
Michel Tournier. Le cheminement d’une œuvre
1Deux ouvrages mettant à l’honneur l’écrivain Michel Tournier ont paru en novembre dernier dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard : un roman inédit de l’auteur, Les Fausses Fenêtres, édité, préfacé et annoté par Jacques Poirier, et des lettres de Tournier à son ami Hellmut Waller, transcrites et présentées par Arlette Bouloumié, sous le titre L’Invention de l’écrivain par lui-même. Lettres écrites à Hellmut Waller. 1962-2012. Ces publications, dont la parution coïncide avec le centenaire de la naissance de l’écrivain (19 décembre 1924), couvrent l’amplitude de sa carrière littéraire, commencée dans l’ombre au début des années 1950, après son échec au concours de l’agrégation de philosophie, et poursuivie jusqu’à sa mort, en 2016, même si ses productions se font rares et plus modestes durant les dix dernières années de sa vie (Journal extime, 2002, Le Bonheur en Allemagne ?, 2004, Les Vertes lectures, 20061).
Les Fausses fenêtres : un premier roman inachevé tout juste dévoilé
2Premier roman de Tournier, resté inachevé et jusqu’à présent caché, Les Fausses Fenêtres nous fait remonter aux sources d’une écriture. L’auteur s’est souvent exprimé sur l’existence de manuscrits avortés, volontairement enfouis au fond d’un tiroir, avant que Vendredi ou les limbes du Pacifique2 (1967) lui offre une visibilité dans le monde des lettres. La référence à Les Plaisirs et les pleurs d’Olivier Cromorne, sorte d’avant-texte non publié du Roi des Aulnes3 datant des années 1958-1962, est ainsi familière au lecteur tourniérien du Vent Paraclet4, l’autobiographie intellectuelle de l’écrivain. Celui-ci ne mentionne nullement, en revanche, le titre Les Fausses Fenêtres, que l’on découvre en 2017 dans le court recensement établi par Arlette Bouloumié des manuscrits de Tournier, à l’occasion de la réédition de ses romans dans la Bibliothèque de la Pléiade5. La chercheuse y indique l’existence, dans le fonds Tournier, d’un dossier intitulé « Les Fausses Fenêtres », signé du pseudonyme de Michel Amercœur et composé de deux projets différents, non datés : l’un, fragmentaire et à ce jour non publié, prend la forme d’un journal écrit quotidiennement par Michel Amercœur, l’autre est le roman inachevé paru en novembre 2024 sous le titre initialement commun aux deux entreprises. Ce roman est un récit initiatique à la première personne constitué de neuf chapitres évoquant, par la voix du narrateur et personnage principal, Nicolas, treize ans, le difficile passage de l’enfance à l’adolescence. Le jeune garçon, descendant d’une famille aristocratique, relate l’arrivée au château de Montmort d’un philosophe-précepteur, Porphyre, appelé par son père pour assurer son éducation intellectuelle et prendre la suite de Mamie, la vieille servante à l’affection toute maternelle. Nicolas voit alors la douceur et les certitudes de l’enfance ébranlées par le philosophe qui travaille à éveiller son esprit critique par le recours au paradoxe et à la contestation. Porphyre l’initie également à la différence des sexes en conviant à ses côtés des anges jumeaux, Gémeau et Gemelle, dont le pouvoir de séduction opère sur le jeune garçon. L’initiation de Nicolas est néanmoins ponctuée de déceptions et de nostalgie : ses aspirations amoureuses restent sans issue et sa confrontation « finale » à l’animalité du monde adulte s’avère peu rassurante. C’est sur cette découverte que se termine le récit, dans une sorte de « mise en suspens », qui l’« interromp[t] sans véritablement [l]’achever » (Jacques Poirier, p. 12-13).
3Malgré son inachèvement, ce texte présente un intérêt réel, moins pour le plaisir de lecture qu’il peut procurer que pour l’évolution de l’œuvre à venir qu’il permet d’apprécier. Les cent quarante-trois pages de la version éditée laissent une impression de lenteur et de longueurs. Celle-ci résulte en partie de la dimension cérébrale d’un récit dont l’intrigue demeure mince et peu incarnée, en dépit de la présence d’un personnage comme celui de Mamie, dont la description rend palpables la bienveillance et l’affection que lui prête l’auteur. Le texte, rédigé dans un style précieux et parfois suranné, s’apparente à « un conte allégorique ou fantastique6 » dépourvu d’ancrage naturaliste et peu propice à une immersion spontanée du lecteur dans l’intrigue. Tournier tirera des enseignements de cette première tentative romanesque en prétendant « devenir un vrai romancier, écrire des histoires qui auraient l’odeur du feu de bois, des champignons d’automne ou du poil mouillé des bêtes », sans renoncer aux « armes admirables que [s]es maîtres métaphysiciens avaient mises entre [s]es mains7 ». Comme l’analyse Jacques Poirier dans la préface des Fausses Fenêtres, le recours au journal constituera une étape dans cette quête d’une forme littéraire : « Dans le long processus qui conduit aux œuvres de la maturité, un tournant s’opère lorsque Tournier décide d’abandonner le modèle du conte pour donner à ses textes la forme d’un journal » (p. 13). Cette forme est retenue dès le Journal de Michel Amercœur, dont l’écriture date des années 1956-1958, et fera suite à celle du texte à l’étude. Elle est reprise dans Les Plaisirs et les pleurs d’Olivier Cromorne, et s’impose, en alternance avec un récit hétérodiégétique, dans les grands romans mythologiques auxquels Tournier doit son succès académique. Malgré les maladresses d’une œuvre de jeunesse qui cherche son style, le lecteur tourniérien est par ailleurs surpris, en parcourant Les Fausses Fenêtres, d’y retrouver un univers thématique et imaginaire qui lui est familier. Le fantasme de la gémellité, l’androgynie, l’idéal de l’enfant, le drame de l’adolescence, le rire, etc. : « le lexique de l’imaginaire est bien là », faisant des Fausses Fenêtres le « prélude » des romans mythologiques, qui « useront d’une autre grammaire narrative » (Jacques Poirier, p. 10). La circulation d’une œuvre à l’autre est aussi textuelle, comme le montrent les notes de bas de page établies par Jacques Poirier au fil du récit. Qui connaît le goût de Tournier pour l’intertextualité, y compris interne, ne saurait s’étonner de retrouver, dans Les Fausses Fenêtres, tel ou tel fragment ayant inspiré des passages de Vendredi ou les limbes du Pacifique ou du Roi des Aulnes. Les Fausses Fenêtres permet ainsi de mesurer tout à la fois l’unité de l’œuvre tourniérienne et le cheminement d’un auteur, fraîchement sorti de la philosophie, alors en quête d’une esthétique littéraire pour donner forme à des histoires « secrètement mues par les ressorts de l’ontologie et de la logique matérielle8 ». Le travail réalisé par Jacques Poirier pour l’établissement de la préface et des notes de l’édition des Fausses Fenêtres vient ainsi compléter et développer avec finesse et précision le court inventaire des manuscrits effectué par Arlette Bouloumié dans l’appareil critique des Romans de la Pléiade (2017). Surtout, la mise en regard de ces commentaires avec le texte même permet au lecteur de goûter pleinement ces références intertextuelles et d’entrevoir la genèse d’une œuvre ayant fait de son auteur un « classique » de la littérature.
Les lettres de Michel Tournier à Hellmut Waller : dans les coulisses de la création littéraire
4Les lettres de Michel Tournier à Hellmut Waller, retranscrites et regroupées par Arlette Bouloumié sous le titre L’Invention de l’écrivain par lui-même accompagnent cette évolution de l’écriture, depuis la rédaction de Vendredi ou les limbes du Pacifique, dont l’auteur annonce le projet dans une lettre de janvier 1963, jusqu’aux textes brefs de la maturité et au journal extime. Ces lettres sont le fruit d’une amitié de plus de cinquante ans entre l’écrivain et son ancien camarade d’études, né comme lui en 1924 et devenu procureur général. Leur rencontre remonte à 1946, à Tübingen, en Allemagne, alors que le jeune Michel Tournier a multiplié les démarches, au sortir de la guerre, pour pouvoir rejoindre ce pays qui lui est cher et y mener des études universitaires de philosophie. Il y fait la connaissance d’Hellmut Waller, inscrit en droit, chez les parents duquel il sera hébergé durant les premiers temps de son arrivée. Tournier passe trois ans à Tübingen puis rentre en France pour se présenter en 1950 à l’agrégation de philosophie. Les contacts cessent durant une dizaine d’années puis reprennent fin 1961 à l’initiative de l’auteur qui adresse une carte en français à son ancien camarade, qui « lisai[t] et même traduisai[t] brillamment cette langue » (p. 27). Les lettres reproduites dans L’Invention de l’écrivain par lui-même s’échelonnent du 12 février 1962 au 19 septembre 2012. Comme le précise Arlette Bouloumié en introduction de l’ouvrage, cette correspondance écrite « altern[e] pendant trente et un ans, de 1967 à 1998, avec des lettres parlées, enregistrées sur cassettes audio par Michel Tournier et archivées par Hellmut Waller » (p. 13). Tournier se réfère ponctuellement, dans ses lettres, à ces enregistrements audio, qui ont fait l’objet d’une transcription par Arlette Bouloumié et d’une publication aux éditions Gallimard en 2015 sous le titre Michel Tournier. Lettres parlées à son ami Hellmut Waller. 1967-19989. À l’instar des Lettres parlées, L’Invention de l’écrivain par lui-même contient les seules lettres de Tournier, qu’Hellmut Waller a conservées jusqu’à la fin de sa vie, y compris celles des premières années, alors même que Tournier était encore inconnu dans le milieu littéraire. Ces lettres ont par la suite été confiées à Arlette Bouloumié par le fils d’Hellmut Waller. Sur les cent quarante-six que comportait le dossier transmis, cent dix ont été reproduites, ainsi que le texte de sept cartes postales sur vingt-sept (voir « Note sur l’édition », p. 20). Les lettres retenues, explique la chercheuse, sont celles où « l’écrivain parle de ses projets, de ses romans en devenir, de leur édition, de leur réception, de leur traduction, de ses relations sociales et mondaines en liaison avec sa notoriété croissante, de ses relations internationales, de ses voyages, de ses rencontres » (p. 20). On peut s’étonner que plus de six ans séparent les deux dernières lettres reproduites, et que seuls trois textes couvrent la période allant de février 2003 à septembre 2012. S’agit-il d’un choix éditorial passant sous silence des textes plus personnels alors que les projets d’écriture se font rares, ou la correspondance se tarit-elle sous les effets de l’âge ?
5Un des intérêts de l’ouvrage réside, pour le lecteur, dans la découverte de la diversité de la carrière de Tournier, indépendamment de l’entreprise littéraire à laquelle il doit sa renommée. La première lettre retenue pour l’édition, datée du 12 février 1962, éclaire sur la richesse d’une vie professionnelle moins connue du public, que Tournier résume en quelques lignes à son ami, dans un portrait de lui-même couvrant les douze années écoulées depuis Tübingen :
Profession. Jusqu’en 1955 j’étais employé à la Radiodiffusion Française. De 1955 à 1959 j’ai occupé le poste de chef des relations extérieures à la station privée Europe n°1. Depuis 1959 je dirige le service des « droits annexes » aux éditions Plon. Le métier d’éditeur est certainement le plus beau du monde et celui qui vous met en contact avec les gens les plus divers et les plus intéressants. Il a comme seul défaut d’être assez mal payé. (p. 26)
6Non sans humour, Tournier évoque régulièrement par la suite les voyages qu’il entreprend en France pour Plon afin de vendre des romans-feuilletons aux grands journaux des régions visitées (p. 35). Sa carrière est aussi télévisuelle durant ces années précédant la sortie de Vendredi. La lettre du 9 février 1964 annonce la préparation de l’émission « Chambre noire », dont la diffusion est programmée à partir du mois de mai :
Durée 25 minutes. Fréquence : mensuelle. Sujet : tout ce qui touche à la photographie de près ou de loin. Je fais des reportages sur les grands photographes, sur les métiers photographiques (mode, publicité, journalisme etc.), sur l’histoire de la photo (les plus anciens appareils), sur la technique etc. (p. 41-42)
7Saluée par la critique et bien accueillie par le public, l’émission bénéficiera par la suite d’une reprogrammation le samedi soir au lieu du mardi, et fera de Tournier « l’homme-photo », sollicité pour de multiples projets photographiques :
L’hebdomadaire Les Nouvelles littéraires me demande un article sur Man Ray qui vient de publier ses mémoires. Aujourd’hui même a été diffusée une émission de TV spéciale sur la fête des Mères signée par ton serviteur. Quarante photos maternelles et attendrissantes en diable, choisies et commentées par moi. (p. 43)
8Les déplacements sont alors nombreux à la rencontre de photographes et plusieurs ouvrages associant textes et photographies naîtront de ces entretiens. Malgré son peu d’estime pour la télévision, l’auteur s’est construit une solide expérience télévisuelle, au point d’avoir été sollicité — apprend-on dans la lettre du 27 août 1971 — par le nouveau directeur de la première chaîne de télévision pour devenir son conseiller culturel. Projets à la radio, émissions de télévision, rédaction d’articles pour des journaux, on découvre ainsi en Tournier une « personnalité publique », avant même le succès de Vendredi ou les limbes du Pacifique.
9Il est beaucoup question de ce premier roman dans les lettres de l’écrivain, qui s’exprime presque systématiquement sur ce projet entre la lettre du 28 janvier 1963 et celle du 19 novembre 1967. Nous assistons, allusivement d’abord puis explicitement, à la naissance d’une œuvre, dont la régularité d’écriture souffre des obligations professionnelles de l’auteur, à court de temps pour « “recopierˮ ce qui est tout écrit déjà dans [s]a tête » (p. 34). Des lectures préparatoires à la réception du contrat d’édition de Gallimard, puis à la préparation du lancement de Vendredi ou les limbes du Pacifique dans la presse, le lecteur assiste en coulisses à la fabrication de ce classique. Ces informations anecdotiques et parfois inédites viennent compléter celles déjà publiées dans les Lettres parlées, dont la première lettre, datée du 20 décembre 1967, intervient après l’attribution du Prix du Roman de l’Académie française à Vendredi. Autre découverte littéraire, celle des multiples échanges entre Tournier et son ami au sujet de l’important travail préparatoire du Roi des Aulnes, désigné par l’auteur dans ses lettres sous le titre allemand Erlkönig. Dès 1966, avant même la parution de Vendredi, l’écrivain met régulièrement à contribution Hellmut Waller, alors chargé de requérir contre les crimes nazis, pour vérifier des détails historiques ayant trait à la Seconde Guerre mondiale, cadre temporel du roman à venir :
Il faudrait que j’aie accès soit à la littérature nazie interdite et saisie par les autorités, soit aux archives d’un quelconque institut d’histoire des trente dernières années, soit à la bibliothèque d’un maniaque ayant collectionné tout ce qui concerne le iiie Reich. C’est que je songe à écrire un livre où ces éléments joueraient un certain rôle. (p. 70)
10La correspondance fait ainsi ressortir le rôle de premier plan joué par Hellmut Waller dans la collecte et la vérification d’informations pour Le Roi des Aulnes, tant Tournier apparaît soucieux que son « histoire soit crédible et acceptable » (p. 93) pour le public français de l’édition originale et pour le public allemand, en vue d’une traduction du roman. C’est d’ailleurs à Hellmut Waller qu’il confiera cette mission, à la suite de leur collaboration documentaire pour Erlkönig. De traduction, il est souvent fait mention dans la correspondance à partir du Roi des Aulnes, Hellmut Waller devenant le traducteur désigné des œuvres de Tournier. Leurs échanges, notamment pour des faits de traduction, apportent aussi des précisions sur les dates et les circonstances de rédaction de textes brefs, dont le regroupement en recueil (Le Coq de bruyère, 1978, Le Médianoche amoureux, 198910) tend à estomper la diversité. Car Tournier est aussi un écrivain de commandes et ne cache pas, dans ses lettres, l’intérêt pécuniaire que peuvent représenter les sollicitations extérieures, par des magazines ou de grandes marques en quête de textes à visée publicitaire.
11Tout au long de ces lettres, les considérations littéraires s’entrecroisent avec des projets plus personnels : investissements immobiliers, voyages en France ou à l’étranger, retrouvailles familiales et amicales. Au gré des découvertes que réserve l’ouvrage, se retrouvent l’humour et le sens de la provocation, l’érudition et la liberté de ton qui ont contribué à « l’invention de l’écrivain par lui-même ». Mais l’auteur se découvre aussi comme lecteur dans ses échanges avec Hellmut Waller à qui il confie ses coups de cœur, pour Les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, L’Éphémère de Jacques Brosse, Les Choses de Georges Perec, ou encore Les Boulevards de ceinture de Patrick Modiano, son « favori » (p. 120) parmi les cent cinquante romans à départager lors du Prix Goncourt de 1972. Plus intimistes, les dernières lettres de Tournier émeuvent par une poésie de la brièveté et une écriture du quotidien, qui semblent accompagner l’avancée en âge de l’auteur, dont l’amour des mots n’a jamais faibli.