Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Catherine Gallouët

Langages de l’obscénité

Gailliard, Michel. Langage de l’obscénité. Étude stylistique des romans de Sade ; Les Cent Vingt Journées de Sodome, les trois Justine et Histoire de Juliette, Paris, Honoré Champion, 2006, 496 pages.

1En 1966, à la suite du colloque d’Aix-en-Provence, Sade entre officiellement dans l’histoire littéraire, devient « littérairement possible ». Or, selon M. Gailliard, les études sur Sade qui s’ensuivent, puisées à la légende sadienne et la nourrissant, ont de fait négligé son style. L’ouvrage propose donc de remédier à cette lacune en prenant Sade « à la lettre, au sérieux ». Dans la mesure où les textes dits obscènes sont davantage marqués par la légende sadienne qui confond forme, fond, et biographie de l’auteur, le critique en propose une analyse purement textuelle qui établirait la nature de « l’obscénité du langage », plutôt que celle de son fond.

2La première partie de l’ouvrage propose une analyse de « La Réception et l’interprétation de l’œuvre », exposant ce que M. Gailliard considère comme la faiblesse de la critique sadienne contemporaine, à savoir son incapacité de se dégager de sa fascination pour le « héros » Sade. Le critique continue en interrogeant les énoncés qui sont à l’origine du mythe sadien car « pour Sade, et dans le meilleur des cas, le commentaire a précédé l’analyse ; au pire, celle-ci est absente » (p. 74). Sade, avant que d’être un auteur, est une influence, un révolté, une réputation ; les clichés sur Sade abondent ; dans cette partie de son ouvrage, M. Gailliard montre combien le texte sadien est « masqué par ses lectures ».

3La deuxième partie traite du « Discours Sadien ». Après avoir résumé « grossièrement » les caractéristiques de la langue du XVIIIe siècle qualifiée de « post-classique », il prend le parti d’examiner le discours sadien selon deux lieux, la syntaxe et le lexique. Qu’il s’agisse des écarts de syntaxe, des constructions verbales, de l’usage des pronoms, tout rappelle que Sade écrit en toute liberté pendant l’interrègne entre « ancienne » et « nouvelle » syntaxe, exploitant à ses propres fins les ressources d’une langue en évolution. Le lexique sadien est marqué par le paradoxe d’une œuvre où le référent le plus bas, le corps, coexiste avec une langue noble. Prenant Racine comme référence du style noble, M. Gailliard fait un inventaire systématique des expressions nobles pour y noter « un glissement presque constant du figuré vers le propre […] du noble vers l’ignoble » (p. 206). De même, l’abstraction précieuse d’un langage essentiellement mondain contraste brutalement avec la violence des actes (p. 221). C’est dans ce contraste « presque permanent », sorte de viol textuel, que le discours sadien entretient entre des registres opposés, que se situe le « plaisir » ambigu du texte. L’outrance révolutionnaire du discours sadien, comme ses termes scientifiques, participe autant du processus de démystification qui emporte la fin du XVIIIe siècle que de ce viol langagier de l’auteur. M. Gaillard conclut que « l’horreur sadienne est toute de langage » (p. 295).

4La troisième porte sur « la signification dans le texte de Sade ». M. Gailliard prend comme point de départ l’ouverture des Cent Vingt journées de Sodome, où il décrit une isotopie libertine à laquelle il confronte l’ensemble du texte sadien. L’analyse linguistique qui se déploie alors fait plus que confirmer les meilleures analyses des textes sadiens. Ainsi, « alors que l’interaction dialectique se déroule entre les victimes et les libertins, l’espace modalisé se décale : il exclut les victimes et inclut le narrateur extradiégétique » (p. 330). Ainsi, l’analyse montre comment «  la science politique sadienne vise logiquement à détruire le contrat social comme la pierre angulaire de l’édifice de citoyenneté orthodoxe » (p. 431).

5Dans sa rigueur et son détail, la méthode de M. Gailliard paraîtra ardue à certains. Pourtant, en mettant à jour les mécanismes qui sous-tendent la fabrique de la matière romanesque, elle est un instrument rigoureux et précis qui ne peut que permettre une compréhension plus approfondie de ce qui fait la textualité sadienne. Cette étude s’était donné pour but de « définir en des termes essentiellement linguistiques » le mythe sadien qui fait écran à l’interprétation textuelle. Dans la mesure où « Sade est entier en son discours » (p. 441), s’il y a obscénité, il s’agit d’une obscénité textuelle, « la seule dont il soit possible de parler si l’on s’en tient au texte » (p. 443).