Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Décembre 2024 (volume 25, numéro 11)
titre article
Alice Thibaud

Les Vacillements du secret ou « le drame du comme tel »

The Flickerings of the secret
Jacques Derrida, Répondre — du secret, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 2024, 561 p., EAN 9782021534856.

1Ce cours consacré au secret est placé sous le signe d’un double scandale : faire un séminaire — et Derrida le souligne, un séminaire ouvert, public, plutôt qu’un rassemblement ésotérique ou initiatique — sur ce qui pourtant suppose la plus grande fermeture et la plus grande discrétion. On tient bien le scandale de ce qui devrait rester couvert mais qui paraît au grand jour. L’autre scandale tient à la tentative de porter un discours philosophique sur ce qui défie toute prise de parole, et de déterminer, d’arrêter les contours de ce qui se définit par son caractère insaisissable. Toute prise sur le secret risque en même temps de le trahir ; même les mécanismes (linguistiques et techniques) visant à le protéger menacent toujours de l’exposer. Ainsi selon Derrida, « pour garder un secret, il faut savoir le perdre » (p. 73), car il n’est secret qu’en tant qu’il est révélable. C’est en cela que le secret vacille : il ne tient pas en place, ne se laisse pas attraper, flanche et fléchit mais par là même échappe. Autant dire que par sa vulnérabilité même le secret se dérobe. Or ce vacillement correspond aussi au « drame du “comme tel” » : dès qu’un secret apparaît comme tel, c’est la perte du secret comme tel. Cette impasse infernale — et le « démonique », de Baudelaire à Patočka puis Freud, sera l’un des fils de la réflexion — place pour ainsi dire dès le départ l’ambition du séminaire dans une situation d’échec. Derrida le met d’ailleurs en scène à plusieurs reprises, donnant ainsi corps à ce « drame du “comme tel” [qui] est évidemment le drame du secret » (p. 522). Pour cela il joue dès la première séance un dialogue fictif, entre un « autre » et un « autre », le premier tendant à poser des définitions, à répondre, et le second à questionner.

2Or si le secret vacille ce n’est pas un hasard : c’est lié à la situation de question-réponse, ou plutôt, de réponse-question. Le vacillement du secret est comme une réaction à nos tentatives d’interrogation et de définition. La question du répondre est ainsi placée d’emblée dans une situation aporétique, puisque Derrida, en se donnant le secret pour thème, et en le définissant comme « ce qui ne répond pas » choisit de penser la réponse à partir de la non-réponse. C’est sous cette injonction paradoxale que Derrida donne le coup d’envoi d’un troisième cycle de séminaires dispensés à l’EHESS, entre 1991 et 2003, portant sur les « Questions de responsabilités ». Cette introduction sur le secret entremêle des thèmes qui ont irrigué toute sa pensée : le mystère de la singularité, l’indécidable comme lieu de la liberté, l’exappropriation…

3Derrida chemine le long de cet itinéraire aporétique autour de trois directions sémantiques assez vite distinctes du secret : le secret latin comme séparation, la cryptique grecque, et le Geheimnis allemand. Cette triade permet notamment de penser le secret par-delà les grilles insuffisantes qui découpent d’ordinaire entre le public et le privé, l’intime et l’étranger, le voilé et le dévoilé, pour penser le secret dans sa spécificité. On trouve là un geste pédagogique que Derrida déploie à deux niveaux : les concepts comme les auteurs qu’il rencontre sont savamment entrecroisés pour faire paraître d’un côté les zone de recouvrement et de réabsorption, parfois même sous la forme de la dénégation ou du refoulement, et de l’autre les points de frictions et de distanciation. Plusieurs lignées se dégagent ainsi au rythme des incises et détours : celle du sacrifice allant de Bartleby et Baudelaire jusqu’à la lecture de Kierkegaard et la figure d’Abraham, celle des conditions de possibilité de la responsabilité qui ouvre une mise au point triangulaire entre Patočka1, Lévinas et Heidegger, ou encore celle d’une impropre propriété du Dasein à laquelle Derrida consacrera une exploration approfondie dans Apories2, et qui donne lieu en fin de parcours à une confrontation entre l’analytique existentiale de Heidegger3 et la pensée de l’Unheimlichkeit par Freud4.

4Pour saisir les temps forts de cette réflexion on s’arrêtera ici sur trois « point[s] de vacillement » du secret — c’est-à-dire quant au secret mais aussi suscités par lui : vacillement logique, vacillement économique et vacillement éthico-politique.

La vérité du secret demeuré secret

5Le premier vacillement du secret se donne comme un vacillement de la phénoménologie et même de la pensée philosophique en général. Ici, le vacillement serait à lire au prisme du « répondre », comme une réaction revêche au mouvement du penseur : en s’efforçant de le définir, de lui imposer la clarté, on risque bien au contraire de l’éteindre — et sans l’étreindre. C’est là « l’étrange phénoménalité du secret, c’est-à-dire la manifestation du secret comme tel, la manifestation de ce qui ne se manifeste pas, de ce qui résiste radicalement à la manifestation. » (p. 472) Il y a une inaccessibilité du secret à la pensée représentative, au discours, à la présentation. Cette résistance s’accompagne d’une instabilité du secret, dont les vacillements sont autant de fluctuations qui le soustraient à l’identification :

Peut-être que le secret du secret, c’est que ce qui se promet ou paraît se cacher comme unité de sens derrière cette multiplicité de phénomènes linguistico-sémantiques n’existe pas, n’a pas d’unité, pas de sens ou rien qui soit proprement identifiable. (p. 81-82)

6C’est là un geste proprement philosophique qui ordonne finalement le questionnement de Derrida : comment peut-on encore utiliser un même mot pour le rapporter à des sens si variés ? Derrida revient plus d’une fois à cette difficulté qui empêche de rassembler en faisceau unifié ces diverses pistes sémantiques : le secret comme séparation, comme crypte et comme Geheimnis ; mais aussi, et de façon non congruente, la triade des logiques du secrets qui distingue le cogito cartésien, l’inconscient freudien, et la Verborgenheit heideggérienne. On retrouve encore ce geste à la lecture de Patočka, qui suit comme une généalogie du secret à travers la mystique, le platonisme, puis le christianisme. Cette équivocité parfois contradictoire est enfin interrogée avec Freud et l’Unheimlichkeit, qui arrache le secret à son sens courant pour le faire entrer dans l’économie du refoulement, tout en conservant le même mot : « il y aurait une rupture et une hétérogénéité telles que l’usage du même mot pour désigner les deux “choses”, je n’ose pas dire les deux expériences, les deux X, devient suspect » (p. 470). Ce soupçon est au fond celui d’un concept creux, qui en dernière analyse ne cacherait aucune signification unifiée, aucune teneur de vérité – si ce n’est « une vérité de la non-vérité », celle d’« un secret qui n’a pas de sens, qui n’est pas le secret d’un sens à révéler » (p. 511).

7Ici le vacillement fait donc signe vers une certaine vacuité : Derrida tourne autour en ne cachant pas qu’il n’y a rien à cacher, justement, rien au cœur du secret ou derrière le secret. Bien au contraire, c’est l’inquiétude naissant de cet « effet de secret » (p. 61) qui est au centre du séminaire, et qui fait de la réflexion sur le secret et la responsabilité une interrogation constante sur ce que serait un souci authentique. Dès la troisième séance, la problématisation du secret comme aporie du « comme tel », et donc de la phénoménologie, s’adosse ainsi au commentaire de Heidegger. À cette occasion, et en « parodi[ant] un mot de Char »5, Derrida résume le point de tension qui est en jeu : « Le désir s’accomplit tout en demeurant désir. Eh bien ici, le secret accéderait à sa vérité en restant secret, dans sa vérité de secret. » (p. 136) Si le secret résiste à la pensée c’est justement parce qu’il s’agit de le maintenir en tant que secret, avec le souci répété de ne « pas violer ce qui se réserve, non pas à y faire effraction mais à le montrer dans sa vérité de secret demeuré secret » (p. 135). Comment se rendre authentiquement à cette vacuité, à ce vacillement ? Cette question ouvre l’horizon d’une pensée et d’une préoccupation qui ne soit pas indifférente à la vérité et qui pourtant se porte au-delà d’une quête de savoir : on trouve ce motif dans le « “je ne veux pas le savoir” » (p. 123) de l’indétermination heideggérienne, dans la responsabilité « indépendan[t]e au regard du savoir » (p. 275) en suivant la critique du platonisme par Patočka, puis encore dans la lecture de Kierkegaard. Cette question du souci authentique pour le secret va engager la réflexion sur la piste de ce qui est propre au Dasein. S’ouvre d’ailleurs ici un axe problématique qui sera toujours bien présent dans le dernier séminaire du cycle, consacré à La Bête et le souverain6. Essaimée tout au long du séminaire et motivant toute la lecture de Heidegger par Derrida, cette question fait de la mort un axe majeur pour penser aussi bien le secret — elle semble devenir à certains moments du séminaire le secret — que la responsabilité — en tant qu’elle fonde l’irremplaçabilité qui appelle chaque singularité à la responsabilité.

8L’articulation entre le secret et la mort se trouve au cœur de la question économique : en troublant le concept de « propre », de « propriété », elle pousse en effet à interroger l’oikos, et par suite le moi, l’ego, donc aussi la responsabilité.

Échos incalculables

9Le secret se donne comme une entreprise perturbante dans la mesure où il met en échec toute tentative de présentation, excède toute logique, qu’elle soit philosophique, phénoménologique, ou encore économique. À l’axe de l’indicible qui parcourt le séminaire s’entremêle celui de l’incalculable, du secret comme ce qui ne peut être monnayé et dont la provenance mais aussi les répercussions ne peuvent être déterminées, c’est-à-dire encore dont la précédence est tout aussi mystérieuse que la revenance. Il y a une économie paradoxale ou même contradictoire qui impose de perdre le secret pour le garder, ou de le garder comme ce qu’on ne peut pas avoir ni préserver — ce qui engage au passage toute une réflexion sur l’articulation entre le secret et la technique. Cette an-économie du secret sature les trois directions sémantiques dessinées par Derrida : si on suit la piste latine, le secret se donne comme rupture avec l’économie et le saut kierkegaardien dans un autre ordre ; dans sa dimension cryptique, le secret apparaît comme ce qui résiste et ne se laisse pas quantifier ni définir ; enfin, avec le Geheimnis, l’anéconomie arrive comme perturbation de la loi de l’oikos, instillation de l’étrangeté au sein même de l’intimité familière du foyer. C’est pourquoi la rupture économique engendrée par le secret, abordée dès les premières séances sur Baudelaire et approfondie avec le sacrifice d’Isaac par Abraham, trouve son dernier développement dans la réflexion sur l’Unheimlichkeit, comme loi contradictoire du deux en un, de la division dans le même, du refoulement. Au fond, le secret se donne alors comme vecteur d’un décrochage qui joue sur plusieurs plans et nous enjoint à penser les limites de tous les domaines stabilisés par la philosophie : le logique, l’économique, le politique… Derrida écrit [nous soulignons] :

Dans « Au-delà du principe de plaisir » et dans « Das Unheimliche », la prise en compte de la compulsion de répétition et de la pulsion de mort, à travers l’extrême difficulté de ces textes, semble se référer à une autre pensée, à la fois anéconomique et a-sémantique, a-signifiante, an-herméneutique — qui, entre autres choses, perturbe toute tendance à reconduire le secret et son interprétation à un tuteur ou à un faisceau unifiant, en somme, à quelque vérité du secret. Le refoulement ne serait pas l’épisode d’une perturbation économique dans l’organisation du sens et une histoire de la vérité, mais une mutation incommensurable à ce qu’elle interrompt. Et c’est toujours la mort, et c’est toujours la répétition et la machine, le machinique qu’elle introduit, qui donnent les premières figures de cette énigme ou de ce secret du secret. (p. 472)

10Si le secret a toujours à voir avec ce décrochage, c’est qu’en dernière analyse Derrida va lier étroitement le secret à la mort, faisant de la mort le secret ultime et, inversement, de tout secret quelque chose qui met en jeu la mort, la mort comme ce qui fait qu’il y a du secret — et de la responsabilité. À travers cette articulation du secret et de la mort, Derrida dessine le pont qui permet de passer d’une réflexion existentielle largement inspirée par Heidegger à une réflexion à la fois éthique et politique. La mort comme secret est toujours en même temps secret d’une singularité irremplaçable, c’est-à-dire ce qui rend possible toute responsabilité. Mais en la rendant possible elle la rend aussi profondément problématique. Au fond, si la question de la vérité du secret est intéressante, c’est bien parce qu’elle renvoie à une explosion du sujet et donc à une crise aiguë du concept de responsabilité. « Avec celui de décision, c’est le concept général de responsabilité qui se trouve ainsi privé, me semble-t-il, de toute cohérence, de toute conséquence, de toute identité à soi, paralysé par ce qu’on peut aussi bien, appeler une aporie qu’une antinomie. » (p. 360). Mais cette crise ne l’anéantit pas, elle apparaît bien plutôt comme la condition même de la responsabilité, concept qui fonctionne « d’autant mieux qu’il est là pour dissimuler, colmater, saturer l’abîme et l’absence de fondement, pour stabiliser dans ce qu’on appelle des conventions un devenir chaotique ».

Le secret comme principe de résistance

11Après avoir fait vaciller le propre et l’oikos, c’est l’ego que le secret va déstabiliser. Ici, l’économie du secret à tout à voir avec la déconstruction du moi. C’est parce qu’il y a une pluralité de secrets, parce que les secrets que je garde sont peut-être toujours ceux d’un autre, que le moi commence selon Derrida à se fissurer. Dès lors qu’on ne peut plus dire « mon secret », qu’il n’y a pas de propriété du secret ou de secret propre, on perd en même temps la propriété du sujet, son indivision, et donc la possibilité de dire « moi » avec assurance : « Un secret n’appartient pas » (p. 370), nous dit Derrida, il est inappropriable. Les différentes définitions du secret ne seront alors qu’autant de manières de penser cette division du sujet, qui ne passe pas systématiquement au même endroit mais commence toujours à dessiner une coupure structurelle pour le définir. Le secret apparaît ainsi comme ce qui vient perturber l’identification, se donnant d’abord comme principe de brouillage, de transgression.

12Toutefois pour bien comprendre le lien entre l’impossible phénoménologie du secret et l’horizon éthico-politique de la réflexion sur la responsabilité, il faut voir dans le secret non seulement un principe de contamination des catégories — ce qu’il est aussi — mais peut-être encore comme un principe de résistance. Le secret ne se laisse jamais assigner une place, il ne tient pas en place. D’ailleurs l’exemple littéral que prend Derrida quand il s’emploie à recommencer le séminaire selon une approche plus « directe » (p. 144), s’efforçant de ne plus tourner autour du secret sans l’atteindre, c’est celui du résistant. Mais cette dynamique, à la fois de transgression et de résistance, vient aussi semer le doute quant à la définition même de la responsabilité. Le secret résiste au silence comme à la parole, au voilement (c’est le risque — notamment technique — de l’exposer au moment même où on s’efforce de le dissimuler) comme au dévoilement (voir par exemple : « ce “tout dire” qui institue l’institution littéraire, cette liberté donnée de tout dire, qui institue le littéraire comme tel, paradoxalement, loin d’effacer le rapport au secret, ne ferait que l’accuser, l’aiguiser », p. 235). Cette ambivalence vient à son tour troubler la notion de responsabilité. La référence à Abraham illustre bien l’incertitude : la décision responsable se trouve piégée dans l’oscillation entre le pôle de la parole qui rend possible des justifications, et celui du silence, d’une responsabilité solitaire qui, engageant la singularité, ne saurait être communiquée — « il y a du secret irréductible et dans la responsabilité et dans la non-responsabilité, il y a un noyau de secret, c’est-à-dire de non-réponse absolue qui […] est la condition originaire de toute réponse» (p. 153).

13Le secret apparaît alors à la fois comme condition de possibilité de la responsabilité mais aussi comme ce qui la mine de l’intérieur. Cette articulation problématique oriente toute la pensée politique du secret que propose Derrida : du secret est à la fois toujours logé dans la politique, mais comme ce qui menace constamment le politique. En effet Derrida par la lecture de Patočka, a situé le politique dans une certaine lignée, celle du platonisme qui à la fois dénie et refoule sa part de secret. Plus tard dans le séminaire, il va placer l’État dans ce rapport ambivalent au secret qui à la fois le garantit voire le suppose, et le détruit. Inversement, le secret en retour se donne alors comme ce qui depuis le politique excède le politique et menace de l’épuiser :

Il y a du secret, dans le politique, il y a toujours un Abraham et un Isaac qui sont là, plus d’un, donc, s’il y en a partout, c’est que le politique est quelque chose qui se défait constamment, qui ne vit que de se défaire constamment, on en a quotidiennement l’exemple. On croit savoir ce que c’est et on ne sait pas ce que c’est. C’est ce qu’on appelle la « vie politique » (p. 518).

14Le secret ferait signe vers une fin du politique, entendue en deux sens cependant, comme ce qui le menace mais aussi ce qui l’oriente. Ainsi les derniers mots du séminaire sont consacrés à la démocratie à venir comme « une politique, une éthique […], une loi, qui parte, donc, d’un principe de la reconnaissance de ce secret, qu’il y a du secret et qu’il ne doit pas être question de le violer » (p. 555). Cette proposition est déterminante et c’est un des horizons qui oriente tout le séminaire. En reconnaissant que « [c]’est peut-être la limite du politique » (p. 554), Derrida nous indique en même temps que cette limite est présente dès le commencement, qu’elle est une affaire de principe. Or cette interrogation sur le principe imprégnait déjà la première séance, quand Derrida demandait :

Et pourquoi le jour ne serait-il pas la violente négation de la nuit, et le phénomène, le viol du mystère ou du secret premier ? Pourquoi la révélation ou la manifestation, la vérité, si vous voulez (car un séminaire sur le secret est un séminaire sur la vérité, ne nous le cachons pas, n’en faisons pas le secret), ne serait-elle pas la négativité de viol et de violence venant arracher un secret originaire et le soustraire en le déchirant à sa nuit propre et privée ? (p. 39).

15Le secret vient semer le doute sur le principe même, sur ce qui est au principe, il est principe de doute et d’incertitude avant toute connaissance et toute détermination, mais aussi sur tout fondement de la responsabilité. C’est tout l’enjeu de penser la responsabilité à partir de ce qui ne répond pas ; et il faut ici insister peut-être sur la distinction entre la réponse et la responsabilité, cette-dernière s’entendant plus que jamais comme question des conditions de possibilité de la réponse — ou de la non réponse.

Partages de l’impartageable

16Le partage du secret est ce qui vient associer le secret à la division et donc troubler l’identité, mais aussi ce qui pose la question de la communication et de la communauté du secret :

Cette loi du comme tel, du secret comme tel, institue un partage, une sorte de paroi invisible, à la fois transparente et infranchissable à l’intérieur de tout secret ou de toute crypte, qui fait que le secret doit être a priori partagé, donc non absolument secret, il doit être partagé, divisé pour être absolument secret. (p. 137)

17Cette question est incarnée à plusieurs reprises par Derrida dans la scène même du séminaire. Il faut souligner cette importance donnée par Derrida à l’événement singulier du cours, mais aussi le travail d’édition qui permet d’autant mieux d’en rendre compte, en particulier par l’ajout en notes des incises « improvisées » à l’oral, ainsi que par la retranscription des séances de discussion (celles du séminaire ouvert, et non restreint) qui se sont ajoutées aux douze séances. Derrida joue énormément de cette mise en scène d’un discours public mais adressé à un certain moment à un certain public. Dans la singularité de ce lien, il s’efforce de penser la singularité du secret. Cette insistance pose au fond la question d’une communauté du secret, qui flirte avec le sectaire, avec l’ésotérique, mais qui en même temps n’est peut-être pas sans rapport avec l’axe politique du séminaire.

18En effet, ce qui importe à Derrida, c’est justement que le partage du secret n’est pas le privilège de quelques initiés choisis, mais que ce partage nous lie d’emblée tout en perturbant tous les liens — ipséiques, éthiques, politiques. En ce sens, « [l]e partage comme participation est interrompu par le secret absolu du partage comme partition. » (p. 421). Si « nous habitons tous […] le pays de Moriah » (p. 421), cela nous livre à la fois toujours à la solitude et à la coupure éprouvée par Abraham au moment du sacrifice, et en même temps nous insère dans une communauté de secrets qui ne sont jamais les « nôtres » à proprement parler, des secrets qui se dérobent à nous-mêmes : « nous partageons avec Abraham ce qui ne se partage pas, un secret dont nous ne savons rien, ni lui ni nous. Ici, partager un secret, ce n’est pas savoir ou rompre le secret, c’est partager on ne sait quoi » (p. 352). D’une part donc, le secret n’est pas initiatique parce qu’il est partagé par tous ; mais d’autre part il n’y a pas non plus de communion du secret dans la mesure où, se distillant entre tous, le secret n’est détenu par personne et ne saurait se transmettre pour créer une intimité ou fonder une appartenance exclusive.

19Cette limite signe pour finir quelque vacillement pédagogique. Puisque le secret ne peut être transmis tout en demeurant secret, Derrida place sa propre entreprise dans une alternative qu’il ne tranche finalement pas : « Y a-t-il une pédagogie ou une didactique du secret ? Doit-elle tendre ou résister à une recherche de la vérité ? Quelle est la responsabilité la plus responsable à cet égard ? » (p. 435) Cette problématique fait apparaître le séminaire sur le secret comme une voie d’entrée dans l’exploration que Derrida, l’année suivante, consacrera au témoignage :

Alors, je suis ici pour quoi faire ? Pas pour enseigner, pas pour faire un discours phénoménologique, pas pour faire une analyse existentiale, mais pour témoigner — la question rebondit avec l’idée du témoignage, je laisse de côté l’énorme question du témoignage pour l’instant –, pour témoigner à ma manière, pas comme témoin manifestant la vérité, mais pour témoigner qu’il y a un secret que je ne peux ni ne veux vous dire. C’est cela, la situation ; c’est cela, la scène de ce séminaire. (p. 231)