Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Juin 2025 (volume 26, numéro 6)
titre article
Clara de Courson

Au vif de la langue

Éric Bordas (dir.), La notion d’expressivité, Langages, no 228, 2022/4, EAN 9782200934279.

1C’est sur une notion aussi structurante qu’évanescente des sciences du langage que le numéro 228 de la revue Langages propose de revenir, en interrogeant tout à la fois son cadrage conceptuel et son rendement heuristique. Éric Bordas, auquel on doit cette heureuse initiative, interroge depuis longtemps déjà les présupposés disciplinaires de la stylistique (discipline à laquelle le numéro fait la part belle, en proportion de l’importance qu’y revêt la notion à l’étude) et les réserves que l’on peut formuler à l’endroit de son institutionnalisation académique1. Ce numéro s’inscrit dans la continuité de ce questionnement, mais à la faveur d’un pas de côté qui en élargit la focale : en reprenant l’enquête à partir de l’expressivité2 et en s’employant à pallier ses carences définitionnelles, dont les recherches stylistiques font indirectement les frais, il étend le terrain de l’analyse au reste des sciences du langage et permet de précieux échanges de vues entre les sous-disciplines du champ. Dans le sillage d’une enquête patiemment amorcée par Éric Bordas, au fil de plusieurs articles importants3, ce volume conjoint en effet des réflexions d’ordre divers : l’épistémologie de la notion d’expressivité, en synchronie et en diachronie, se prolonge par des études de cas, elles-mêmes ressaisies dans une nouvelle proposition de cadrage théorique de la notion. On ne peut que saluer la multiplicité des focales convoquées au chevet de l’expressivité, à l’occasion d’un numéro qui révèle combien les sciences du langage et du texte, dans toute leur diversité, sont sollicitées par cette épineuse notion : et si la petite centaine de pages qui recueille ces différentes approches est loin de solder la problématique qui les anime, c’est sans doute aussi sa vertu que de relancer le questionnement sans pour autant prétendre en faire le tour.

2Repartant de la banalisation du terme dans les analyses de textes ou de discours, corollaire inévitable de son floutage définitionnel, Éric Bordas propose en ouverture un très stimulant tour d’horizon de la notion d’expressivité. Il en rappelle la vocation transsémiotique : ainsi que l’adjectif expressif, dont il dérive, le mot est d’emploi courant en musique ou en peinture — même si c’est dans le champ des productions verbales qu’il s’est spécialisé, à mesure que l’« expressivité » s’est constituée en objet théorique. D’Antoine Meillet à Henri Frei en passant par Charles Bally, qui la place au centre de la « science du sens et de l’expression » qu’il ambitionne de développer, l’expressivité traverse les investigations linguistiques du premier xxe siècle, et bien au-delà. Souvent associée aux notions cousines de valeur, d’affectivité, de subjectivité mais aussi d’écart, elle recoupe étroitement le territoire conceptuel où prend naissance la discipline stylistique, envisagée par Bally comme « l’étude de ces aspects affectifs et expressifs de la langue de tout le monde » (p. 12). Face à l’« [e]xpression grammaticale et linguistique », se déploie une « expressivité discursive (stylistique) » (p. 13), entendue comme une « marque d’individualisation dans la globalité du matériau verbal qu’est l’expression » ; on comprend sans peine la fortune d’une notion qui s’est d’emblée donnée en partage aux usages littéraires et aux pratiques langagières communes.

Éclairages théoriques

3Anamaria Curea (« Retour sur le statut épistémologique de l’expressivité en linguistique, au regard de l’École genevoise de linguistique générale ») s’emploie à rappeler les desseins théoriques et les dynamiques exploratoires qui ont débouché, au sein de la première école de Genève (considérée à partir de trois de ses principaux représentants, Bally, Sechehaye et Frei), sur la stabilisation du domaine notionnel couvert par l’expressif. Celui-ci se présente comme le levier d’une linguistique qui place en son centre les notions de subjectivité, de variation et de contingence — trois facteurs de perturbation de l’ambition théorique, éprise d’abstraction et de modélisation, qui expliquent que l’expressivité se soit très tôt vouée à une « pensée de la gradualité et du continuum » (p. 38). Mais l’intérêt de cette très fine approche sémasiologique est de mettre aux jours les flottements dénominatifs et sémantiques qui ont présidé à l’émergence de la notion d’expressivité, augurant sans doute de sa durable indéfinition conceptuelle : entreprenant de circonvenir l’extension de l’expressif, Anamaria Curea montre que le mot oscille d’entrée de jeu, chez Bally, entre un sens large (ce qui peut être exprimé) et une acception restreinte (ce qui touche à l’affectivité et la subjectivité) : on reconnaît là les éléments constitutifs du binôme expression/expressivité élaboré par Guillaume… mais qui s’exprime chez Bally par l’opposition entre communication (normative, conventionnelle) et expression (subjective, émotive). S’agissant de mots si équivoques et labiles (sans doute parce qu’eux-mêmes sont singulièrement expressifs), capables de passer sans coup férir d’une catégorie à son opposé, comment s’étonner que l’expressivité tienne, aujourd’hui encore, du miroir aux alouettes linguistique ?

4L’étude de Bernard Combettes (« La linguistique historique et l’expressivité : les avatars d’une notion ») se consacre aux points de rencontre entre la notion d’expressivité et la problématique du changement linguistique4. Le diachronicien s’attache à suivre à la trace la notion dans les études de linguistique historique. Partant des réflexions de Meillet ou Bally sur l’usure des formes langagières, leur routinisation occasionnant une perte de valeur expressive et nécessitant l’invention de nouveaux tours, Bernard Combettes se concentre sur des faits de prosodie ou de syntaxe engageant des procédés d’emphase ou d’émotion (accent d’insistance, négation explétive, ordre marqué des constituants, constructions disloquées). Le très faible degré de conceptualisation de cette notion, dans les travaux étudiés (à la différence de ceux de l’école de Genève, où la place ménagée à l’expressif engage une plus forte réflexivité sur son maniement) amène Bernard Combettes à doubler son approche initiale, sémasiologique, d’une perspective onomasiologique, en intégrant à l’étude les notions connexes d’insistance, de mise en valeur ou en relief. Plutôt qu’elle ne brouille l’angle d’analyse, cette prise en compte des notions qui gravitent autour de l’expressivité — ses « avatars » — permet à Bernard Combettes de mettre en évidence leur remplacement progressif par les notions d’emphase et de saillance, qui déportent l’« aspect “personnel” » (p. 52) de l’expressivité sur un plan informationnel mieux à même d’être décrit par l’outillage linguistique, alors que le renouveau des études diachroniques (autour de Traugott notamment) accomplit la fusion de la problématique de l’expressivité avec celle de la subjectivité, en reconsidérant la notion sous l’angle du processus de grammaticalisation.

Travaux pratiques et perspectives

5À ces très riches tours d’horizon notionnels succèdent des études de cas — non moins substantielles. Stéphane Bikialo et Julien Rault (« Expressivité, exclamation et ponctuation ») proposent d’aborder l’expressivité à l’aune d’une de ses réalisations prototypiques : l’exclamation. Indépendamment de la variété des effets sémantiques englobés par ce type de phrase, le marqueur graphique qui lui est associé (le point d’exclamation) a l’avantage d’être un « signe relativement monovalent dont la fonction relève de l’insistance, du renforcement, participant à la saillance d’un segment » (p. 59) ; l’historicisation du ponctuant révèle toutefois sa richesse pragmatique, les auteurs relevant notamment le progressif déplacement d’une expressivité exclamative (centrée sur le locuteur) vers une impressivité (centrée sur le récepteur), qui charge le signe illocutoirement, voire d’une valeur perlocutoire : marquée soit par une incomplétude, soit par une redondance formelle, l’exclamation est bien souvent accusée, en particulier en contexte politique ou publicitaire, d’opérer une exhibition des affects qu’elle ne prétend qu’intensifier. L’étude se referme par un étonnant pas de côté, consistant à observer l’expressivité exclamative là où elle n’est pas la bienvenue : l’écriture plate d’Ernaux. Dans Les Années, le point d’exclamation est cantonné aux segments où l’hétérogénéité énonciative affleure, et plus particulièrement aux énoncés parémiques, politiques ou publicitaires, dont il accompagne et souligne la visée perlocutoire : accentuant par retour de balancier « l’inexpressivité revendiquée du discours de la narratrice », ces segments permettent aussi aux auteurs de circonvenir une « expressivité commune » (p. 70), bien loin de la subjectivation énonciative sur laquelle on rabat trop systématiquement la notion.

6Dans l’article suivant (« De l’expressivité des figures du discours »), Marc Bonhomme replace la notion d’expressivité dans la perspective rhétorico-pragmatique qui est la sienne. Le champ sémantique de l’expressivité s’avère à la fois omniprésent et polyvalent dans l’analyse des figures du discours, puisqu’il en souligne alternativement l’impact émotif (affectivité), cognitif (mise en relief) ou esthétique (ornementation), voire la dimension intersubjective ; au lieu de se saisir de l’expressivité pour structurer une théorie englobante de la figuralité, le maniement de la notion s’avère toutefois le plus souvent cavalier et « fragmentaire » (p. 76). L’étude s’attache ensuite, à partir d’un corpus médiatique et littéraire très diversifié, à trois figures qui ont en commun de « renforce[r] le rendement des énoncés » (p. 78) tout en mettant en jeu des mécanismes linguistiques bien différents : la métaphore, l’hyperbole et — plus inattendu — le mot-valise. Il s’agit pour Bonhomme de cerner la spécificité de l’expressivité figurale : la saillance de la figure dans le déroulé discursif s’accompagne d’une « surcharge du sens » (p. 80) ; mais la portée expressive de la figure est conditionnée à sa réussite pragmatique, laquelle n’est jamais acquise : quelques exemples d’« échec interactif par manque d’impact » (p. 83) permettent à Marc Bonhomme de rappeler que l’expressivité est avant tout un phénomène communicatif5.

7Nicolas Laurent (« Formes de la prédication phrastique et expressivité ») s’intéresse, quant à lui, à la dimension expressive de certaines formes de phrase. À partir d’une très fine lecture de Guillaume, l’auteur dégage deux « prototypes expressifs antagonistes » (p. 90) dont il détaille de fort près les modalités syntaxiques et les éventuels enjeux pragmatiques : dans l’un, la réduction de la relation prédicative induit son implicitation (ainsi des interjections émotives) ; dans l’autre, la prédication subit une forme d’explicitation à visée apodictique (ainsi des phrases construites à partir d’un présentatif corrélatif). Qu’elles exercent une action « réductrice » ou « augmentative » (p. 91) sur la prédication, ces variations expressives sur la phrase de base mettent profondément en jeu le sujet énonciatif — soit en le constituant en pur sujet d’expérience, hors de toute relation allocutive, soit en orientant délibérément l’articulation prédicative.

8La contribution de Dominique Legallois (« Analyse critique des éléments définitoires du phénomène expressif ») fait suite à une première réflexion sur le sujet, menée conjointement avec Jacques François6 et ayant débouché sur l’identification de trois types de manifestation de l’expressivité, fréquemment imbriqués : « une manifestation pathétique relative à l’émotion, une manifestation mimésique relative à la fonction de re/présentation et une manifestation éthique relative au caractère de l’énonciateur » (p. 103). Après être revenu sur cette conception tripartite de l’expressivité, l’auteur s’attache plus particulièrement au mode mimésique, qui présente à ses yeux l’intérêt de faire droit à une expressivité où la dimension émotionnelle n’a pas de part, donc d’intégrer à l’analyse du phénomène expressif des genres de discours (scientifique, notamment) qui en sont d’ordinaire exclus. Dominique Legallois reconsidère ensuite l’expressivité sous les angles successifs de la « dé-formation » syntaxique ou sémantique qu’elle génère et de la fonction de monstration qu’elle engage : engageant un dialogue serré avec nombre d’autres théoriciens de la notion, l’article élargit considérablement la perspective au moment de refermer le numéro. Loin toutefois de brouiller les clarifications théoriques que celui-ci apporte par une extension inconsidérée du phénomène expressif, il ouvre la voie à un véritable programme de recherche : celui-ci consiste à appréhender l’expressivité comme un principe révélateur « de processus généraux en œuvre dans les énoncés », de manière à ouvrir « des perspectives renouvelées sur la syntaxe, la sémantique et la pragmatique des langues » (p. 116).

Retour aux sources

9De très haute volée théorique, ce numéro requiert de ses lecteurs une certaine familiarité avec le lexique et l’outillage de l’analyse linguistique : la variété des perspectives déployées en fait toutefois un objet susceptible d’intéresser des chercheurs et chercheuses issus d’horizons variés. La grande diversité des approches s’équilibre dans la convergence des diagnostics formulés sur l’expressivité (son imprécision notionnelle, sa dimension transsémiotique, les liens étroits qui l’attachent au changement linguistique, sa dimension foncièrement communicative…) et la récurrence de certains schèmes d’analyse (la pensée en continuum, par binômes polarisants, par division polysémique). Opérant à tous les niveaux de la langue et du discours (phonétique, phonologie, morphologie, sémantique, syntaxe, pragmatique, rhétorique), disposant d’un potentiel heuristique rare, l’expressivité est à l’évidence un beau sujet linguistique : il est peu de notions que les sous-disciplines des sciences du langage aient si largement en partage et qui, à la fois consensuelle et indéchiffrable, donne avec une telle constance matière à relancer le mouvement spéculatif. La réflexion semble d’ailleurs, par endroit, se tendre à elle-même un miroir : l’usure des formes linguistiques, péril suprême de l’expressif, ne ressemble-t-elle pas en quelque manière à celle des notions théoriques ? À la solliciter étourdiment, à la mettre à toutes les sauces commentatives, l’expressivité est sans doute devenue, elle aussi, une notion qui n’imprime plus — un automatisme du commentaire de texte, alors qu’elle avait constitué le terreau nourricier d’un élargissement prometteur de la description linguistique. Et l’on se prend à lire dans les mots de Meillet sur l’usure des éléments langagiers comme une prémonition involontaire : « Un mot nouveau frappe vivement la première fois qu’on l’entend ; dès qu’il a été répété, il perd de sa force ; et bientôt il ne vaut pas plus qu’un élément courant depuis longtemps7. » Ce n’est pas là, sans doute, la moindre vertu de ce numéro de Langages que de s’évertuer, en scrutant patiemment la notion, à rendre son expressivité à l’expressivité.

10Ce numéro a aussi quelque chose d’un aide-mémoire, réactivant des choses connues, mais rangées un peu loin dans notre grenier intellectuel ; il donne aux spécialistes de la langue des pistes précieuses pour relancer leur réflexion en revenant aux sources : on s’y remémore les liens étroits qui unissent l’émergence de la linguistique comme discipline autonome avec l’étude des phénomènes affectifs et psychologiques, mais aussi le terrain de jeu que Bally donnait à la stylistique alors qu’il l’inventait — combien éloignée de sa pratique actuelle, à l’heure où l’institutionnalisation de la discipline l’a aussi arrimée à l’étude du canon littéraire et à la préparation aux concours de recrutement du second degré. Il est bon de rappeler aux stylisticiens qu’ils et elles peuvent aussi (et peut-être d’abord) être linguistes, et pourquoi pas dans l’enthousiasmante perspective ouverte par Bally.

11Le numéro est trop riche et substantiel pour qu’il y ait lieu d’exprimer des regrets à son sujet ; on peut toutefois rêver à des suppléments, que les années qui viennent de manqueront pas de lui apporter sous une forme ou une autre. Cette livraison de Langages aurait ainsi pu recueillir une approche de l’expressivité en diachronie longue. L’essentiel du propos de Bernard Combettes s’ancre en effet dans les travaux linguistiques du xxe siècle : c’est là le gage, assurément, d’une analyse qui se donne des objets comparables, mais aussi un angle bien naturel pour étudier un mot qui n’est attesté qu’au mitan du xixe siècle. En privilégiant une perspective diachronique élargie pour circonvenir la nébuleuse onomasiologique de l’expressivité au temps des Belles-lettres, l’étude aurait notamment pu rencontrer de belles prises à l’aube des Lumières — période que Bernard Combettes traverse à vive allure, se contentant d’un rapprochement (fort judicieux au reste) de la problématique expressive avec l’opposition, chez Beauzée, entre « langage de l’esprit » et « langage des sentiments » (p. 46). Mais c’eût alors été un autre article, où la linguistique historique n’aurait guère eu sa place : on se contentera pour finir d’esquisser un des horizons expressifs qui aurait pu, dans une tout autre optique, être traversé.

12L’expressivité linguistique est une question qu’un Diderot, par exemple, a beaucoup agitée : mais elle est plus affaire, au xviiie siècle, d’écrivains ou de philosophes que de grammairiens proprement dits. Starobinski a eu des mots heureux sur le sujet, qui rappelle combien Diderot a rêvé à « réduire la distance entre le sentiment et son signe », de sorte à « privilégier, au nom de la vérité expressive, toutes les composantes préverbales ou extraverbales8 » : c’est bien l’expressivité qui aiguillonne le dramaturge en Diderot, chaque fois qu’il travaille à « modifier son texte, le rompre, le multiplier, l’écheveler, pour le rendre apte à accueillir la diction pathétique de la pantomime, les gestes éloquents9 ». Car le langage expressif ne s’atteindra, à ses yeux, qu’en exploitant les composantes suprasegmentales de l’énoncé et en les adossant à une rhétorique du geste éloquent — en incorporant le discours. On rencontre ici la piste d’une notion capitale pour le second xviiie siècle, et pour les poétiques diderotienne et rousseauiste plus spécifiquement : l’accent10. Elle correspond à un décalage de la norme prononciative, généralement sous le coup d’une empreinte affective. Les Encyclopédistes glosent souvent cette acception au moyen du syntagme « accent oratoire11 », par opposition à l’accent grammatical ; elle est désormais largement prise en charge par le concept phonologique englobant d’intonation. L’« accent » des Lumières invite à penser sur nouveaux frais la notion rhétorique d’emphase, à laquelle il s’articule étroitement dans les traités d’art oratoire du xviie siècle : chez Diderot et ses contemporains, il devient l’emblème lexical de l’énergie passionnelle.

13L’accent est « le dépositaire de l’individualité » ; « c’est lui qui porte l’évidence unique de la personne, du sentiment, de l’instant »12. Autour de cette notion-clef se noue une problématique insistante du xviiie siècle, dont nos questionnements linguistiques (littéraires, aussi) sont encore les dépositaires : comment restaurer une singularité expressive à travers le répertoire partagé et conventionnel du langage ? Comment préserver l’individualité du sentiment dès lors que celui-ci ne dispose, pour s’exprimer, que du répertoire usagé et mutuel des signes linguistiques ? On reconnaîtra les futurs questionnements des linguistes de l’expressivité en filigrane du Salon de 1767, dans la « bouffée philosophique13 » de la « Promenade Vernet » :

C’est une variété d’accents […] qui supplée à la disette des mots […]. La quantité des mots est bornée. Celle des accents est infinie. C’est ainsi que chacun a sa langue propre, individuelle, et parle comme il sent, est froid, ou chaud, rapide ou tranquille, est lui et n’est que lui, tandis qu’à l’idée et à l’expression il paraît ressembler à un autre… […] Jamais aussi vous n’avez entendu chanter le même air, à peu près de la même manière par deux chanteurs. Cependant et les paroles et le chant, et la mesure, autant d’entraves données, semblaient devoir concourir à fortifier l’identité de l’effet. Il en arrive cependant tout le contraire. C’est qu’alors la langue du sentiment, la langue de nature, l’idiome individuel était parlé en même temps que la langue pauvre et commune. C’est que la variété de la première de ces langues détruisait toutes les identités de la seconde, des paroles, de la mesure et du chant. Jamais depuis que le monde est monde deux amants n’ont dit identiquement, je vous aime ; et dans l’éternité qui lui reste à durer, jamais deux femmes ne répondront identiquement, vous êtes aimé14.

14L’« accent », c’est l’un des costumes notionnels que l’expressivité linguistique a pu enfiler, et non le moins captivant ; il y en a bien d’autres, que le numéro de Langages recueille avec acuité. Il est vrai qu’on se trouve, avec l’accent, aux confins de la grammaire, pour parler avec les mots du temps, et de la philosophie (non loin de la musique, aussi) ; mais c’est bien le propre des Lumières d’avoir fait marcher les disciplines main dans la main. Fasciné par la « magie prosodique15 », le xviiie siècle dirige la focale expressive sur son volet intonatif ; la linguistique moderne témoignera sur ce sujet d’une sensibilité plus syntaxique. Elle n’en réélabore pas moins, à travers la notion d’expressivité, une problématique très ancienne ; chacun de ses avatars atteste, à sa manière, la difficulté intacte de l’outil notionnel (qu’il se nomme accent ou expressivité, ou autrement encore) à saisir le vif de la langue. Au reste, on aurait beau jeu de reprocher à un numéro qui frappe à tant de portes d’en tenir quelques-unes fermées ; on se repose d’âge en âge les questions vraiment intéressantes, chaque fois un peu différemment et chaque fois sans solder le débat, de manière à laisser à d’autres le plaisir d’y revenir par des chemins neufs.