
Une typologie des origines psychologiques de la traduction comme acte littéraire et réponse de lecture : « La psychologie du traducteur » de Tellos Agras
1Publié en 1926 comme préface à sa traduction d’une sélection de poèmes de Jean Moréas, l’essai de Tellos Agras, « La psychologie du traducteur », s’inscrit dans une réflexion critique précoce mais déterminante sur les fondements de la traduction littéraire au début du xxe siècle. Agras y explore les motivations psychologiques et esthétiques qui poussent le traducteur à entrer dans une émulation artistique et intellectuelle avec des auteurs qui le fascinent.
2Poète du cycle des néo-symbolistes, traducteur, essayiste et critique littéraire influent, Tellos Agras (1899-1944), de son vrai nom Evangelos Ioannou, constitue une figure marquante du champ littéraire grec de l’entre-deux-guerres. Sa réflexion se nourrit du symbolisme français de Jules Laforgue, de Paul Verlaine et surtout de Jean Moréas, avec lequel il entretient des affinités artistiques et nationales particulières. En effet, cet auteur d’origine grecque (pseudonyme francisé d’Ioannis Papadiamantopoulos, qui fait allusion à sa région natale, la Morée, autrement dit aujourd’hui le Péloponnèse), a trouvé sa voix poétique dans la langue française, qui représente pour Tellos Agras l’union entre l’héritage classique grec et la modernité littéraire européenne. Cette relation se cristallise dans les deux traductions qu’il a consacrées à l’œuvre de son confrère ; les Stances [Strophes] en 1921, puis une anthologie des poèmes tirés des recueils Les Syrtes, Les Cantilènes, Le Pèlerin Passionné, Poèmes et Sylves, dont « La psychologie du traducteur » constitue la préface.
3Tellos Agras y développe une typologie des origines psychologiques de la traduction. La traduction est d’abord envisagée comme un acte de réciprocité créative, par laquelle le traducteur, mû par un désir d’émulation artistique et intellectuelle, cherche à recréer une œuvre qui l’a captivé. En déployant une réflexion psychanalytique enrichie de dimensions philosophiques, il révèle également ses propres motivations de poète en devenir, rendant ainsi sa démarche auto-référentielle. Cette approche trouve un écho particulièrement pertinent dans la réflexion de Jean-René Ladmiral, philosophe, linguiste, germaniste et pionnier de la discipline moderne de la traductologie. En élargissant son « triangle interdisciplinaire » de la traductologie — articulant linguistique, philosophie et psychologie — en un « carré » intégrant la littérature comparée, le philosophe met en lumière la richesse et la complexité de l’acte traductif1, un cadre que l’essai de Tellos Agras anticipe avec une acuité particulière.
Première origine : la traduction entre imitation, création et désir d’émulation
4Tellos Agras identifie la première origine de la traduction au désir d’émulation artistique et intellectuelle. Pour lui, la traduction d’œuvres majeures, notamment poétiques, transcende le simple exercice de vanité ou de rivalité avec l’original. Le traducteur cherche à collaborer avec l’auteur, participant ainsi à une recréation littéraire.
5Il distingue ensuite deux types de stimuli qui nourrissent à la fois la création artistique originale et l’acte de traduction : d’une part, les stimuli naturels, que l’artiste réorganise esthétiquement à travers un processus d’alchimie intérieure. Tellos Agras associe cette réorganisation à la mimesis platonicienne, selon laquelle l’art réarrange les impressions chaotiques du monde en une forme intelligible2 ; d’autre part, les stimuli artistiques issus des œuvres d’art préexistantes, déjà façonnées, s’adressant directement à l’intellect du traducteur, qui suscite chez lui une émulation artistique. Agras fait ici écho à la mimesis aristotélicienne, selon laquelle l’imitation dépasse la simple reproduction pour devenir cathartique, et engage ainsi la transformation de l’artiste3.Cette métamorphose résonne aussi avec l’idée platonicienne, citée par Agras, selon laquelle l’homme cherche à manifester son être à travers le Beau4. Il établit ainsi un parallèle entre création artistique, imitation et simulacre de la nature, et entre traduction, imitation et simulacre de l’art.
6Suivant cette perspective, Tellos Agras introduit une distinction entre le véritable artiste et l’homme théorique, en opposant la passivité contemplative du premier à l’activité intellectuelle du second. Cette dichotomie, ancrée dans la philosophie platonicienne et les critiques de Nietzsche, transparaît dans la représentation de l’homme théorique, illustré par Thalès dans Théétète, absorbé par la connaissance pure et détaché des préoccupations pratiques5. Nietzsche, pour sa part, critique cette posture dans sa réflexion sur Socrate, qu’il perçoit comme le parangon de l’homme théorique, celui qui privilégie la raison au détriment de l’instinct créatif6. Agras semble reprendre cette opposition en soulignant que le véritable artiste, tel un « papillon oisif, instable et égoïste » [ῥᾴθυμη, ἄστατη, ἐγωίστρια πεταλοῦδα « rathymi, astati, egoïstria petalouda »] (p. 2), se laisse absorber par la contemplation du Beau, tandis que l’homme théorique, telle une « abeille sage, laborieuse et altruiste » [φρόνιμη, ἐργατική, ἀλτρουίστρια μέλισσα « fronimi, ergatiki, altruistria melissa »] (p. 2), se consacre à la quête rationnelle. Quant au traducteur, il est perçu comme un artiste précoce, influencé par ses instincts naturels d’émulation, encore en quête de maturité littéraire, oscillant entre la rigueur intellectuelle de l’art apollinien et la pulsion créative de l’art dionysiaque.
Deuxième origine : Le jeu d’acteur et la réinvention du moi
7Après avoir exploré la première origine de la traduction sous un angle philosophique, Tellos Agras introduit une deuxième origine fondée sur une analyse psychanalytique. Ici, la traduction prend la forme d’un jeu d’acteur, grâce auquel le traducteur navigue entre diverses identités, explorant la dimension ludique tant de la théâtralité que de la traduction pour réinventer son propre moi.
8Le terme grec ethopoiia (ἠθοποιία) — équivalent du terme français éthopée, emprunté du bas latin ethopœia, lui-même emprunté du grec — est essentiel pour saisir la richesse de l’analyse d’Agras. Composé de « éthos » (ἧθος) — le caractère, les mœurs — et de « poieō » (ποιέω-ῶ) — faire, créer —, ethopoiia désignait dans la rhétorique antique l’art de créer des caractères et renvoie aujourd’hui, en grec moderne, au jeu d’acteur. Tellos Agras utilise cette double signification pour mettre en avant le rôle à la fois créateur et interprétatif du traducteur, qui s’approprie les voix et les personnages de l’auteur, les réinterprétant de manière introspective et répétitive.
9Ce processus rappelle les mécanismes freudiens de l’identification : le traducteur assimile certains traits d’autrui à travers des processus inconscients7. Le traducteur, en incarnant les personnages littéraires, réinvente son propre moi, influencé par ces identités empruntées. Cette dynamique renvoie au concept freudien de la répétition, selon lequel l’artiste réalise des désirs non réalisés à travers son œuvre8.
10Alors que, selon la première origine de la traduction, la création intellectuelle et artistique se présente comme une réponse de lecture, elle résulte, selon cette deuxième origine, d’un désir d’identification, de dynamiques de transfert et de répétition : la traduction apparaît ainsi comme un processus ludique qui permet au traducteur d’explorer des facettes inédites de son identité et devient un espace de réinvention introspective, riche en possibilités.
Troisième origine : La traduction comme asile d’une inspiration irrémédiablement inachevée
11Enfin, Tellos Agras présente une troisième origine des traductions, qu’il qualifie de « plus digne de sympathie » [περισσότερον αὐτὴ ἄξια συμπαθείας « perissoteron auti axia sympatheias »] (p. 3), en ce qu’elle se présente comme asile pour une inspiration orpheline et errante, cherchant à s’accomplir dans l’œuvre étrangère. Le concept d’asile a ici une double signification : il évoque, d’une part, un refuge thérapeutique, un lieu de sécurité artistique où le traducteur, incapable de créer de manière autonome, trouve abri dans l’œuvre étrangère — vision qui n’est pas sans évoquer la notion de « traducto-thérapie » introduite par Jean-René Ladmiral9 — ; il renvoie, d’autre part, à une prison dans laquelle la liberté créative du traducteur se voit limitée.
12Pour développer cette troisième origine, Tellos Agras adopte une perspective désenchantée. Loin de l’image d’un artiste précoce, mû par son désir naturel de rivaliser avec ses auteurs favoris, ou d’expérimenter différentes identités, cette dernière vision est celle d’un traducteur mature, conscient de ses limites créatrices. Sa conscience poétique irrémédiablement inachevée s’accomplit finalement en s’absorbant dans l’œuvre originale, renonçant à toute ambition de création autonome, pour se contenter d’embellir et d’enrichir le texte qu’il traduit.
13Cette approche peut être associée à l’idéal romantique d’une communion des esprits. En adoptant la pensée de l’auteur et en s’effaçant derrière lui, le traducteur atteint une forme de fusion, grâce à laquelle il devient le porte-voix de l’œuvre sans pour autant revendiquer une indépendance créative. Cette vision, bien qu’introspective, n’efface pas la contribution du traducteur qui enrichit l’œuvre d’un autre avec une reconnaissance humble et lucide.
14De surcroît, il est intéressant de constater ici une inversion de la notion d’hospitalité traductive. À la différence d’Antoine Berman et de Paul Ricœur qui envisagent la traduction comme un moyen d’accueil de l’œuvre étrangère dans la langue du traducteur, l’un à travers les conceptions d’« épreuve de l’étranger10 » et d’« auberge du lointain11 », l’autre, en développant l’idée d’« hospitalité langagière12 », Tellos Agras montre que ce n’est pas l’œuvre qui est accueillie, mais bien le traducteur lui-même qui trouve refuge dans l’œuvre d’autrui. Avant que l’hospitalité ne soit pensée comme un principe éthique et herméneutique, elle est envisagée selon une approche psychologique par Tellos Agras : la traduction devient un asile pour une inspiration orpheline, un espace à la fois protecteur et limitant.
15Cette vision psychologique pourrait également être rapprochée de la notion freudienne de travail de deuil que Paul Ricœur a associée à la tâche du traducteur, selon laquelle le traducteur accepte la perte inévitable de certains éléments de l’œuvre originale tout en cherchant à les transposer dans la langue d’arrivée. Chez Tellos Agras, ce travail de deuil se manifeste dans la soumission et le renoncement du traducteur, qui accepte de s’effacer et de se fondre dans une œuvre déjà accomplie, trouvant ainsi un refuge créatif pour une inspiration inachevée. En ce sens, la traduction devient non seulement un acte d’hospitalité, mais aussi une forme de deuil, où le traducteur abandonne ses propres aspirations pour enrichir l’œuvre de l’autre.
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16Dans La psychologie du traducteur, Tellos Agras propose une typologie nuancée et introspective du processus traductif. Chaque origine révèle un aspect particulier de la relation entre traducteur et auteur, où se mêlent création, expérimentation ludique et renoncement.
17La première origine, ancrée dans une réflexion philosophique sur la création, envisage la traduction comme un acte de réciprocité créative : le traducteur, mû par le désir d’émuler une œuvre qui l’a captivé, engage un dialogue intime avec celle-ci. La deuxième origine, teintée de jeu et d’introspection, fait de la traduction un « jeu d’acteur » où le traducteur se réinvente, explore de nouvelles facettes de lui-même et active des mécanismes de projection et d’incarnation. Enfin, la troisième origine évoque un renoncement inéluctable à l’indépendance créative ; le traducteur trouve dans l’œuvre d’autrui un refuge où il peut apporter des nuances personnelles sans revendiquer une autonomie totale. Cet « asile » artistique devient ainsi une communion des esprits entre auteur et traducteur.
18Ce qui distingue l’analyse de Tellos Agras d’autres réflexions sur le sujet est son caractère introspectif, marquée par une démarche auto-référentielle. En éclairant les motivations qui sous-tendent l’acte de traduction, il projette également ses propres préoccupations en tant que traducteur et poète en devenir. Cette réflexion sur la quête personnelle d’identité dépasse le simple exercice linguistique pour faire de la traduction un acte littéraire et psychologique, qui engage à la fois l’esprit et l’âme du traducteur.
19La psychologie du traducteur est assurément un texte pionnier qui annonce les réflexions modernes sur la traduction littéraire et anticipe les débats traductologiques contemporains. Tellos Agras propose une conception multidimensionnelle de la traduction, rejoignant l’interdisciplinarité défendue par Jean-René Ladmiral, qui articule les champs de la littérature, de la psychologie et de la philosophie pour offrir une compréhension plus profonde de la traduction comme acte à la fois créatif, réflexif et humain.