Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Février 2025 (volume 26, numéro 2)
titre article
Julien Zanetta

« Un uomo del nostro tempo ». Baudelaire selon Milo De Angelis

Un uomo del nostro tempo”. Baudelaire according to Milo De Angelis
Milo De Angelis, I Fiori del male di Baudelaire, Milan : Mondadori, coll. « Lo Specchio », 2024, 440 p., EAN 9788869978333.

1Après un admirable De rerum natura il y a deux ans, le poète italien Milo De Angelis s’est affronté, cette année, à Baudelaire. Rien de moins. Pour De Angelis, Baudelaire est une vieille connaissance : en 1978, il publiait une traduction des Paradis artificiels (Parme, Guanda) — texte qui en était alors à sa quatrième traduction italienne1. C’est qu’en Italie, Baudelaire occupe une position particulière2. Le poète a tenté parmi les plus remarquables plumes, dès la deuxième moitié du xxe siècle en particulier, de Pier Paolo Pasolini3 à Giorgio Caproni en passant par Attilio Bertolucci, Mario Luzi, Antonio Prete ou Giovanni Raboni — également éditeur des Opere pour la collection « Meridiani ». De Angelis le sait. Mais Baudelaire étant une obsession au long cours, il lui a fallu oser la confrontation et donner une version propre de l’œuvre emblématique. Sur la jaquette, le paragraphe de présentation commence par le mot-clé de toute retraduction : « Rieccoci », nous y revoilà, une fois de plus, Baudelaire encore. S’engager dans le chemin battu du « bréviaire de mélancolie » le plus fameux de la littérature française s’avère un pari audacieux. Qui retraduit a l’habitude de s’entretenir avec les fantômes : certaines voix résonnent encore selon le bonheur des solutions trouvées, selon les écueils évités ou vaincus.

2Milo De Angelis n’a guère besoin de douter : son œuvre s’est imposée comme l’une des plus importante de la poésie italienne contemporaine. Sa voix est, entre toutes, reconnaissable. Pour qui les a lus, Somiglianze (1976), Terra del viso (1985), Tema dell’addio (2005) ou Incontri e agguati (2015) sont mus par un ton distinct. De là à le faire entendre dans les vers de Baudelaire ? C’est ce que la couverture du livre nous indique sans ambages : l’auteur, dont le nom s’inscrit en tête, en caractère gras, est bien Milo De Angelis, et le titre du livre : I fiori del male di Baudelaire. Si le traducteur se voit typographiquement promu au rôle de créateur, le poète a rejoint le titre de son œuvre en un lien indissoluble, qui semble aussi une expression figée où les espaces seraient des tirets : il s’agit d’une « version d’auteur », selon l’expression ambiguë qui fait s’équivaloir deux univers créatifs sans précellence. Plus exactement, selon cette présentation éditoriale étonnante (la typologie de la couverture Mondadori est la même que pour le Lucrèce ou que pour le volume rassemblant Tutte le poesie, 1969-2015), nous tenons le Baudelaire de De Angelis, son Baudelaire — la retraduction étant parfois acte délibéré de réappropriation sinon d’assimilation4. Le possessif implique une série de questions : qu’est-ce que De Angelis a fait de Baudelaire ? C’est-à-dire, comment l’a-t-il traduit, quel visage lui a-t-il donné, de quelles couleurs nouvelles l’a-t-il paré ? Soit, en quoi est-ce que ce Baudelaire diffère des autres déjà connus, quel est son trait distinctif, son inscription particulière dans l’époque historique — pourquoi retraduire Baudelaire aujourd’hui ? Ce qui invite aussi à se demander : qu’est-ce que Baudelaire a fait à De Angelis ? Si cette dernière question demeure en suspens, il nous appartient de trouver quelques éléments de réponses aux premières.

3De Angelis a reconnu en Baudelaire « un uomo del nostro tempo5 », un homme de notre temps, résolument moderne, dans son angoisse comme dans ses contradictions, dans ses curiosités comme dans ses partis pris. Des « Tableaux parisiens » à « Révolte », la scène des Fleurs est toujours la nôtre ; le poète qui s’y débat serait un contemporain idéal, blessé, en proie à une peur métaphysique de nature à endommager toute certitude. « Comme nous », affirme le traducteur, le spleen le persécute ; aliéné comme nous, il doit comprendre l’immensité et l’étrangeté des villes tentaculaires, comme nous, il est un être de la schize, « oxymore vivant6 » écartelé entre des polarités extrêmes et inconciliables, des émotions discordantes, des attractions et des répulsions aussi injustifiables que fascinantes. « Incarnation historique du Double7 », « poète exemplaire8 », Baudelaire s’impose comme notre miroir nécessaire. Autant de raisons pour remettre les Fleurs sur le métier et comprendre pourquoi les traduire équivaut à une véritable relance poétique.

4Un critique italien a immédiatement salué la réussite de l’entreprise : « Ecco il Baudelaire che più somiglia a Baudelaire9 » (« Voici le Baudelaire qui ressemble le plus à Baudelaire »). Encore eût-il fallu savoir à qui Baudelaire ressemblât. Derrière la formule frappante (et un peu facile), on entend l’équivoque propre au jugement de l’œuvre traduite : syntonie parfaite entre auteur et traducteur, le premier trouve dans le second un interprète si magistral, si adéquat qu’il le révèle dans une autre langue. Sauf que tel n’est pas le désir de De Angelis : nous ne sommes plus au temps de la découverte, ni de la révélation. Avec une quarantaine de traductions italiennes des Fleurs du mal, Baudelaire fait figure d’ultra-traduit. Œuvre dont la renommée est aussi immuable que ses propositions esthétiques et formelles abondamment discutées, il remplit l’ensemble des conditions (devenues classiques) identifiées par Italo Calvino pour être qualifié de classique. La onzième, plus particulièrement, caractérise le mieux le projet de De Angelis : « “Ton” classique est celui qui ne peut pas t’être indifférent et qui te sert à te définir toi-même par rapport à lui, éventuellement en opposition à lui10 ». Si l’on pense au rapport que De Angelis entretient à la ville, à Milan plus particulièrement, on comprendra que Baudelaire s’impose comme intermédiaire essentiel, à la fois aiguillon incitateur et terme à dépasser11.

5En ouverture du volume, De Angelis a soin de guider sommairement ses lecteurs : une introduction et quelques notes explicitent ses intentions12. Mais rien de trop disert, la sobriété domine. Peu de notes de compréhension, quelques balises éparses. Aux nouveaux arrivés, une recommandation, aussi : « À une passante », « vi consiglio di iniziare proprio da lì » (je vous conseille justement de commencer par là). Telle est la clé de voûte que le traducteur s’est choisie, la pièce la plus représentative, icône fulgurante tenant ensemble tout un parcours de lecture. À l’égard de la langue, De Angelis se montre d’un respect extrême : prudent, il se tient au plus près du lexique français (aux dépens, parfois, des effets sonores) et s’emploie à répliquer quand il le peut certaines hardiesses formelles. Et, loin de l’effet produit par la couverture Mondadori, il pourrait rejoindre à bon droit cette « voie de l’humilité » proposée par Gianluca Leoncini : « respect philologique et sémantique du texte source, pertinence et sobriété des solutions lexicales apportées »13. Pas de substitution d’un poète par un autre, en somme. Peut-être aura-t-il médité les leçons et les mises en garde de Mario Richter, jadis, pour qui l’ennemi du traducteur était, justement, la fausse simplicité de Baudelaire : le vocabulaire a beau ne pas être d’une extrême complexité14, les multiples effets de ses vers, du son au sens, sont notoirement connus pour leur double fond, leurs échos à l’échelle de l’œuvre, leur cohérence retorse.

6L’alexandrin français, vers dominant des Fleurs du mal, ne possède pas de strict équivalent italien — on parle parfois du doppio settenario, double heptamètre dont la régularité et la scansion rappellent la cadence du douze. Dans sa version, De Angelis opte pour un vers non métrique, élastique, avec la majuscule pour initier la phrase et non la ligne. Au contraire de Bertolucci ou Caproni (pour une large partie), il ne privilégie pas un passage à la prose15. Demeure tout de même le vers, reconnaissable à certains effets de coupe (les rejets ou les enjambements les plus résolus). Mais c’est un vers non-compté, libre si l’on veut, dont l’attention se porte sur le mot précis plus que sur la scansion : peu d’inventions, peu de tentatives aventurées, le calque lexical tient lieu de boussole. Des expressions fulgurantes, cependant, s’imposent au lecteur : le « grand deuil » de la passante se ramasse avec élégance en un « lutto stretto » ; le « cœur sombre et boudeur », dans le « Goût du néant », se fait « cuore cupo e immusonito ». On pense aussi aux additions adroites, dont l’allitération à l’ultime strophe des « Sept vieillards » (« la tempesta risuonando sviava i suoi sforzi »), ou encore le chiasme au cœur d’un vers des « Chats » : « freddolosi come loro e come loro sedentari ».

7Quant au genre des mots qui change d’une langue à l’autre, de nouveaux jeux s’inventent avec profit : la Douleur de « Recueillement », qui est masculine en italien (il Dolore), s’apparie parfaitement au Soir, qui est féminin (la Sera). Parfois, le jeu prend un autre tour ; De Angelis, respectant l’italien, traduit « Paris » au féminin, ce qui, dans un poème comme « Crépuscule du matin », offre une fin insolite avec cette « laboriosa vegliarda », allégorie d’un nouveau type. Ailleurs, on entend parfois quelques distances dans les détails : le « muro » italien ajoute épaisseur et densité à la frêle « cloison » française dont « Le Balcon » décrit l’étrange et progressive opacification. Le « maraudeur » du « Goût du néant », est-il bien ce « predatore », plus agressif et menaçant ? Les « beautés de vignettes » de « L’Idéal », ces « bellezze ornamentali » ? Bien sûr, dans « Les petites vieilles », il est surprenant d’entendre le vers préféré de Marcel Proust — « Débris d’humanité pour l’éternité mûrs ! » — apparaître en italien comme des « Resti umani maturi per l’eternità ! ». La puissance cadavérique et réifiante des restes (tout à fait en ligne avec Baudelaire) prend le pas sur la famille humaine dont la petite vieille était la fragile représentante. De même, le contact clé au centre du chiasme ne s’opère plus entre humanité et éternité, mais humanité et maturité.

8Pointer du doigt les choix moins heureux ou contestables relèverait de l’indélicatesse : le jeu des erreurs, dans le domaine de la traduction, se révèle exercice fastidieux. Dans le cas de De Angelis, on ne saurait parler de fautes ou de mauvaises décisions, car l’erreur n’a que peu de place. Le poète sait trop ce qu’il fait, et les distances prises à l’égard de Baudelaire peuvent s’expliquer ou, au moins, se comprendre sans peine. De manière générale, rarement la diction s’impose sur le sens. C’est bien plutôt la cohérence sémantique qui sollicite le traducteur aux dépens de la syntaxe — par exemple, le fameux « M’apparut », des « Sept vieillards », rejeté à la strophe suivante, n’a pu être mis dans la même position en italien. Il arrive aussi que la ponctuation de De Angelis fasse l’économie de certains connecteurs français. Dans le trente-neuvième poème (« Je te donne ces vers… »), le double point remplace d’abord « afin que… » (v. 1) puis « à qui… » (v. 9), rendant les liens logiques unissant les deux membres de la phrase plus élusifs — le double point pouvant, en effet, introduire un simple constat et non une conséquence. Au lecteur de décider.

9Certains choix s’avèrent plus importants. Si l’aimée de « La Charogne » ou l’Andromaque du « Cygne » sont tutoyées en italien (alors qu’elles sont voussoyées en français), ce n’est pas par familiarité inappropriée ou malvenue mais par proximité renouvelée16. Dans le premier cas, on comprend que la dominante amoureuse l’emporte au profit de l’ironie brutale ; dans le second cas, la mélancolie se charge si vivement dès le premier vers qu’elle change l’invocation initiale en une plainte douloureuse, intime et immédiate : « Andromaca, io penso a te17 ! » Ainsi, pour le je lyrique, tutoyer Andromaque, c’est s’en rapprocher personnellement ; mais c’est aussi abolir le passé qui l’en sépare. Le mouvement du poème baudelairien paraît alors s’inverser dans la version italienne : par le truchement d’un pronom, le je tire à lui l’antique figure de l’endeuillée dans le chaos urbain qui lui est contemporain plus qu’il ne s’efforce de remonter « en esprit » vers le passé virgilien. Aussi, Andromaque est moins classique que moderne, et l’adresse choisie par De Angelis en rend justement compte. C’est peut-être, alors, l’autre moitié du beau que l’on n’entend plus : le Baudelaire racinien, celui dont la hauteur de langue, la morgue et l’emphase issue du xviie siècle, ses antépositions calculées, ses périphrases — un vers tel que « Auprès d’un tombeau vide en extase courbée », ainsi que de nombreux commentateurs l’ont signalé, vaut comme preuve de maîtrise mais aussi comme œillade à Racine et choc volontaire des opposés, fabuleusement détonnant. Le Baudelaire de De Angelis demeure, de bout en bout, franchement moderne, en ceci qu’il est poète de la ville, de la saccade, de la femme, des rencontres curieuses, et moins attaché aux traditions poétiques des siècles qui le précèdent.

10Une fois finies ces arguties, on comprendra que notre attachement à la lettre baudelairienne nous rend aveugle, ou nous change à notre tour en idolâtre qui ne se satisfait de rien et qui chicanerait au moindre écart. Il en va ainsi des textes adulés, ces classiques dont les mots se sont solidifiés, comme les paroles rabelaisiennes saisies dans la glace, si bien qu’on n’en conçoit plus le pouvoir vivifiant ou puissamment déstabilisant. Justement, n’est-ce pas aussi le rôle ou l’ambition d’une retraduction que de réveiller ces expressions trop connues, endormies, de rendre toute leur vigueur aux vers que l’on n’entend plus, et que d’infinies lectures tendent à estomper ? La retraduction de Milo De Angelis s’y emploie de la meilleure manière, donnant une vie contemporaine aux Fleurs oubliées, ouvrant peut-être une nouvelle saison de cette « baudelairizzazione après coup della cultura poetica italiana18 » dont avait parlé Raboni en son temps.