Acta fabula
ISSN 2115-8037

Gisèle Sapiro

Un classique contemporain : La République mondiale des lettres de Pascale Casanova

1J’ai choisi de parler du livre de la regrettée Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, paru au Seuil en 1999, parce qu’il a eu un impact sur le renouvellement de la littérature comparée dans le monde. Cet impact a été médiatisé par les États-Unis, où la traduction du livre en anglais a convergé avec l’émergence du paradigme de la World literature, lequel a remis au goût du jour la notion de Weltliteratur de Goethe. Avant d’évoquer l’apport de l’ouvrage, je reviendrai brièvement sur ce moment d’émergence. Franco Moretti écrit son fameux article « Conjectures on world literature » dans la New Left Review (2000) au moment même où la revue vient de recevoir le livre de Pascale Casanova en français pour recension. En 2003, un an avant la parution de la traduction anglaise du livre de Casanova chez Harvard University Press, David Damrosch publie What is world literature ?, premier d’une série d’ouvrages autour de cette notion. Professeur de littérature comparée à Harvard et directeur du département, Damrosch fonde aussi en 2010 l’Institute for World Literature1.

2Ces trois approches partagent l’idée qu’une histoire de la littérature ne peut s’écrire d’un strict point de vue national, du fait de la circulation des œuvres et des formes. Si la problématique avait déjà été élaborée dès les années 1970 dans le cadre de la théorie du polysystème d’Even Zohar, cité par les trois (Casanova en faisait état dans sa thèse), elle prend un sens nouveau au tournant du XXIe siècle, sur fond de critique du nationalisme et donc du comparatisme (en France, elle a été initiée notamment par Michel Espagne). Une critique qui a bouleversé les sciences humaines et sociales dans les années 1990, remettant en cause ce que Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller (2002) vont appeler, avant Ulrich Beck, le « nationalisme méthodologique », et qui a donné lieu à diverses approches : histoire croisée, histoire globale, histoire connectée pour ne citer que les plus établies. Casanova, Moretti et Damrosch partagent aussi le souci de répondre à la critique contre l’ethnocentrisme occidental, même si tous trois seront attaqués sur cette base.

3Cependant, leurs démarches ne sont pas les mêmes. Moretti s’est intéressé à la circulation du genre romanesque à partir de données statistiques et ces données décrivent plus l’avènement d’un marché où le roman devient le genre de prédilection. Il a aussi travaillé sur la circulation des formes a un niveau plus fin et qualitatif (le discours indirect libre, notamment).

4Damrosch définit quant à lui la world literature de façon large : pour lui ce n’est pas un canon mais un mode de circulation et de lecture, c’est tout ce qui circule par-delà son contexte d’origine, et il y inclut les formes d’appropriation de ces œuvres, la manière dont elles sont lues en fonction du contexte de réception, il y voit un échange entre culture d’origine et d’accueil. Damrosch oppose cette notion de world literature à celle de littérature universelle, qui pour lui n’existe pas. Tout en lui rendant hommage, il trouve le livre de Casanova trop franco-centré.

5La République mondiale des lettres, dont on peut bien sûr pointer certaines limites, et je le ferai, a été extrêmement novateur pas seulement par le fait de prendre un point de vue mondial sur la littérature, mais aussi pour penser l’avènement des littératures nationales comme un processus inscrit dans un espace de luttes de concurrences. S’inspirant de la théorie des champs de Bourdieu, Casanova l’a transposée à cet espace qu’elle appelle la République mondiale des lettres, et que je nomme pour ma part « champ littéraire transculturel » (ou « transnational »). Mais cette transposition n’avait rien d’automatique. Car il n’existe pas, au niveau national, l’équivalent de ce que sont les littératures nationales au niveau mondial. Pour théoriser cet espace de luttes inégales, elle emprunte à Bourdieu le schème dominant-dominé, qui renvoie au capital symbolique des champ littéraires nationaux (qu’elle désigne en l’occurrence comme capital littéraire), tout en s’appuyant sur la notion de « capital culture » de Paul Valéry. Elle emploie également les notions de centre-périphérie, auxquelles avaient recouru, de leur côté, Even-Zohar pour penser le polsysystème et Abram De Swaan pour penser le système des langues (De Swaan la puise en partie dans la théorie des systèmes monde d’Immanuel Wallerstein, lui-même inspiré des théories de la dépendance latino-américaine et de Braudel). Ce sont des notions que l’on retrouve chez Moretti et chez Damrosch. Alors que Damrosch propose une approche générale, à l’instar de la théorie du polysystème, la notion de « world literature » de Moretti est plus située dans la conjoncture historique de l’émergence du marché du livre, sans qu’il l’analyse spécifiquement en tant que telle.

6Pascale Casanova situe, elle aussi, l’émergence de cette République mondiale des lettres avec l’apparition des littératures en langues vernaculaires et sa formation en corrélation avec l’avènement des littératures nationales. Elle la pense comme un espace de luttes inégal, en fonction du prestige littéraire, selon un ensemble de paramètres établis par Priscilla Parkhurst Clark (1991) dans La France nation littéraire : nombre de livres publiés chaque année, ventes de livres, temps de lecture par habitant, aides aux écrivains, nombre d’éditeurs, de librairies, nombre de figures d’écrivains sur les billets de banque, etc. Elle y ajoute le nombre de traductions (critère qu’il faudrait selon moi revoir, car il est plus un indicateur de position dominée dans les échanges, ainsi que l’a montré Johan Heilbron [1999]). Mais le critère le plus spécifique à cet espace qu’elle définit est ce qu’elle appelle la « littérarité » ou le capital littéraire, ou encore linguistico-littéraire, selon le nombre d’œuvres entrées au Panthéon de la littérature mondiale. Elle le distingue de la centralité de la langue selon De Swaan, dont elle adapte le critère de centralité : cette littérarité se mesurerait non pas au nombre d’écrivains ou de lecteurs dans cette langue, mais au nombre de polyglottes littéraires » qui la pratiquent et « au nombre de traducteurs littéraires qui font circuler les textes depuis ou vers cette langue littéraire » [p. 37]. On ne trouvera pas de tels calculs dans le livre, et cette hypothèse ne serait pas facile à vérifier, mais elle reste plausible (on sait par exemple que la baisse du nombre de traductions du français en anglais tient en partie à la réduction du nombre d’éditeurs maîtrisant notre langue dans l’édition anglophone, et le déclin du nombre de traducteurices du français dans nombre de régions du monde est une source d’inquiétude pour l’Institut français). L’articulation entre littérature nationale et littérature mondiale permet ainsi d’enrichir la démarche comparatiste, que le paradigme de la world littérature a un peu trop vite mise à l’écart (Lavocat 2020 ; Sapiro 2023), en la resituant dans un espace de rapports de force inégaux.

7Qui plus est, en s’appuyant sur la théorie des champs, Pascale Casanova a appréhendé les champs nationaux non pas comme homogènes mais comme clivés autour de l’opposition entre national et international (opposition que Bourdieu [1984] construit pour le champ académique dans Homo academicus). Plutôt que d’hypostasier l’opposition entre nationalisme et universalisme (ou cosmopolitisme), Pascale Casanova l’a prise comme un objet d’étude socio-historique et comme un prisme pour étudier les différentes stratégies des écrivains. Cette opposition apparaît ainsi comme constitutive des champs littéraires nationaux : après l’investissement initial des écrivains dans la construction d’une littérature nationale, une polarisation se fait jour entre ceux qui restent enfermés dans la culture nationale et ceux qui se tournent vers l’international.

8L’arrachement marque une étape majeure dans le processus d’autonomisation de la littérature. Néanmoins, certaines formes de nationalisme littéraire ont pu aussi constituer un instrument d’émancipation ou de reconquête d’une indépendance perdue dans des contextes coloniaux ou d’occupation étrangère (comme dans la France de la Deuxième Guerre mondiale ; voir Sapiro 1999 ; et comme en Ukraine face à l’invasion russe aujourd’hui), ou encore pour des minorités linguistiques (au Québec ou en Galice par exemple). On ne peut donc conclure à un lien intrinsèque entre nationalisme et hétéronomie ou entre universalisme et autonomie, mais cette opposition doit être rapportée au contexte dans lequel elle s’inscrit. En outre, Casanova propose, dans le sillage de Bourdieu, une approche critique de l’universalisme comme point de vue dominant qui tend à universaliser ses traits particuliers et à les imposer comme l’étalon auquel tous les autres points de vue, renvoyés à leur particularisme, doivent se mesurer.

9Une autre dimension de l’unification de ce champ international ou transnational qui s’autonomise en partie des contraintes politiques et économiques et se structure autour d’une instance de consécration — le prix Nobel —, est sa temporalité propre : le « méridien de Greenwich » de la littérature, qui situe les littératures périphériques en position de « retard » par rapport aux innovations qui s’opèrent dans les centres, à commencer par Paris — même si ces innovations sont effectuées par des exilés ou émigrés comme Beckett auquel elle a consacré un beau livre (Casanova 1997). Selon elle, d’ailleurs, les auteurs de pays dominés écrivant dans des langues centrales, tels Joyce, Kafka, ou Beckett, sont plus susceptibles d’opérer des révolutions symboliques. Casanova parle aussi de ces “cosmopolites excentriques” qui “accélèrent” le temps littéraire en important les révolutions symboliques des centres vers les périphéries, tels Rubén Darío ou Georg Brandes. Dans les espaces polycentriques, les auteurs de pays périphérique peuvent jouer un centre contre l’autre (elle donne l’exemple de Mia Couto qui oriente ses stratégies vers le Brésil contre le Portugal ; p. 122). Ces décalages temporels doivent être pris en compte dans la démarche comparatiste.

10Un des apports du livre est de proposer un cadre pour penser la circulation des révolutions symboliques, dont elle donne maints exemples, en réfléchissant aux conditions de leur appropriation à partir de la position sociale des écrivains, en suivant la théorie des champs. Elle montre par exemple comment Faulkner arrive à Juan Benet et Rachid Boujedra par le biais de la traduction française. Contestant la notion trop floue d’influence, elle analyse la révélation qu’est pour Benet la lecture de Faulkner à partir d’une affinité élective due à l’homologie entre l’univers du sud des États-Unis décrit par Faulkner et le Leon espagnol où vit Benet (p. 457-459). Quant à Boudjedra, il revendique l’héritage faulknérien pour renouveler la problématique « nationale » du roman algérien (p. 462).

11Ce livre est un programme de recherche qui nécessite bien sûr des réajustements. Beaucoup cité, il est plus rarement suivi dans l’approche qu’il propose. Nombre de critiques lui ont été faites, qu’il ne serait pas possible de recenser ici, mais qui vont du francocentrisme (critique plutôt émise dans le monde anglophone) au fait que la démarche s’appuie surtout sur des journaux et correspondances d’écrivains plus que sur des analyses de texte (David). Comme le montre Damrosch (2020) dans l’article qu’il a consacré à sa réception internationale dans le numéro d’hommage de Journal of World Literature (qu’il m’avait demandé de codiriger avec Delia Ungureanu, et qui a reparu en volume), Pascale Casanova, a répondu à ces critiques dans ses ouvrages ultérieurs, notamment avec son Kafka en colère (Seuil, 2011) pour l’analyse des œuvres. Dans la préface de 2008 à la réédition de La République mondiale des lettres en poche, elle était revenue elle-même sur cette réception, contrastant la critique anglo-américaine du francocentrisme avec la réception dans les pays de la « périphérie », Brésil, Égypte ou Roumanie, qui se l’étaient approprié comme un instrument dans la lutte contre la domination culturelle, ainsi qu’elle l’avait appelé de ses vœux à la fin de l’ouvrage. Qu’il serve de modèle ou qu’il soit discuté, ce livre constitue désormais une référence, c’est même devenu un classique, régulièrement enseigné (notamment dans le cadre de l’école d’été de l’Institute for World Literature), et il continue d’être traduit en d’autres langues (j’ai eu le plaisir de participer au lancement de l’édition croate en mai 2025 ; il vient aussi de paraître en portugais au Brésil et en italien).

12De fait, alors que l’approche de la world literature a été fortement critiquée par les postcolonial studies, qui lui reprochent d’occulter les enjeux politiques, celle de Casanova, introduite par Edward Saïd dans sa collection chez Harvard University Press, et discutée par Gayatri Spivak à l’Université Columbia à sa sortie, peut être revendiqué par les deux courants, quand bien même, comme le souligne Damrosch, elle est critique de la réduction du littéraire au politique qu’opèrent certaines approches postcoloniales, et qu’à l’inverse comme l’explique François Lavocat [2020], elle n’échappe pas aux critiques postcoloniales d’européanocentrisme). Son analyse des rapports de force inégaux trouve aussi un écho dans l’ouvrage d’Emily Apter (2013), Against World Literature, qui reproche à ce paradigme de la world literature d’ignorer les obstacles à la traduction et à la circulation des œuvres.

13Pour ma part, d’un point de vue sociologique, je me suis attelée à compléter le programme développé par Pascale Casanova, à partir notamment d’autres travaux de Bourdieu, et de données empiriques quantitatives et qualitatives sur la traduction, en travaillant sur les intermédiaires qui sont peu présents dans le livre, éditeurs et agents littéraires, ainsi que sur une instance qui est en plein essor : les festivals de littérature (ces travaux sont synthétisés dans mon dernier livre : Sapiro 2024). Le travail sur ces intermédiaires permet aussi de faire apparaître les dimensions hétéronomes qui sont à l’œuvre et les rapports de force économiques et politiques qui sous-tendent ce champ transnational, sans remettre en cause l’analyse générale qu’elle propose du fonctionnement relativement autonome. J’ai également effectué une recherche sur le prix Nobel, en montrant, de même, les mécanismes hétéronomes qui sont à l’œuvre — parallèlement aux logiques autonomes —, qu’il s’agisse de la reproduction de rapports sociaux de domination qui ont peu à voir avec la littérature (sous-représentation des femmes, des minorités, des migrants, des cultures non-occidentales), ou de rapports de force inégaux entre intermédiaires dominants et dominés.

14Reste que La République mondiale des lettres a ouvert tout un champ de recherches, non seulement en littérature comparée mais aussi dans les départements de langue, et bien sûr aussi en sociologie de la littérature2. À la différence de la world literature, la démarche que promeut l’ouvrage permet de construire un comparatisme intégrant les transferts et les rapports de force inégaux, et peut résonner avec la problématique des « bibliothèques invisibles » (Marx 2020).

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