
Le performatif du sexuel : le cas Violette Leduc
1Prendre Violette Leduc comme « exemple » d’une poétique performative qui déconstruit les effets du genre — sexuel, en passant par le littéraire : c’est le propos de la thèse d’Alison Péron, qui a déjà publié certaines de ses recherches dans plusieurs volumes collectifs1. Violette Leduc suscite enfin, depuis quelques années, un vif intérêt conforme à celui de ses romans dans l’histoire littéraire. L’autrice a pourtant subi un effacement propre à la situation particulière des femmes-auteurs au cours du xixe et du xxe siècle, et plus particulièrement lié à la difficulté de prendre la parole sur des sujets lesbiens à l’époque où Violette Leduc écrit2. En effet, celle-ci publie à l’orée des très conservatrices années 1950 (L’Asphyxie paraît en 1946) jusqu’au lendemain de la « révolution » sexuelle de mai 1968 (Le Taxi, dernière œuvre publiée de son vivant, paraît en 1971 ; La Chasse à l’amour est publiée de manière posthume en 1973 par Simone de Beauvoir). La situation particulière de la censure des œuvres de Violette Leduc a été étudiée par Alexandre Antolin dans son ouvrage consacré aux manuscrits de Ravages3 (1955), œuvre particulièrement amputée puisqu’elle paraît sans Thérèse et Isabelle (publiée de manière censurée et séparée en 1966 seulement). Ce retranchement de la relation exclusivement lesbienne entre la protagoniste et sa camarade de classe Isabelle change fortement l’équilibre bisexuel du roman.
2Bien que l’absence d’état de l’art permette mal de situer le contexte de son propos, le point de départ de la réflexion d’Alison Péron se situe dans la censure étudiée notamment dans les travaux susmentionnés, en en soulignant la place centrale et en énumérant ses différents avatars. En effet, en plus de celle de Gallimard évoquée plus haut, Simone de Beauvoir, relectrice fidèle, va également « tente[r] de lisser les images osées de l’auteure » (p. 64). Enfin, un silence critique et l’absence d’accueil d’un plus large public avant 1964 la fait tomber dans l’oubli, « qui n’est qu’une autre censure » (p. 64). Un oubli toutefois relatif, puisque l’œuvre de Violette Leduc se transmet effectivement, non pas par le canon littéraire majoritaire du xxe siècle — qui abrite, lui, les œuvres de Jean Genet, célébrant l’homosexualité masculine et la marginalité sociale, à bien des égards une figure de comparaison intéressante est mobilisée ponctuellement dans l’étude — mais bien par la bande, « dans le milieu lesbien et plus largement au sein des gender studies » (p. 64), peut-être de manière excessive, selon l’autrice, qui considère qu’il ne faudrait pas l’y « enfermer » (p. 64). Dès lors, cette étude se propose de rendre justice à l’œuvre entière de Violette Leduc, « trois mille trois cents pages » (p. 29) de texte imprimé, afin d’en proposer une étude poétique de grande ampleur qui considère la censure comme indice de la « force subversive de l’écriture : en censurant, on admet la force anticonformiste de l’œuvre concernée, le fait qu’elle dise les choses autrement, et qu’elle risque de mettre en danger le système en place » (p. 66). Autrement dit, la censure témoigne d’un impact profond de l’œuvre sur ses lecteurs et lectrices, postulat qui motive la thèse principale du texte : en partant de la marginalisation de Violette Leduc, position ambiguë, Alison Péron considère qu’une « poétique du décentrement » (p. 22) voit le jour, qui remet en question les normes établies par l’exploration poétique et autofictionnelle de l’autrice.
3L’étude fait montre d’une ambition salutaire sur le plan de la critique poétique et offre un panorama enthousiasmant de l’œuvre leducienne, notamment par les longues citations qui donnent à lire cette œuvre encore méconnue, en soulignant des éléments clés de sa poétique. Cependant, la volonté d’Alison Péron d’échapper à « l’enfermement » de Leduc dans études genre, sans par ailleurs définir précisément quel courant de la conception du genre et de la sexualité est désigné par ce terme, aboutit paradoxalement à une autre forme de forclusion, cette fois dans le champ de la critique poétique, au mépris de son insertion dans le champ littéraire de son époque. Classée comme « inclassable », elle est isolée par ce geste, échouant parfois à faire voir sa place bien légitime d’autrice qui atteint « l’universel [rendu] par le point de vue minoritaire4 », selon la ligne théorique wittigienne adoptée dans les analyses d’Alison Péron.
Pour une « poétique du décentrement » performative
4L’idée d’une « poétique du décentrement » est fortement inspirée de la réflexion de la/e théoricien/ne et écrivain/e5 Monique Wittig sur la place des œuvres de femmes, et en particulier des femmes lesbiennes, dans la littérature. Alison Péron propose la transposition, en poétique, de ce principe formulé initialement dans le cadre de la critique de l’écriture féminine, théorisée dès 1975 par Hélène Cixous dans Le Rire de la Méduse (1975)6 et repris en 1991par Béatrice Didier dans son ouvrage L’Écriture-femme7. Alison Péron nous avertit d’emblée du double problème que le syntagme « poétique du décentrement » pose, variante de qui de l’œuf ou la poule… ? : est-ce la position socialement marginalisée de Leduc qui produit cette écriture décentrée, ou est-ce l’écriture et le style eux-mêmes qui créent du décentrement ? Une perspective sociocritique trancherait en faveur de la première proposition, au risque peut-être de subsumer le littéraire au sociologique — mais cela reste à prouver — là où Alison Péron, partisane d’une approche poétique, désire explorer l’imbrication entre ces deux perspectives également
intéressantes puisqu’il ne fait pas de doute que la particularité de sa vie, son expérience subversive personnelle ont influencé son écriture. Mais il semble que l’acte d’écrire décentre le sujet d’énonciation puisqu’elle écrit au début de son autobiographie : « Qui est Violette Leduc ? » (p. 22)
5Ainsi, il s’agit d’étudier « l’imbrication » (p. 22) présente dans cette question. Dès lors, la « poétique du décentrement » chez Leduc est, pour Alison Péron, une manière d’incorporer la marginalité dans une réflexion proprement poétique, qui serait anhistorique :
La question de la lisibilité de Leduc est donc moins celle de l’époque que celle de la marginalité. Leduc est une marginale éternelle. Le lecteur doit fournir un effort, il ne peut rester dans une lecture passive. Il lui faut participer à cette révolution du langage et des mœurs en acceptant d’être lui-même modifié, décentré, déplacé par la lecture. Il y a donc une performativité de l’écriture de Leduc sur son lecteur, performativité qui passe par le poétique, point d’accroche de la sensibilité des lecteurs. (p. 52).
6On comprend ce qu’Alison Péron désigne par écriture du décentrement : produite par le décentrement de son autrice, elle produit en retour le décentrement de ses lecteurs et lectrices, qui subissent forcément un bouleversement de leur vision du monde, en particulier concernant les trois thèmes centraux de l’œuvre identifiés par Péron : la corporéité, c’est-à-dire une écriture qui passe par la chair plutôt que par les idées ; la sexualité, qui permet de « repenser le désir, l’amour, les rapports de pouvoir » (p. 23) ; et l’infra-ordinaire, notion du contemporain de Leduc Georges Perec qui fait apparaître ce qu’on ne remarque d’ordinaire pas, ce qui passe normalement à l’arrière-plan des narrations. Ce décentrement passe par trois modes d’écriture : d’abord celui de la « performativité », qui est l’acte de montrer que le genre est un construit performatif, suivant la théorie de Judith Butler ; celui de « l’ambivalence autobiographique » (p. 24), qui est un décentrement causé par la place centrale du fantasme, de l’onirisme et de l’utopie ; et enfin celui de la « déconstruction », qui vise à démanteler le système phallogocentrique par son écriture « non pas féminine, mais marginale », rapprochée de celle d’André Gide ou de Jean Genet (p. 24).
7Cette « performativité » de l’écriture leducienne consiste en l’apport le plus intéressant d’Alison Péron ; elle est considérée comme un mode d’écriture fondamental. Ceci permet à la critique d’expliquer non seulement sa censure, mais aussi sa réception difficile, qui n’est cependant développée outre mesure à part dans une courte sous-partie intitulée « Décentrement du lecteur » (p. 50-52) et une remarque tardive sur son importance dans le milieu militant gai et lesbien (p. 288). Partant, elle expliquerait aussi son effacement de l’histoire littéraire jusqu’à une date récente, puisque lire Leduc implique d’être dérangé, potentiellement bousculé dans ses croyances et ses présupposés, notamment quant au genre et à la sexualité tout en pénétrant dans une vision du monde qui n’est pas politique au sens d’une littérature engagée, mais qui montre « un engagement littéraire » (p. 71).
8Le concept de « performativité » permet à Alison Péron de tenter de résoudre un problème qui se pose fréquemment dans les gender studies, et lorsqu’on aborde l’histoire littéraire d’un point de vue féministe : comment justifier, par exemple, que Violette Leduc, qui n’a jamais pris de positions politiques ou qui n’est affiliée à aucun mouvement du féminisme, puisse être lue comme une « précurseuse des études de genre et de la déconstruction » (p. 21) mais « à son insu, […] car elle ne théorise pas, n’est pas politisée, et n’appartient à aucun courant de pensée » (p. 21) ? La performativité de son écriture le justifierait : par sa poétique même, qui « fait ce qu’elle dit » — nous y reviendrons — elle s’engagerait sur le terrain de la déconstruction des normes en révélant, par son écriture, leur étrangèreté, analogue à la position atopique de l’autrice elle-même. Ce concept de Jean-Luc Nancy vise à marquer la position atopique d’une pensée est utilisé ici par Alison Péron pour expliquer la posture de l’autrice dans sa « manière d’échapper à toute catégorisation, contrairement à Beauvoir, clairement féministe et existentialiste » (p. 22). Ni Monique Wittig, ni Simone de Beauvoir, Violette Leduc n’est en effet pas une figure ouvertement politique. Elle reçoit cependant, si ce n’est la reconnaissance du public8, une reconnaissance critique. Arrivée certes vingt ans après son premier roman, La Bâtarde (1964) « frôle le Goncourt9 », nous rappelle Alexandre Antolin. Ses amitiés, notamment avec Simone de Beauvoir, soulignent également sa place au sein de la littérature de son temps, et nuancent quelque peu sa position parfois réifiée comme marginale, adjectif qui guide toute la première partie de l’étude.
Leduc marginale, ou isoler Leduc ?
9Cette introduction donne ensuite lieu à une thèse découpée en trois grandes parties : la première partie comprend cinq chapitres. « Violette Leduc et ses œuvres, un pacte de lecture marginal », s’attache à présenter le corpus (chapitre I), et à définir la marginalité leducienne qui se vit de l’intérieur et de l’extérieur et se traduit par les thématiques importantes de son œuvre, notamment sa focalisation sur l’infra-ordinaire et sur « l’obscène » (chapitre II) qui interrogent le rapport entre la voix narrative qui se décale et porte sur des aspects normalement cachés au sein des narrations (l’ordinaire et le sexuel). Le troisième chapitre se concentre sur le rapport au politique de Leduc, et définit son « féminisme » par la description de « faits dissimulés, infra-ordinaires et dissimulés » (p. 60), ainsi que par la « performativité » qui entraîne d’autres femmes à écrire des textes féministes (p. 61). Trop rapidement énoncée, cette définition est particulièrement intéressante et pourrait servir de critère opérant dans une histoire littéraire attentive aux œuvres de femmes, tout en montrant bien l’ambiguïté de la notion d’une écriture performative. Alison Péron rejoint par ailleurs ici par l’oblique les travaux d’Azélie Fayolle nouvellement parus sur le feminist gaze, théorie qui défend la présence d’un regard féministe là où se dessine, même sans revendication politique et au sein même de la poétique, une mise au jour et une conscience de l’oppression10. Les chapitres IV et V s’intéressent à la place de Violette Leduc par rapport au mouvement existentialiste et au genre autobiographique — autofictionnel ? — dans son rapport à l’invention et au mensonge, en s’attachant à définir les traits d’une écriture d’un « sujet minoritaire » wittigien qui a pour caractéristique la capacité de « s’éparpiller et construire des sens multiples » (p. 115). En posant des jalons et en dégageant des thèmes, cette première partie constitue un panorama de l’œuvre de Leduc, mais présente le défaut fondamental de continuer à la placer en marginalité, là où la lecture attentive de cette partie fait plutôt apparaître des continuités entre sa pratique d’écriture et celle, par exemple de Simone Beauvoir.
10En effet, l’opposition construite entre Simone de Beauvoir, amie et objet d’amour non-réciproque, et Violette Leduc, ne semble pas pertinente dans l’absolu : s’il est vrai que Leduc n’a pas écrit d’ouvrage théorique semblable au Deuxième Sexe, l’infra-ordinaire leducien tel que décrit par Péron, est caractérisé par une réflexion sur l’autre comme un « objet phénoménologique » (p. 100). Ceci présente beaucoup de points communs avec la méthode de la « situation » beauvoirienne, qui se fonde sur l’observation phénoménologique de vécus et de réalités singulières de femmes pour construire sa théorie féministe, comme l’a montré Manon Garcia11. La proximité de ces méthodes, bien que fort différentes dans leur poétique, justement, aurait pu montrer l’interrelation entre ces femmes, dans toute sa dimension conflictuelle également. Leduc témoigne d’ailleurs de l’influence qu’a eu la lecture de Genet, d’une part, et du Deuxième Sexe, d’autre part, sur sa vision du monde, faisant « crouler doucement le barrage mondial des résistances » (cité par Alison Péron, p. 70). De plus, l’usage même de la notion d’infra-ordinaire, telle que théorisée par Georges Perec dans la compilation d’essais posthumes en 1989 qui se développe à la même période, a bien dû atteindre même « l’inclassable » (p. 69) Leduc.
11Il ne s’agit pas de dire que Leduc n’a rien inventé, ou qu’elle ne propose pas de vision idiosyncrasique, mais que de réifier sa position en marginale risque de faire disparaître des intertextualités et des résonances qui seraient fécondes pour sa critique et permettraient de l’introduire dans le paysage de l’histoire littéraire de son temps, sans l’enfermer, justement, dans les études genre. À cet égard, la réfutation du cadre critique de l’écriture-femme de Béatrice Didier dans le cas de Leduc est à la fois bien menée et heureuse, montrant notamment l’arbitraire d’une telle catégorisation (p. 72-77), mais les propositions de substitutions d’une « écriture-lesbienne » ou d’une « écriture-marginale » font face au même problème. La tentative d’étiqueter cette écriture aboutit paradoxalement à son isolement, à sa marginalisation justifiée ici par une poétique plutôt que par des pratiques sociales. Cette question est à juste titre épineuse : comme le signalent les auteurs et autrices du collectif Écrire à l’encre violette, il est très difficile de répondre à la question « qu’est-ce que la littérature lesbienne » en l’abordant uniquement d’un point de vue thématique, d’un point de vue de la réception, d’un point de vue biographique, ou d’un point de vue narratologique ; « tout dépend du cadre et de l’intention d’analyse12 ». Chez Alison Péron, la tentative de définition d’une écriture bute en permanence sur le caractère foisonnant des textes de Leduc, et souligne les limites d’une approche purement poéticienne sur ce genre de sujets.
12Ces limites sont aussi visibles dans la seconde partie du livre, intitulée « Poétique des corps et des sexualités », qui développe la thématique de la chair et du corps dans l’œuvre de Leduc, en montrant la manière dont le sexuel est une catégorie qui est disséminée dans tout le corps du texte, inventant par là même une langue hors du régime phallogocentrique. L’étude sur la présence du corps dans le texte, sa fameuse poétique du désir qui excède les catégories humaines, notamment dans son rapport à la peau (p. 131-135) est particulièrement convaincante, là où l’incursion par le territoire de l’androgyne (p. 128) aurait mérité un détour historique afin de comprendre la manière dont Leduc reprend, et retravaille, un topos bien connu de l’histoire littéraire, et en particulier des textes gais et lesbiens du xixe siècle. Là encore, son isolement et sa singularisation empêchent de voir des filiations qui auraient été ponctuellement utiles afin de montrer l’ampleur du travail d’élaboration d’une Violette Leduc qui, même si elle n’était pas une « intellectuelle » (p. 22), « li[sait] beaucoup » (p. 22) et ne peut donc être considérée hors de l’histoire littéraire. Alison Péron mentionne certes rapidement une liste de comparaisons établies entre Violette Leduc et d’autres auteurs et autrices, afin de souligner que « le spectre de comparaison est large » (p. 83), mais sans les utiliser afin d’enrichir la compréhension de sa poétique.
13Ainsi, l’analyse de la marginalité leducienne sans recours à des comparaisons avec d’autres positions tenues par des femmes dans l’histoire littéraire, que ce soit au xxe siècle ou avant, semble faire de son « illisibilité » une particularité poétique là où l’on pourrait tout à fait y voir, à rebours, une « illisibilité » due à une situation historique précise. La situation de Leduc s’inscrit dans un contexte historique plus large qui est celui de l’exclusion systématique des femmes, surtout des femmes qui ne jouent pas le jeu de l’hétérosexualité, de la production littéraire : Violette Leduc est bien l’un des « exemples » de cette situation sociale. De plus, si sa marginalité est indéniablement un thème de son œuvre autofictionnelle et apparaît dans la constitution de sa posture d’autrice, il paraît compliqué de postuler une illisibilité sans établir, en revers, sa lisibilité pour certains publics, qu’Alison Péron relève par ailleurs :
La lecture de Thérèse et Isabelle a été un véritable choc, une vraie révélation et invitation pour tout un groupe de jeunes femmes qui n’avaient pas encore idée du parcours et des avancées qu’elles allaient permettre aux droits des femmes et aux études féminines et de genre. Thérèse et Isabelle pourrait être qualifié de “texte fondateur” pour la libération de la sexualité. (p. 288)
14Cette lisibilité par certains publics qui s’y reconnaissent est le point de départ ou la condition de sa fameuse performativité : son impact sur les lectrices en fait un texte important, mentionné par exemple par la militante lesbienne Suzette Robichon13. Dès lors, postuler la marginalité de l’œuvre leducienne rentre en contradiction avec la postulation de la force performative de son écriture, qui participe — si l’on suit l’idée jusqu’au bout — à la modification des conditions sociales qui justifiaient une telle marginalité. L’œuvre de Leduc accompagnerait alors ses lecteurs et lectrices dans un futur à partir duquel ils et elles pourraient comprendre son œuvre.
15Plus convaincante est la manière dont la langue de Leduc est étudiée par Alison Péron afin de montrer la manière dont le travail poétique sur le non-dit, sur l’impossibilité à dire un désir qui n’entre pas dans les normes, appelle à un important travail stylistique et métaphorique, notamment dans le chapitre II de cette partie. C’est également ici que précise le travail sur la performativité de l’écriture leducienne, soulignant ainsi les défauts d’organisation du propos : l’éparpillement — peut-être miroir de l’œuvre de Leduc, mais déroutant pour les lecteurs et lectrices — des thématiques appelle à feuilleter l’ouvrage afin de comprendre l’articulation des différentes thématiques, et auraient mérité un travail d’édition plus centré sur la réception que sur la poétique interne de l’étude.
Une performativité à l’efficace encore trop floue
16L’idée de la performativité est très prometteuse, mais elle souffre dans cette étude d’être trop rapidement définie en introduction par le laconique « un acte de parole qui fait ce qu’il dit » (p. 24), selon la définition du linguiste John Austin dans Quand dire c’est faire (1970), sans faire mention de la vaste littérature critique sur le sujet développée depuis cinquante ans, et attend le troisième chapitre de la deuxième partie, intitulé « Une poétique performative », pour se préciser enfin. Il s’agit bien d’une « performativité du sexuel » (p. 174) qui devient, en elle-même, « créative d’identité » (p. 174), c’est-à-dire que les positions sexuelles adoptées par les personnages témoignent d’un rapport plastique au corps, au travail de la différence sexuelle (homme/femme), et à ce qu’on appellerait maintenant l’identité de genre, mais également à la sexualité en elle-même qui se déroule chez Leduc selon des scripts qui s’éloignent de la norme hégémonique de son époque. À cet égard, la place seconde accordée au contexte historique de publication ne permet pas de saisir l’inventivité et la force poétique de Leduc. Par exemple, Alison Péron mentionne (p. 282) de manière bienvenue la répression de l’homosexualité14 afin de contextualiser la position particulière de Thérèse et Isabelle qui ne témoigne d’aucune culpabilité des deux protagonistes quant à leurs actes. Il aurait été cependant également pertinent de contextualiser le travail de Leduc autour du motif littéraire des amours de dortoirs, topos de la littérature érotique, qui faisait des relations homosexuelles entre jeunes filles et jeunes garçons une (non-)sexualité enfantine et moins stigmatisée que les relations entre adultes, historique couvert en un paragraphe (p. 288) là où de nombreux travaux se sont intéressés à ce motif saphique des « deux amies15 ».
17Ce manque de contextualisation historique et sociale apparaît également dans la mention du modèle hégémonique du « couple hétérosexuel [comme] avatar de la famille [qui] régit toutes les données de sexe, de genre et de sexualité » (p. 268), lorsqu’Alison Péron analyse le rôle du mariage, de la maternité et de l’accouchement dans l’œuvre leducienne. Les analyses abordent timidement ce qui correspond pourtant à certains faits de l’histoire des sexualités. L’usage des guillemets dans la phrase suivante témoigne d’une certaine méfiance envers certaines affirmations pourtant correctes :
le mariage, la maternité et l’accouchement sont des événements magnifiés par la société, [a]complissements pour “la-femme” pour le couple hétérosexuel monogame reproductif [font partie d’une] “tradition” encouragée par le mythe du couple hétérosexuel appelé à se marier et à avoir des enfants (p. 273).
18Si le premier usage des guillemets renvoie au travail de la matrice hétérosexuelle qui produit, selon la pensée de Wittig, les hommes et les femmes comme des positions du système hétérosexuel, la deuxième occurrence aboutit simplement à minimiser la portée factuelle d’un tel énoncé en le ramenant à une « tradition », même mise à distance par les guillemets. On peut tout à fait parler concernant le mariage d’une norme reproductive qui, dès la modélisation du modèle médical de la perversion au xixe siècle, indexe la bonne sexualité à la procréation16. Cette norme persiste au moins jusqu’à l’intronisation, post-1968, de la pilule dans les scripts hétérosexuels qui engage un changement des normes de la sexualité hétérosexuelle, laquelle devient plutôt un impératif de bien-être et peut tout à fait se concevoir sans reproduction, tout en charriant son lot de nouvelles injonctions17. Préciser ces informations n’est pas simplement une coquetterie de sociocriticienne ; elles permettent véritablement de mieux comprendre les enjeux de la performativité leducienne, puisqu’elles montrent la manière dont l’écriture elle-même propose des réalisations alternatives d’actes socialement normés qu’elle travaille à éclater, à disperser, à déplacer et donc à reconfigurer pour ses lecteurs et lectrices. Le travail de la « déconstruction » qu’opère donc l’œuvre de Leduc, selon Alison Péron, s’effectue par rapport à un réel historique, et non pas dans le domaine forclos du texte. À cet égard, l’on voit encore les limites d’une approche poéticienne pour aborder la question de la performativité du littéraire car par définition, la performativité doit se démontrer au-delà de la littérature.
Une poétique du décentrement à l’aune de la sexualité
19La troisième partie, la plus riche de l’ouvrage, offre une plongée dans un grand nombre d’extraits en montrant la diversité des situations abordées par Leduc elle-même. Violences conjugales, incestueuses, agressions, viols, mais également avortements, mention du racisme et de l’antisémitisme : les œuvres apparaissent comme un immense tableau d’une observatrice à l’œil avisé qui témoigne de la diversité des situations d’oppression de la maîtrise poétique de Leduc, maîtresse de l’affect et du percept, qui, pour parler en spinoziste, conduisent à la maîtrise du concept. En analysant les triades amoureuses, Alison Péron montre la manière dont Leduc subvertit le modèle du couple. En analysant les relations incestueuses qui peuplent ses romans, surtout Le Taxi (1971) qui dépeint la relation sexuelle consentie18 entre deux frères et sœurs, elle souligne la manière dont ces relations témoignent d’une vision de la sexualité et du désir marquée par une exploration constante (chapitre I). C’est enfin les deux derniers chapitres de la troisième partie qui offrent les analyses les plus stimulantes, montrant la manière dont les personnages dessillent, par leur existence même, les normes du genre et de la sexualité solidement inscrites dans leurs gestes ; en faisant de Leduc une écrivaine dont « la sexualité est plutôt comprise […] comme l’exercice d’une subjectivité qui recherche avant tout le plaisir » (p. 274), elle ouvre un champ intéressant de réflexion sur la valeur de la sexualité dans son œuvre, qui apparaît comme simultanément libératrice mais aussi radicalement antinormative, s’apparentant parfois à la conception de la sexualité comme négativité, anticipant les conceptions de Lee Edelman et Leo Bersani sur ces questions19.
Point de vue lesbien ou point de vue bisexuel ?
20Le livre d’Alison Péron soulève encore un problème intéressant, lié à la difficulté d’inscrire Violette Leduc dans un point de vue lesbien. Cet état de fait témoigne de la difficulté et de l’ambiguïté du traitement de la question d’une écriture-sexuelle, tout court, si l’on se place dans la perspective de la poétique et de la production. En effet, si l’on refuse de réduire l’œuvre à son seul point de vue lesbien, pensé par Wittig comme une « posture politique capable d’universaliser » (p. 104), afin de la laisser opérer à un niveau littéraire — ce que fait très bien Alison Péron dans ses analyses — le fait que Leduc ait eu plusieurs relations avec des hommes semble dérouter complètement la catégorisation ainsi ébauchée : elle ne pourrait donc incarner un point de vue lesbien, puisqu’elle finit sa vie dans une relation hétérosexuelle où elle était très soumise, selon les dires de son entourage et de ses critiques littéraires. Face à cette tension, la question du point de vue bisexuel se pose, puisque cette dénomination décrit de manière plus juste l’alternance et/ou la simultanéité de relations avec des personnes de genres différents chez une même personne. Selon Alison Péron, ce ne serait pas pertinent, car
ni hétérosexuels, ni homosexuels, devrait-on parler de bisexuels pour certains de ses personnages ? Son écriture engendre l’abolition de ces notions en tant que mythe. La bisexualité ne peut trouver de sens puisque les notions de la-femme et l’-homme sont bafouées. Le désir sexuel ne peut se fixer, il est décentré ; il est partout et nulle part à la fois. (p. 267)
21La reconduction du préjugé attachant la bisexualité à une reproduction de la binarité des genres, sans considérer leur pluralité — à l’inverse du vocable pansexualité qui critique cette croyance nocive à propos de la bisexualité, souvent considérée comme une sexualité inaboutie tant par les personnes hétérosexuelles que par les personnes homosexuelles20 — ne permet pas d’ouvrir ici, et c’est dommage, le problème que pose très justement l’écriture leducienne. Il ne s’agit pas d’un point de vue lesbien tel que l’entendait Wittig, « puisqu’elle [a] tout autant [su se détacher du regard et des mots des hommes] en décrivant ses relations avec des hommes » (p. 76). Dès lors, il semble au contraire qu’il y aurait une force à défendre ce double point de vue, ce regard amphibie produit par l’expérience de la bisexualité, exploré tant par le personnage de Thérèse que par Violette Leduc elle-même. Ironiquement, le piège de la catégorisation par le point de vue spécifique lesbien — ou par le refus de ce point de vue au nom de ses relations avec des hommes — tombe dans le même travers que celui des éditeurs de Ravages, occupés à occulter une partie de l’expérience de Thérèse et la tendance à voir elle-même et à voir en elle une lesbienne ratée ou reniée, plutôt que de se percevoir comme une personne bisexuelle. Cette stigmatisation explique peut-être également sa méfiance (p. 290) face au vocable « lesbienne », qu’Alison Péron interprète comme preuve de la « déconstruction » (p. 281) de cette figure en soulignant qu’elle n’a jamais revendiqué ce terme pour elle-même (p. 290). Cette « déconstruction », de son point de vue particulier (bisexuel) peut alors expliquer socialement sa position à la marge : la bisexualité en tant que sexualité se trouve souvent reléguée en marge des sexualités non-hétéronormatives, ou queer, expliquant peut-être l’inconfort de la position leducienne d’une autre manière21.
Tirer les pistes d’une écriture décentrée
22L’étude d’Alison Péron fait preuve d’une capacité à faire naviguer ses lecteurs et lectrices dans la vaste œuvre de Violette Leduc, et présente des analyses, voire des micro-lectures, intéressantes et riches de plusieurs passages clés de cette œuvre encore méconnue. Elle a également le mérite de tirer les fils de cette écriture du décentrement en montrant la manière dont un regard particulier, celui d’une femme qui avait à bien des égards une vie marginale, peut se traduire dans une poétique particulière. Il amène, comme je l’ai déjà esquissé dans ce trop long compte rendu, à enrichir les analyses poétiques d’éléments externes, en revendiquant pour l’étude des autrices et leur réévaluation critique en particulier des approches méthodologiques hybrides qui ne se confinent pas, ni au corps du texte, ni au corps de l’autrice, ni au corpus gender.