Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Michaël Martin

L’étoile du soir et l’étoile du matin

Jean Bollack, Parménide, de l'étant au monde. Textes, traduction du grec, interprétation. Édition bilingue, Verdier, 2006.

« [Parmenide] passe pour avoir le premier remarqué que

 l’étoile du soir et l’étoile du matin

sont un même astre »

Diogène Laërce, IX, 23

1Après s’être, entre autre, intéressé à Empédocle, Jean Bollack nous livre aujourd’hui une brillante étude sur un autre de ces philosophes présocratiques, Parménide, dans son ouvrage Parménide, de l’Étant au Monde. Ce dernier repose essentiellement sur une lecture – ou plutôt une relecture détaillée - des fragments du penseur d’Élée. Le célèbre philologue qui a longtemps officié à Lille l’avoue d’ailleurs sans ambages : « La lecture de Parménide a accompagné ma vie, du moins depuis mes années d’études » (p. 7). On comprend alors aisément pourquoi il s’attache, avec une minutie qui lui est propre, à nous restituer un texte soumis à totale révision et à une nouvelle traduction.

2Et c’est là l’un des points essentiels du livre : nous livrer Parménide tel quel. Mais il ne faudrait pas croire que la tâche fut aisée. Bien au contraire. La sensation que Jean Bollack a eu besoin de laisser mûrir son œuvre est latente. Et pour cause ! Parménide, versificateur de l’ontologie qu’aurait découverte Héraclite, a influencé de nombreux penseurs à commencer par Platon lui-même. Et c’est bien là le risque contre lequel Jean Bollack nous met en garde : il ne faut pas lire Parménide sous le filtre de Platon, encore moins sous celui de Reinhardt, Mansfeld, Brague ou Heidegger. Pour cela, il faut revenir au texte à travers les quelques fragments qu’il est possible de rendre à la lumière, sans oublier les liens qui l’unissent à un autre grand nom de la pensée occidentale : Pythagore. Et l’auteur de s’interroger tout d’abord sur l’œuvre poétique du maître et sur sa fonction : chez Parménide, le langage « est » pensées ; car « L’Étant se construit avec les mots, et d’abord avec le mot " est" » (p. 20). Ce sont ces mêmes mots qui, comparés à des juments, emmènent le philosophe vers un voyage métaphorique auprès de la Déesse (qui n’est pas sans rappeler ceux de ses confrères chamans). Mais cette Déesse, qui est-elle ? Ce n’est pas la Justice, encore moins une Muse. Alors ? Cette Déesse est « une production du langage » (p. 89), mais c’est aussi par elle que la révélation va se trouver révéler.

3Le poème s’ouvre alors en deux pans qui fournissent d’ailleurs à Jean Bollack le titre de son livre : l’Étant et le Monde. La première notion se trouve au cœur du cheminement proposé par Parménide. Jean Bollack montre bien combien l’Étant, estin, ne se définit que par rapport à lui-même mais aussi et surtout par rapport au monde qui l’entoure. Chez Parménide, tout (ou presque !) est placé sous le signe de la dualité. Ou plutôt, et pour être plus précis, du double. L’Étant va ainsi subir un travail sinueux d’approche, du dedans comme du dehors. La doxa s’en trouve elle-même redéfinie : fiction, elle n’appartient qu’à un niveau du discours. Elle est perpétuellement confrontée avec le discours de vérité Et après une courte « charnière », c’est au monde et à ses principes fondamentaux que s’intéresse Parménide. Mais là encore l’Étant n’est pas absent ! « Le Monde se constitue dans l’analyse de l’Étant, il en est inséparable » (p.49). Il est à noter que la cosmologie prend, grâce au travail de philologie mené ici, une nouvelle dimension. Et si aller au delà du sens semble parfois ardu voire relevé d’un discours hermétique dont les Présocratiques auraient le secret, il ne faut pas hésiter à revenir sur le texte, sur les fragments dont ce nouvel éclairage illustre parfaitement les chatoiements de la pensée grecque archaïque.

4L’« Être est ». C’est sans doute là l’enseignement principal qu’il convient de tirer de la lecture des vers de Parménide et de l’ouvrage de Jean Bollack. Il « est » à tous les sens du terme même et peut-être surtout dans sa dimension invisible. En quittant (momentanément !) Parménide viennent alors à l’esprit les mots de Saint-Exupéry dans le Petit Prince : « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. » Cela n’avait pas échappé, dans une dimension autre, au philosophe éléen.