d’une spécificité de la langue littéraire n’exerce plus aujourd’hui sa fonction régulatrice sur les auteurs, les lecteurs, la critique. L’ouvrage ouvre in fine des pistes pour comprendre la réorganisation actuelle du paysage littéraire en formulant l’hypothèse que notre époque est marquée par une sortie de l’autonomie et par la réassignation de la langue littéraire à des contraintes hétéronomes.

  • L’historicisation des phénomènes de style fait partie intégrante du projet. On assiste donc à un effort de périodisation visant à désigner les épisodes et les étapes qui scandent cette séquence. La période elle-même est inaugurée par une rupture. La langue littéraire s’édifie sur la mort de la rhétorique. On sort des belles-lettres pour entrer dans la littérature. On passe du discours au texte, de la période à la phrase, du latin au français, de l’éloquence à l’écriture, du modèle de la communication à celui de la représentation4. À l’intérieur de ce cadre général sont instaurés des « moments » et des « tournants » : un moment grammatical, un moment linguistique, un moment énonciatif, un tournant autobiographique. On pourrait aussi, suivant Julien Piat et Stéphanie Smadja, parler d’un moment syntaxique et d’un moment déverbal. Les bornes chronologiques ne sont au demeurant pas rigides. Ces moments se succèdent mais ils se superposent également par certains endroits. Le moment grammatical, qui avait déjà fait l’objet d’un livre de Gilles Philippe5, et s’étend de 1850 à 1950 environ, s’entrecroise nécessairement avec le moment énonciatif, puisque c’est dès la fin du XIXe siècle, avec Zola, Flaubert et les réglages du style indirect libre, que la littérature devient, selon l’expression de Christelle Reggiani, un « laboratoire de voix ». Si, à la fin du XXe siècle, la littérature bascule en dehors du paradigme de la langue littéraire et revient au modèle de la littérature-discours, c’est parce que les enjeux énonciatifs ont eux-mêmes été absorbés dans un « tournant autobiographique ». Par ailleurs, la frontière chronologique n’est pas étanche. Des pratiques liées à l’âge de la rhétorique font retour dans la langue littéraire où elles sont soumises à de nouveaux enjeux. Tel est le cas de l’éloquence. Tel est le cas du classicisme dont Stéphane Chaudier étudie la réutilisation dans la prose moderne6, en notant que ces réemplois sont souvent des déformations de l’original et qu’ils obéissent à des visées contradictoires puisqu’ils sont associés aussi bien à la simplicité qu’à la complexité et que, selon les auteurs, la langue classique fantasmée nourrit des postures de droite et de gauche, des prétentions à l’aristocratie et des propensions à la démocratie.

  • Les événements qui surviennent dans la langue littéraire sont contextualisés. Ils sont, par exemple, référés aux évolutions du système scolaire et à l’enseignement de la langue. Michel Murat montre ainsi (Chap. vi)7 comment la disparition de l’enseignement de la rhétorique entraîne une séparation de la littérature et de la critique. L’émergence d’une fonction critique indépendante a pour corolaire la naissance d’une « prose d’idées » qui dans un premier temps évolue au sein de la langue littéraire avant d’être aspirée par les sciences humaines puis par la sphère médiatique.
    La scène philosophique est l’autre horizon de référence de la langue littéraire historicisée. Aux découvertes du phénoménisme, de la phénoménologie, de la psychologie et de la psychanalyse correspondent différentes adaptations formelles de la langue littéraire. À travers des exercices d’oralisation et de vocalisation auxquels se livrent Les Goncourt, Zola, Céline, Aragon ou Sarraute, à travers les expérimentations syntaxiques et l’usage inédit de la ponctuation mises en œuvre de Proust à Claude Simon, s’élaborent les modalités stylistiques de l’écriture de la conscience 8. La langue littéraire s’efforce de traduire les réalités psychiques que Freud, Bergson, Sartre ou Husserl sont en train de conceptualiser : mouvements d’une conscience percevante, travail de la mémoire, méandres d’une « pensée en acte9 », variations du point de vue.

  • Le concept de langue littéraire permet d’englober à la fois les styles d’auteur et les styles d’époque, montrant comment ils se croisent et se contraignent mutuellement et réciproquement. Chaque auteur fait un usage particulier des consignes stylistiques de l’époque. Ainsi le « triomphe du nom10 » au détriment du verbe, tendance stylistique et même linguistique qui s’impose dès la fin du XIXe siècle, et conduit à écrire « la propreté des vitres11 » plutôt que « les vitres sont propres », produit des effets antithétiques selon les écrivains. Marqueur de préciosité chez les prosateurs symbolistes, il est à l’inverse un marqueur de simplicité chez Charles- Ferdinand Ramuz.
    La langue littéraire est l’usage que la littérature fait de la langue dans un intervalle situé entre deux emprises : l’emprise de la rhétorique en amont, et l’emprise de l’énonciation en aval. L’établissement d’une langue littéraire coïncide avec le processus d’autonomisation de la littérature. C’est ce processus d’autonomisation langagière qu’examinent Philippe, Piat et leurs collaborateurs. Leur livre élabore à cet effet une stylistique historicisée et contextualisée où styles d’auteur et styles collectifs se rencontrent.

4L’ouvrage donne des clés pour penser en termes politiques et sociologiques la sortie de l’Ancien régime littéraire et l’institution d’un ordre nouveau. Toutefois dans cet ensemble je voudrais invoquer deux textes en particulier. Il s’agit de l’introduction et du premier chapitre, tous deux rédigés par Gilles Philippe et traitant, l’un de l’avènement de la langue littéraire, et l’autre des rapports de la langue littéraire et de la langue parlée. Ma propre réflexion sur la démocratisation des styles littéraires a reçu de ces textes une nouvelle et précieuse inspiration qui a guidé la rédaction de certains chapitres de Proses du monde12 et influencé la conception du Peuple à l’écrit13.

5Tout d’abord, l’introduction de Philippe m’a permis de mieux comprendre comment l’autonomisation de la langue littéraire malgré ses effets de distinction, était en fait un processus de démocratisation.

6La sortie de la langue commune est la conséquence paradoxale de la rencontre entre littérature et démocratie. En quoi une sortie du commun peut-elle être synonyme d’un événement démocratique ?

7Il faut s’entendre sur le sens la langue commune. La langue commune est une fiction. Elle n’est parlée par personne. Ce n’est ni la langue du peuple ni la langue du plus grand nombre. C’est un idéal de communauté linguistique institué après la Révolution française.

8Que se passe-t-il exactement autour du changement de régime communicationnel par la révolution française ?

9Alors que l’Ancien Régime régissant les arts du langage postulait une concordance entre hiérarchie des styles (bas, moyen, sublime), hiérarchie des genres (roman, drame, tragédie) et hiérarchie sociale (peuple, bourgeoisie, noblesse), le nouveau régime proclame l’égale dignité de tous les sujets et de toutes les manières de dire, ouvrant la voie non seulement à la fiction mais aussi à la diction démocratique.

10Jacques Rancière dans Politique de la littérature rappelle qu’Aristote avait donné le primat à la définition mimétique de l’art littéraire : la diction était soumise à la fiction, les manières de dire étaient déterminées par les choses à dire. Sortie de l’ère mimétique, la littérature est privée de cette régulation ; elle devient « un régime nouveau d’identification de l’art d’écrire.14 ». L’effet le plus troublant de cette bascule démocratique est de conduire à « l’absolutisation du style »15. Entre le style absolutisé de Rancière et la langue littéraire autonormée de Philippe existe une évidente ressemblance. Révélateur de ces affinités est le rôle attribué à Flaubert. Pour Philippe, l’auteur de Mme Bovary est l’inventeur de la prose moderne. Pour Rancière, Flaubert, lorsqu’il affirme que le style est « à lui tout seul une manière absolue de voir les choses », exemplifie la connivence entre démocratisation des lettres et absolutisation du style. Ce que Sartre a dénoncé comme une « pétrification du langage » chez Flaubert était, pour ses contemporains « la marque de fabrique de la démocratie », puisque « Flaubert rendait tous les mots égaux de la même façon qu’il supprimait toute hiérarchie entre sujets nobles et sujets vils, entre narration et description, premier plan et arrière-plan, et finalement entre hommes et choses. »16 Et c’est précisément une telle « pétrification de l’écriture » qui « accomplit la logique démocratique de l’écriture sans maître ni destination, la grande loi de l’égalité de tous les sujets et de la disponibilité de toutes les expressions, qui marque la complicité du style absolutisé avec la capacité de n’importe qui de s’emparer de n’importe quels mots, phrases ou histoires. »17 Rancière pensait en termes politiques une réalité qu’il appréhendait avant tout à travers des catégories esthétiques. En revenant à la langue, Philippe permet de penser les enjeux politiques d’une mutation stylistique.

11La langue littéraire est appelée, pour récupérer sa spécificité, à s’instituer en autre de la langue commune, à se tenir à distance de la norme haute et de la norme basse de la langue nationale. Gilles Philippe a mis en évidence cette nouvelle distribution des rôles. Il montre par ailleurs que, jusqu’au milieu du XXsiècle, la perception classique de la langue littéraire va se maintenir et se superposer — avec des effets tantôt cumulatifs, tantôt contradictoires — à la conception « moderne »18. Sous l’impulsion notamment de l’école, la littérature enseignée continuera à incarner la « norme haute » de la langue nationale, tandis que sous la pression des écrivains, des linguistes et des grammairiens, la littérature vivante va tendre à s’affranchir de l’usage standard. En même temps qu’elle cesse d’être dominée par un principe hiérarchique, la langue littéraire cesse donc de s’identifier unilatéralement à la norme haute de la langue nationale, sans pour autant s’aligner sur l’usage courant.

12En second lieu, Philippe a apporté une la clarification décisive à la problématique de l’oralisation de la langue littéraire. Depuis le début de mes recherches, la mimésis de la langue orale est pour moi synonyme de la démocratisation de l’expression littéraire, pressée de s’ouvrir à la parole du peuple. Mais, comme le remarque Gilles Philippe, « la question de l’oralité se dédouble : il faudrait au moins séparer, d’une part, la volonté de rendre compte, dans le texte littéraire, de la diversité des parlures et sociolectes attestés et, d’autre part, la revendication d’un idiome écrit qui retrouve l’expressivité et la vigueur de la parole prononcée19 ». Il convient donc de distinguer deux oralisations ; la première tend vers la vocalisation, cherche à restituer la parole vive du locuteur dans le système de l’écrit ; la seconde, à visée sociologique, a pour objectif d’assurer la présence de l’oral populaire dans le texte littéraire. Les Goncourt et Flaubert illustrent la première formule, Zola la seconde, et Vallès, une fusion des deux. La science politique (Rosanvallon) nous a appris à déceler les multiples sens du mot peuple en démocratie. Dans son acception politique, il désigne un principe de souveraineté. Dans son acception sociale, il renvoie à deux réalités distinctes et presque opposées : l’ensemble du corps social d’une part, composant une collection d’individus juridiquement égaux ; et d’autre part, la fraction dominée de cette totalité composée par les classes populaires. Laissons de côté le demos souverain, qui pour moi, comme je l’ai développé dans Le Roman de la démocratie, se profile sous la voix du narrateur abstrait dans le roman hétérodiégétique. Cette réserve étant faite on peut se demander si les deux oralisations ne coïncident pas avec les deux interprétations sociales du demos, la vocalisation représentant la société des locuteurs pris dans le flux des échanges ordinaires, et l’oralité populaire donnant voix à la fraction dominée de cette communauté linguistique. Aragon est passé expert dans l’art d’entremêler les différents exercices d’oralité. « Victor en avait marre des chevaux20 ».

13L’ouverture de la langue littéraire à l’oralité ne la rapproche pas de la langue commune, car la langue commune n’est pas la langue réelle mais une fiction de norme linguistique unifiée. Les exercices d’oralité auxquels se livrent les écrivains font éclater cette fiction linguistique. Ils lui opposent une autre fiction, la fiction d’une langue accueillant et entrecroisant une vaste gamme de pratiques et de codes linguistiques. Langue littéraire est une autre fiction qui s’éloigne de la première en mettant à nu la disparate des pratiques.