
Faire ensemble : l’exigence de notre temps
1Nous sommes collectivement confrontés, rappelle tout d’abord l’auteur, à des périls qui mettent en question l’existence même des sociétés humaines (dérèglement climatique, difficultés économiques, essoufflement des démocraties, montée de l’individualisme et de la violence...). Or des lignes de rupture et de faille entre les acteurs sociaux leur interdisent de partager un diagnostic commun et d’imaginer une vision partagée de l’avenir. Dès lors, comment être capable d’agir collectivement et de faire quoi que ce soit ensemble ? En effet, tant que certaines conditions ne sont pas réunies, le « vivre ensemble » ne relève-t-il pas d’une illusion, d’une forme d’injonction, voire d’une pédagogie superficielle ? C’est pourquoi il devient nécessaire de le fonder dans des pratiques conjointes par lesquelles les individus et les groupes se mettent en situation de pouvoir coopérer : la mise en œuvre de cette société commune résulte de cette coopération. Dans le même temps, il faut que cet objectif soit poursuivi dans la société elle-même et non dans tel ou tel de ses sous-ensembles, comme l’école par exemple :
L’école n’est pas cette forteresse isolée dans laquelle on pourrait avec succès former au « vivre ensemble » tandis qu’au-delà de ses murs s’étendrait le champ de bataille sur lequel d’égoïstes forcenés (les « je ») et des communautés retranchées (les « nous ») se livreraient à une lutte sans merci. (p. 37)
2Tout différent est le « faire ensemble ». Ce qui nous rassemble et nous fait « être ensemble » n’est pas de l’ordre d’une décision ou d’une simple volonté, mais procède de pratiques dont l’illustration la plus exemplaire est fournie par les formes de division du travail social organisées collectivement et consciemment par les acteurs sociaux. Toute vie sociale est essentiellement pratique ou, comme le dit Émile Durkheim : « La société ne peut faire sentir son influence que si les individus qui la composent sont assemblés et agissent en commun1 ».
Marx et d’autres après lui
3Fort de ce constat, Franck Fischbach fait dialoguer différents paradigmes de pensée qui, s’ils comportent chacun une limite, n’en permettent pas moins de construire une théorie du « faire ensemble » et de l’activité collective en général. C’est ainsi qu’il convoque respectivement Hegel, les jeunes hégéliens, Marx, l’École de Francfort, la sociologie de Durkheim, de Weber, de Taylor, et enfin, le philosophe John Searle. Tous ces théoriciens confirment le lien entre démocratie et social, lien de complémentarité réciproque dont il est important de comprendre le sens et les conditions. En particulier, comment penser le Zumammenwirken (Marx et Engels) — le « faire ensemble » — pour que « l’ensemble » ne soit pas une abstraction indépendante des individus et reflète bien leur « faire individuel » à travers les rapports pratiques qu’ils entretiennent ? L’ambition de l’auteur est de rendre compte de la thèse marxienne selon laquelle « l’essence humaine n’est pas quelque chose d’abstrait qui est inhérent à l’individu singulier, mais[est] dans sa réalité effective l’ensemble des rapports sociaux2 ». Encore faut-il préciser la différence entre ceux-ci — ils restent extérieurs aux individus et peuvent être conflictuels — et les relations interindividuelles et interactives — souvent effacées dans notre contexte social et politique.
L’éthicité hégélienne
4C’est aussi en référence à Hegel qu’il est possible d’identifier l’existence de rapports sociaux, mais selon des modalités spécifiques. Hegel appelle « esprit objectif » la présence du social dans l’esprit de chacun : l’individu est présent au social autant que le social est présent à l’individu. Un Je qui est un Nous, un Nous qui est un Je. Le Nous ne doit pas être pensé en termes d’addition (des Je), ou encore comme un je dilaté en chacun, selon l’expression de Franck Fischbach (p. 59). Chaque Je, en effet, doit se reconnaître dans le Nous qu’il forme avec les autres, en complémentarité, en association comme en opposition. Non seulement le Je est coauteur du Nous, mais coacteur de la substance éthique, conçue comme un « universel qui n’est un être que comme agir de tous et de chacun3 ». Certes, les sujets individuels se sacrifient à la substance mais ne se retrouvent-ils pas, ensuite, dans la conscience qu’ils ont de leur propre agir ? La substance universelle n’est pas autre chose que leur propre agir, elle est « l’œuvre » même qu’ils produisent ensemble. Il y a là une logique proche de celle du Contrat social chez Rousseau pour lequel chacun, en se donnant à tous, ne se donne à personne et gagne l’équivalent de tout ce qu’il perd. Pour mettre en valeur l’idée de coopération, Hegel introduit la notion de travail, qu’il définit comme une activité individuelle exercée au service d’un autre. Il explore ainsi une dimension sociale intégrant à la fois la satisfaction de ses besoins propres et de ceux des autres. Toute individualité a comme objectif de réaliser quelque chose qui importe à tous : agir de tous et agir de chacun collaborent dans ce que Hegel appelle « la Chose même ». Cette collaboration se réalise consciemment, à la fois comme agir collectif et singulier « en tant que contribution irréductible, irremplaçable et complémentaire de toutes les autres à l’œuvre collective » (p. 62 de l'ouvrage de Fischbach). En utilisant le terme d’éthicité (ou vie éthique), Hegel cherche à systématiser les rapports sociaux qui s’imposent objectivement à nous (institutions, histoire, etc.), et que nous appellerions aujourd’hui les composantes de la vie sociale : la famille (rapports parents/enfants), la société civile (division du travail, marché) et l’État constitutionnel et bureaucratique régulé par le droit. Mais avec le concept d’éthicité, Hegel dépasse une simple description sociologique et introduit une dimension morale : les acteurs projettent sur les rapports sociaux dont ils sont parties prenantes un certain nombre d’attentes normatives. Ce que Hegel appelle éthicité est bien une théorie du social de dimension éthique impliquant des normes juridiques (reconnaissance et indépendance de la personne) et morales (autonomie du sujet).
La promenade de Georg Simmel
5Simmel a poursuivi l’idée de Marx selon laquelle la société est le produit de l’action réciproque des hommes. L’agir des individus n’est pas seulement constitué d’un ensemble coordonné ou conjoint, il suppose aussi une réciprocité (Wechselwirkung). L’homme « exerce des effets sur les autres et reçoit des effets de ces autres4 ». Y a-t-il société pour autant ? L’interaction entre des individus en promenade, par exemple, fait-elle de ces individus un groupe et comment penser cette unité ? Sans doute l’action réciproque n’est-elle pas immédiatement une unité de l’ordre d’une communauté ou d’une société. On peut néanmoins admettre avec Simmel et Marx — qui convergent sur ce point — que les rapports actifs dans lesquels sont pris des individus sont susceptibles de précéder et d’esquisser une communauté ou une société. Weber, commentant Simmel, désigne par « relation sociale5 » un type particulier d’actions individuelles, par lesquelles des individus s’ajustent les uns aux autres, se règlent les uns par rapport aux autres et orientent le sens de leurs actions en fonction de ce réglage. Dans l’exemple de la promenade entreprise à plusieurs, les actions des individus qui y participent sont des actions sociales qui excèdent le simple contact. Ainsi, une collision entre deux cyclistes n’est pas, stricto sensu, une relation sociale. Il n’y a action sociale que si les deux cyclistes font une manœuvre d’évitement, ce qui suppose qu’ils tiennent compte du comportement de l’autre. Une relation sociale peut être positive (solidarité, amitié, amour, piété) ou négative (concurrence, opposition, différence de points de vue, déception, désillusion). La communauté, en l’occurrence, ne suffit pas à engendrer une relation sociale. Pour qu’elle le devienne, il faut que les individus en conflit et en lutte sachent comprendre le sens du comportement des autres pour ajuster le leur. C’est donc la pratique et la logique de la pratique qui conduisent les acteurs à comprendre qu’ils « font ensemble », au sens où ils sont effectivement engagés dans une pratique commune. C’est la logique même de leur pratique qui les invite à sortir d’une perspective égocentrée ; à adopter une perspective coopérative qui, de fait, (c’est-à-dire dès que cela est effectif), les transforme en participants d’une œuvre commune. Ce cheminement vers un agir en commun implique, on le voit, un agir intentionnel collectif où chaque membre du groupe se représente son propre agir particulier comme une partie de l’agir commun du groupe. John Searle, pour sa part, donne un sens technique à l’intentionnalité. Il faut entendre par technique l’idée selon laquelle l’intentionnalité est en rapport direct avec le réel, le « concret » (qu’il s’agisse de conviction ou de souhait) : l’intentionnalité doit produire des effets. À ce titre, d’après Searle, l’intentionnalité collective est plus fondamentale que l’intentionnalité individuelle. L’objection de Franck Fischbach, néanmoins, est que cette intentionnalité collective ne rend pas compte de l’idée de coopération, sachant que les individus commencent par expérimenter la solidarité avant de la conscientiser : l'agir précède la conscience de l'agir. C’est à cette occasion qu’ils découvrent dans l’autre un partenaire : « Les individus auront en quelque sorte commencé à agir ensemble avant même d’en avoir l’intention » (p. 323). Ainsi, c’est l’engagement au sein de pratiques collectives et la logique même de l’agir ensemble qui créent un sentiment de co-appartenance.
Travail et interaction
6Poursuivant la tradition hégélienne et marxienne selon laquelle une théorie de l’action sociale ne peut se passer d’une analyse de l’activité de travail, Horkheimer et l’École de Francfort établissent un lien entre le travail social et un horizon idéal ou normatif. En quoi cet horizon est-il normatif ? Parce qu’il implique l’idée d’une organisation sociale conforme à la raison : « L’agir ensemble des hommes dans la société est le mode d’existence de leur raison6 ». Le terme de Zusammenwirken renvoie ici à la division du travail social, c’est-à-dire à l’expérience que font les individus de l’interdépendance des activités grâce auxquelles ils se consacrent à la satisfaction des besoins sociaux. L’agir conjoint ou l’œuvrer ensemble constitue — c’était déjà la thèse hégélienne — une modalité d’existence de la raison humaine. Elle permet de concevoir une société future envisagée comme collectivité d’hommes libres, une société rationnelle. Il s’agit d’accélérer un mouvement déjà en cours, une tendance enracinée dans le travail social, et qui doit devenir consciente pour les acteurs eux-mêmes. Dans l’histoire moderne, écrit Horkheimer, « chaque individu se voit invité à prendre à son compte les buts de la collectivité et réciproquement à reconnaître en ceux-ci les siens propres ». C’est dans la mesure où les individus interagissent dans le travail qu’ils expriment le plus fortement leur complémentarité. Jürgen Habermas, également représentant de l’École de Francfort, parle d’agir complémentaire et de réciprocité. En ce sens, les conflits ou la lutte des classes apparaissent comme une interaction sociale perturbée, qui accentue la division de la société. Pour Jürgen Habermas autant que pour Axel Honneth, les conflits ouverts, s’ils sont inévitables, brisent néanmoins l’interaction langagière et le processus de reconnaissance nécessaires à toute vie sociale rationnelle.
7D’après Axel Honneth, en particulier, l’enjeu de la lutte des classes n’est pas essentiellement d’ordre matériel, mais exige une norme ou un ensemble de normes visant à la juste répartition des biens. Certes, dans cette lutte, la distorsion de la communication se manifeste d’abord dans la distribution inégalitaire des perspectives sociales d’existence. Mais elle est encore plus visible dans l’injustice qui touche ces classes ou ces groupes, à savoir : ne pas être reconnus comme des partenaires dignes de prendre une part active à l’élaboration du consensus moral et des normes sociales. Tant que la norme prescrira une distribution inégale des charges et des privilèges, la lutte des classes pour la reconnaissance sociale se reproduira sans cesse. Le travail social relève donc de la rationalité communicationnelle mais, ajoute Franck Fischbach dans une longue argumentation, il faut les articuler l’un à l’autre : « la coopération sociale sans la discussion démocratique de ses normes d’organisation est aveugle et trompeuse » (p. 261). Il s’agit ainsi de garder au concept de travail social son inspiration marxienne sans pour autant ériger la situation socio-économique comme seul facteur de lutte et d’émancipation. Il faut éviter de limiter — comme dans la tradition marxiste — la portée normative du concept de travail social à la seule classe ouvrière. Mais, par ailleurs, ne pas restreindre la portée de la normativité en s’en tenant exclusivement à la reconnaissance de l’identité individuelle. Là encore, souligne Franck Fischbach, l’agir social n’est pas un simple interagir, il est un agir et un œuvrer ensemble, tel que chacun puisse concevoir sa propre activité comme une contribution au « noyau central de la société » et non pas seulement dans un rapport positif à soi.
Avec qui faisons-nous ensemble ?
8On peut s’interroger sur les représentations collectives qui accompagnent l’agir ensemble : surgissent-elles ex nihilo ? Dans le dernier chapitre du Faire ensemble, l’auteur s’interroge sur un autre modèle de type interactionniste, celui développé par Durkheim. D’après le fondateur de la sociologie française, les conceptions collectives de l’agir ensemble prennent leur source dans d’innombrables représentations individuelles passées, accumulées au cours du temps et transmises de génération en génération. Nous appartenons à une communauté historique au sein de laquelle nous sommes formés. Par comparaison, se trouve posée l’existence possible d’une relation sociale dans d’autres espèces que la nôtre. Franck Fischbach se réfère à Tim Ingold 7 et à Charles Taylor8 pour montrer que les catégories d’agent, de conscience et d’intention s’étendent au-delà des seuls humains, jusqu’au règne animal. Tout ce qui est humain n’est pas uniquement social et inversement tout ce qui est social n’est pas seulement humain : interactions, relations, coopération, association et même culture pourraient concerner le non-humain. Nos relations sociales ne se pensent et ne peuvent être repensées indépendamment de nos relations aux autres vivants, nos rapports sociaux étant toujours en même temps des rapports à la nature.
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9Sorte de traité du faire ensemble, l’ouvrage de Franck Fischbach traverse et interroge les auteurs les plus variés pour donner corps à l’affirmation fondatrice : la coopération dans l’activité sociale est la condition nécessaire pour pouvoir construire une société où priment réciprocité et complémentarité des humains. C’est un nous extensif qu’il faut penser et élaborer, moins défini par la production des biens et des services que par des activités non productives, indispensables à l’existence et au maintien de la vie sociale en tant que telle. On pourrait redire de notre grande société actuelle ce que Dewey en disait à un stade antérieur : « La Grande Société créée par la vapeur et par l’électricité peut être une société mais ce n’est pas une communauté9 ». Avec le passage de la Grande Société à la Grande Communauté, on entre vraiment dans le faire ensemble. C’est à ce faire ensemble, exigence incontournable de notre temps, que Franck Fischbach nous appelle car c’est à ce prix que notre société subsistera.