Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Stéphane Hervé

Le théâtre contaminé par les machines.

Thé@tre et nouvelles technologies, sous la direction de Lucile Garbagnati et Pierre Morelli, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2006, 214 pages.

1L’ouvrage collectif Thé@tre et nouvelles technologies, actes du colloque transdisciplinaire Théâtre et (nouvelles technologies) qui s’est tenu en novembre 2001 à Besançon, se propose d’interroger les implications conceptuelles et pratiques de la confrontation toujours plus évidente et recherchée entre le théâtre et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Partant d’un constat partagé sur la présence de plus en plus importante des TIC sur la scène théâtrale, les différents articles, écrits par des universitaires et des praticiens, cherchent à préciser les mutations produites par cette nouvelle donne de la scène contemporaine, mutations qui touchent à chacun des temps spécifiques de la création spectaculaire (conception-écriture/représentation/réception). Et dans le même temps, ces analyses posent, de façon plus ou moins indirecte, la question de la place du théâtre, art immémorial, dans le nouvel environnement technologique de nos sociétés occidentales. La confrontation entre théâtre et TIC s’inscrit dans la problématique plus vaste de l’hybridation au théâtre comme le souligne Pierre Morelli1, dans son article qui fait office à la fois d’introduction générale et de présentation rapide de chacun des articles. Mais la tension entre d’une part, un art vivant, un art du présent, ou plutôt de la coprésence physique des praticiens et des spectateurs, un art éphémère, fragile en raison de la part de hasard qui l’habite, et d’autre part, ces technologies de la virtualité immatérielle, de la programmation, de la « déshumanisation », incite à dépasser le cadre strictement esthétique. Les mutations scéniques analysées par l’ouvrage incitent à poser, écrit Morelli, « les questions fondamentales de l’art et de l’humain », et à envisager les scènes théâtrales comme « laboratoires de l’humain ».

2En deçà de ces perspectives anthropologiques essentielles, les différents articles semblent s’articuler autour de plusieurs grandes problématiques, concernant plus spécifiquement l’art théâtral. La plus évidente est la redéfinition des modalités de la réception. L’instance réceptrice est d’ailleurs désignée par le néologisme de « spect-acteur » dans plusieurs textes. L’investissement du théâtre par les TIC dans certaines œuvres singulières (du théâtre de l’image de Robert Lepage au Hamlet-machine (virus) de Clyde Chabot) opérerait une transformation de la relation théâtrale : de l’interaction à l’interactivité. Dans une acception forte de la notion d’interactivité, qui trouve son origine dans la production technologique multimédia, le spectateur de théâtral pourrait devenir effectivement le quatrième créateur de l’œuvre (Meyerhold) : par ses gestes, par ses décisions, par sa parole, il participerait concrètement à l’élaboration de l’œuvre. Il faut toutefois souligner que l’interactivité est décrite avant tout comme un horizon à atteindre, jamais atteignable, et non comme une réalité effective, car, à l’instar des œuvres multimédia, les œuvres théâtrales, dont il est question dans cet ouvrage, ne peuvent se passer d’un protocole scénaristique.

3En mettant en avant cette « nouveauté », certains articles semblent bousculer les frontières traditionnelles du théâtre. Ainsi, la description et l’analyse menée par Yannick Bressan de l’œuvre Côté noir/Côté blanc, crée par Cécile Huet en 2001, introduit cette catégorie paradoxale et problématique de « pièce de théâtre sur Internet ». Plus précisément, cette œuvre consisterait en une « une discussion entre une comédienne et un environnement virtuel », entre une réalité physique retransmise dans une ouverture vidéo sur la page web, comprise comme lieu scénique, et les éléments virtuels de cette même page. Cette discussion se déroule selon les choix de l’utilisateur de l’ordinateur, par les clics de la souris. Peut-on alors encore parler de « théâtre » alors que le dispositif théâtral est rompu (plus de coprésence, un seul spectateur) ? Autre exemple de ce trouble générique : Serge Chaumier, dans son ample panorama des possibles rapports entre théâtre de rue et TIC dans des créations récentes (critique, commentaire, support, appel à un ailleurs de la représentation), mentionne aussi bien des œuvres théâtrales à proprement parler que des installations multimédia. Enfin, Clyde Chabot, dans sa très intéressante analyse de son propre spectacle déjà cité, décrit un dispositif scénique complexe qui participe à la fois du happening (technologique) et du théâtre. Les spectateurs, dans cette œuvre évolutive, sont placés au centre de l’espace, entourés d’écrans, de câbles, avec l’équipe artistique et l’équipe technique et ont la possibilité d’utiliser un ordinateur, un lecteur CD et une caméra numérique : le dispositif tend à les« mettre en écriture». Les acteurs et techniciens peuvent improviser à partir des écrits ou des paroles des spectateurs. Clyde Chabot voit dans cette incitation à la participation à la fois une réflexion sur le processus d’écriture d’Heiner Müller (elle parle à propos de l’œuvre de l’auteur allemand de machine-texte, de « moteur de recherche implosé »), une « sollicitation de la subjectivité » dans un contexte machinique et technologique, et un acte politique (il s’agit pour le spectateur de « réinventer sa propre place » au sein de la société, de constituer un communauté malgré l’environnement médiatique manipulateur). Le grand mérite de l’article (et de l’œuvre) est de garder à distance une vision naïve et élogieuse de l’interactivité, en montrant sa possible manipulation.

4Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos emploient un autre néologisme, « specta(c)teur », pour parler de l’instance réceptrice des spectacles de Robert Lepage. Elles soulignent que l’avènement de l’ère technologique a pour conséquence une véritable révolution paradigmatique : dans le théâtre du metteur en scène québécois, le jeu des formes, les images éclatées, discontinues, nécessitent l’abandon total d’une posture passive de la part du spectateur. Les deux auteures choisissent également de parler d’interactivité, mais au sens d’une activité visuelle, mentale et non physique. Les images « en puissance » de Lepage, précisent-elles, sont dynamiques et inachevées, et appellent à la participation pour leur actualisation. L’article de Valentine Verhaeghe développe une vision assez proche du rôle du spectateur. La chorégraphe y décrit une de ses œuvres, L’inquiétude quiétude d’une écriture, crée en 2001. La pièce déroule quatre langages autonomes simultanément (une vidéo, des gestes dansés, un texte lu, une création sonore) dans ce que l’artiste nomme « un dispositif conjonctif ». Par ses décalages, par ses pauses, par ses béances et son hétérogénéité, celui-ci incite le spectateur à la « co-construction dans l’instant » de territoires nouveaux, instables. Ces deux articles permettent de ne pas concevoir l’interactivité seulement comme incitation au geste physique, mais comme acte intellectuel. Il faudrait peut-être toutefois s’interroger sur la pertinence du choix lexical : est-ce l’environnement technologique qui permet l’emploi du terme d’interactivité au lieu de celui d’interaction ? En effet, la création partagée de l’image ou du sens ne semble pas être l’apanage d’un théâtre technologique.

5Soulignons deux autres articles portant également sur les métamorphoses de la réception, ou plutôt du travail critique ou documentaire, dans une perspective médiologique. En reprenant et déplaçant les thèses de Walter Benjamin sur la perte de l’aura, Jean-Claude Chirollet met en évidence dans son article la transformation esthétique suscitée par la transposition intermédiatique, qui consiste en l’archivage en ligne de spectacles théâtraux (et dialogue ainsi avec l’article de Yannick Bressan). Il analyse les processus de montage documentaire propre au Web, de montage hypertextuel de séquences vidéo, de textes, de photographies et d’entretiens. Katia Roquais-Bielak, quant à elle, étudie les conséquences de l’apparition des forums de discussion sur le statut du critique, sur le discours intercesseur et réfléchi, à propos de l’art lyrique. Elle montre en quoi la multiplication des voix libres, subjectives, remet en cause les moyens de légitimation du discours critique.

6Les redéfinitions de l’acte de création théâtrale sont elles aussi abordées dans l’ouvrage. Plus précisément, la question de la nature du texte dramatique est posée à l’heure de l’invasion du théâtre par les machines. Toutefois, les expériences envisagées restent en marge du monde du théâtre. Il peut s’agir de cas limites, n’ayant eu quasiment aucune répercussion sur les arts du spectacle. Alain Vuillemin, par exemple, fait l’historique, à partir des recherches textuelles de l’Oulipo, des tentatives d’écriture assistée par ordinateurs, par des générateurs de textes (pièces à analyse descendantes, pièces algorithmiques, pièces combinatoires) en explorant l’influence des concepts informatiques dans l’élaboration utopique d’un théâtre totalement informatisé. Il décrit également dans son article les récentes propositions, cette fois scéniques, d’opéra numérique. Il peut s’agir de genres ayant eu du succès, mais qui ont été abandonnés par la suite, comme les pièces à machines au 17e siècle. Bertrand Munin montre en quoi l’apparition de nouvelles technologies scéniques durant le siècle classique (intéressant décrochage historique) a influencé l’écriture dramatique, en étudiant plus spécifiquement la pièce Andromède que Corneille a écrite après la découverte des possibilités techniques lors de la venue des Italiens à Paris. Le texte devient alors « une partition littéraire », qui tient compte des effets spectaculaires, certes limités à l’époque, produits par la machinerie théâtrale. La conclusion de son article est particulièrement intéressante, en ce qu’elle met en évidence que l’introduction des technologies sur scène suscite une réflexion sur les limites du théâtre et pose la question de la légitimation esthétique (la pièce à machines sera la victime d’une réduction du genre théâtral au théâtre à texte et d’une condamnation de la séduction spectaculaire). Il peut s’agir enfin de genre limitrophe au théâtre : Frédérique Toudoire-Surlapierre  expose les fondements esthétiques du théâtre radiophonique, à partir de l’exemple scandinave. La technologie ici n’est pas extérieure au théâtre, elle est son medium. L’auteure a le mérite d’envisager à la fois les contraintes d’écriture imposées par le medium technique (l’absence de décor, le recours au bruitage, par exemple) et la mise en évidence des spécificités esthétiques du genre, comme la simultanéité de la désincarnation du comédien et de l’importance capitale de sa voix. De plus, elle avance l’idée d’une résistance du genre à son inscription dans le champ littéraire de par son caractère éphémère. Dans une perspective purement scénique cette fois, Mari-Mai Corbel porte son attention sur les œuvres de Jean Lambert-Wild et leur « techno-poétique ». Celle-ci suppose l’insertion de l’humain dans la technologie. Sont mis en avant dans cet article les possibles processus poétiques d’interaction entre l’acteur et les machines, entre le corps matériel et les images virtuelles.

7Les articles de Plinio Walder Prado Jr et de Jean-Pierre Triffaux offrent une réflexion plus générale et posent la question de la survie du théâtre au temps de la révolution technologique. Le premier de ces articles s’ouvre sur cette alternative : est-ce que les TIC provoqueront la mort du théâtre ou sont-elles l’occasion de découvrir de nouveaux territoires théâtraux ? L’enjeu principal du théâtre, selon l’auteur, est l’inscription et l’exposition exemplaires du corps, ou plus précisément, la manifestation physique de l’Autre enfoui en l’homme. Le théâtre est anamnèse. À l’heure des mémoires prothèses technologiques, de la communication immatérielle, qui mettent à l’épreuve « l’humain », le théâtre pourrait opposer une résistance à l’oubli du corps. De même, Jean-Pierre Triffaux affirme que le théâtre propose une alternative au tout-Internet, en tant qu’il est un « laboratoire de l’humain », du lien social. Pour cela, la question du virtuel, qui serait coextensive au théâtre, est appréhendée par le prisme de l’acteur. L’acteur, en jouant depuis longtemps (depuis Zeami) de la frontière entre l’actuel et le virtuel, peut construire une posture critique de la sphère technologique, comprise comme modèle de déshumanisation. Ces deux articles ont le mérite de rendre explicites les lignes de démarcation qui parcourent l’ensemble de l’ouvrage. En effet, les articles dont nous avons parlé précédemment à l’exception de celui de Jean-Claude Chirollet affirment, avec enthousiasme parfois, que l’investissement du théâtre par les TIC produit un « nouveau » théâtre, est synonyme de reconfigurations importantes de l’événement théâtral. Loin de toute profession de foi moderniste, P. W. Prado et J.-P. Triffaux mettent en exergue ce qui serait l’essence irréductible du théâtre (spectacle vivant, coprésence physique, distance inéluctable de la représentation, espace communautaire partagé), plaçant le théâtre dans une position d’inactualité salutaire au temps de l’invasion technologique. Daniel Raichvarg, dans la conclusion de l’ouvrage, rejoint ces préoccupations et s’interroge : « pourra-t-on encore pleurer dans ce théâtre que la société (techno)occidentale est en train d’imaginer ? »