Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Jan Baetens

Une nouvelle version de la narratologie structurale: récit et causalité selon Emma Kafalenos

Emma Kafalenos, Narrative Causalities, Columbus, Ohio State University Press, 2006.

1Publié dans la prestigieuse collection « Theory and Interpetation of Narrative » dirigée par James Phelan et Peter J. Rabinowitz, le livre d’Emma Kafalenos est, dans toute sa modestie, et peut-être justement à cause de cela, une des meilleures surprises apportées par la narratologie ces dernières années. La surprise, en fait, est double. Narrative Causalities revient non seulement à une forme de narratologie que l’on croyait appartenir un peu au passé (le point de départ de Kafalenos est à la fois la théorie du conte de Propp et la grammaire du récit de Todorov), mais l’étude parvient aussi à démontrer que cette narratologie structuraliste, appelée « classique » aux États-Unis, est tout à fait capable de s’intégrer à des approches « post-classiques » (de nos jours essentiellement cognitivistes, comme dans le travail de David Herman, pour citer le représentant le plus connu en Europe de cette mouvance), voire « poststructuralistes » ou déconstructionnistes (même si Kafalenos n’établit pas de dialogue direct avec ce courant qui interrogent les catégories fondamentales du récit comme le temps, l’espace, le narrateur, la clôture du récit, l’identité, etc. ; la seule exception est ici la discussion avec Culler, dont Kafalenos critique, avec de très bons arguments à mes yeux, la vision caricaturale de l’analyse structurale du récit).

2La narratologie contemporaine se divise globalement en deux grands courants. Selon que se met l’accent sur les propriétés du texte narratif même ou sur la manière dont un texte est lu de manière narrative par le lecteur qui mobilise à cet effet un savoir-faire particulier, le champ narratologique oppose deux types d’analyse, le premier classique et le second postclassique, dont le rapport n’est pas toujours d’égalité. Les tenants de l’approche postclassique, qui attachent une grande importance à l’acte de lire, considèrent la narratologie classique comme dépassée, en raison même d’un formalisme jugé incapable de mettre à nu aussi bien la complexité intrinsèque du récit que les effets de sens produits à travers (et pendant) la lecture. Dit encore : pour les narratologues postclassiques, la lecture classique réduit la densité narrative à un fil abstrait totalement coupé de son contexte de production comme de sa réalisation par des lecteurs également « situés ».

3Le grand intérêt du livre d’Emma Kafalenos est de faire l’inverse de ce que l’on fait d’habitude, et peut-être un peu mécaniquement, de nos jours. Narrative Causalities ne cherche pas à « dépasser » ou à « excéder » la narratologie classique, mais à la relire et surtout à l’améliorer à l’aide de certains acquis de la narratologie postclassique, essentiellement en l’occurrence d’une théorie de la lecture narrative. En effet, l’idée fondamentale de Kafalenos est de dynamiser l’analyse classique des fonctions du récit formalisées tant par Propp que par Todorov. La grande « syntagmatique » des fonctions du récit, c’est-à-dire des divers moments que parcourt la chaîne narrative entre la perturbation initiale d’un moment d’ordre ou d’équilibre jusqu’au rétablissement final de l’ordre ou de l’équilibre initial, est en effet analysée de façon dynamique, telle qu’elle est constituée par la compétence narrative du lecteur à travers un acte de lecture qui se déroule dans le temps et qui est tout sauf un mécanisme « pur ». Lire un récit ne revient pas à retrouver les structures du récit encodées dans le texte, c’est au contraire un processus d’approximations successives où le regard est sans cesse appelé à se mettre en question et à s’adapter à des contextes eux aussi sans cesse nouveaux. Cependant, la perspective lectorale de Kafalenos se refuse catégoriquement de faire primer le travail du lecteur sur les structures du texte : c’est bel et bien –et en cela l’approche de Kafalenos est classique au sens strict du terme– le texte qui influence le lecteur, dont l’interprétation ne se fait jamais librement, bien au contraire (et l’essentiel des analyses de Kafalenos aura justement pour but de nous démontrer, de façon du reste très convaincante, à quel point nous sommes tributaires du contexte narratif quand nous progressons dans le récit).

4Dans la lecture narrative, l’opération clé présente deux aspects (en pratique évidemment indissociables) : la première concerne la reconnaissance de la structure d’ensemble ; la seconde concerne le passage d’une phase à l’autre dans cette structure.

5Du côté de la structure d’ensemble, il importe que le lecteur soit capable de faire jouer l’un par rapport à l’autre le niveau du discours narratif (le texte narratif tel qu’il se présente : le « sujet » des formalistes russes, que Kafalenos appelle « représentation ») et le niveau du récit raconté (la « fabula ») : lire un récit, c’est projeter la séquence de la « représentation » sur celle de la « fabula ». Comme tous les narratologues classiques, Kafalenos formalise cette séquence, en la divisant en ses chaînons ou fonctions de base, mais la grande originalité de son propos est qu’elle arrive à fusionner les grammaires de Propp et de Todorov, tout en mettant en exergue un élément dont l’importance capitale n’est pas toujours reconnue. Schématiquement, l’enchaînement des fonctions est le suivant (je reprends ici le schéma donné à la page 7 du livre) :

A événement perturbateur (variante petit a : réévaluation d’une situation qui aboutit au même effet de perturbation)

B demande que quelqu’un résolve le problème posé par A

C décision prise par « actant-C » de résoudre le problème posé par A

D mise à l’épreuve de l’actant-C

E réalisation de l’épreuve par l’actant-C

F reconnaissance de l’actant-C

G l’actant-C arrive à l’endroit x pour résoudre le problème posé par A

H l’actant-C essaie de résoudre le problème posé par A

I réussite de l’action de l’actant-C (variante négative: échec de l’action)

6Comme on le voit, cette structure allège notablement l’analyse fonctionnelle de Propp (les 31 fonctions de Propp sont ramenées à 10 classes, dont seules 4 sont indispensables) tout en complexifiant la grammaire de Todorov (qui fait ressortir un élément –la « fonction C », soit la décision de mettre fin à la perturbation de l’ordre initial qui peut aboutir soit au rétablissement de cet ordre, soit à l’échec de la tentative– dont la position est plus singulière que ne l’a toujours pensé la narratologie traditionnelle). En effet, cette « fonction C », sans laquelle il n’y a pas de récit au sens classique du terme, n’est pas quelque chose qui va de soi : si elle est partout présente, on ne peut en déduire qu’il est partout facile de la reconnaître (la « fonction C » n’est pas toujours marquée clairement comme telle dans le texte et il faut parfois une grande ingéniosité herméneutique pour qu’elle soit identifiée correctement par le lecteur). En même temps, l’insistance sur le rôle clé de la « fonction C », qui implique toujours une intentionnalité actantielle, permet à Kafalenos de bien distinguer sa conception du récit de toutes les définitions qui dissolvent la catégorie du récit dans celle plus générale du déroulement temporel.

7Du côté des transitions d’une « fonction » à l’autre, l’esprit dans lequel Kafalenos repense la narratologie structurale demeure la même. L’auteure parvient à introduire dans la structure formelle de base une dimension lectorale très forte, sans que l’accent mis sur la part du lecteur ne dérive vers une approche du récit où c’est le seul lecteur qui construit ou déconstruit le lecteur. En l’occurrence, Kafalenos défend l’idée que le passage d’une fonction à l’autre n’est pas banalement proposé ou imposé par le texte, mais dépend de la capacité du lecteur à établir des liens de cause à effet entre les fonctions. Dit autrement, une fonction n’est jamais reconnue ou identifiée toute seule, mais doit son existence au fait que le lecteur y voit la conséquence de quelque chose qui précède (un état, une situation, un événement), mais aussi la cause de quelque chose qui suit (un état, une situation, un événement).

8En dépit de ses apparences très classiques (j’allais dire : très sages), Narrative Causalities est une étude qui non seulement démontre l’intérêt d’une relecture des « classiques » de l’analyse du récit, mais qui surtout les renouvelle de manière tout à fait stimulante. La prise en compte de la dimension lectorale produit en effet une nouvelle vision de tous les aspects de l’analyse du récit, qui cessent d’être évidents ou naturels pour faire l’objet d’une négociation herméneutique intense entre texte et lecteur. Un deuxième mérite de Narrative Causalities est de resituer le débat au niveau des structures fondamentales du récit : le livre cherche moins à réinterpréter les textes analysés qu’à décrire le mécanisme qui nous fait lire ces textes comme des récits (ce qui paraît fort simple, mais qui s’avère vite d’une complexité redoutable). Troisièmement (un peu dans la tradition de Wolfgang Iser, pourtant bizarrement absent de cette étude), Kafalenos remet aussi au centre de son analyse la lecture en acte. Contrairement aux analyses du récit qui partent du récit dans son ensemble et qui limitent la lecture à un type bien particulier, celui de la relecture de cet ensemble, Narrative Causalities privilégie radicalement le cheminement lectoral, avec tous les doutes, toutes les erreurs, tous les possibles ou impossibles réaménagements en cours de route que cela implique. Le résultat en est une méthode d’analyse tout à fait fascinante, qui propose non pas « la » structure du récit, mais module l’interprétation en fonction des perspectives multiples qui se suivent : Kafalenos scrute comment le lecteur modifie sa vision du récit à travers sa progression dans le texte ; elle analyse non moins comment la même structure peut être perçue différemment selon que l’on est personnage, narrateur ou lecteur ; enfin, elle s’intéresse également aux lectures successives qu’un texte parvient à produire à travers le temps. En quatrième lieu (et suivant un peu le modèle des analyses narratologiques de Monika Fludernik), la théorie du récit se double aussi d’un aperçu historique de très grande envergure. Si Narrative Causalities est un livre qui s’efforce de penser tous les cas de figure que peut présenter l’interrogation lectorale sur la « fonction C » et ses rapports avec la constitution du récit, il le fait aussi de telle façon que les différentes possibilités permettent de faire surgir aussi une trajectoire historique qui part des formes « élémentaires » du récit (les contes, dont l’origine se perd dans la nuit des temps) aux formes les plus contemporaines (« élémentaires » à leur façon, puisque dans bien des cas la structure du récit n’y est présente que de façon partielle ou éclatée), en passant par les formes « complètes » que sont les types de récit où la « fonction C » fait l’objet de tous les soins du texte. Un cinquième avantage tient à la schématisation même de l’analyse du récit, dont la simplicité –du reste totalement trompeuse, puisque la modulation contextuelle de chaque fonction est tellement grande que le nombre de possibilités d’interprétation et les jeux combinatoires sont en fait illimités– autorise l’auteure à faire des comparaisons qu’en d’autres circonstances on jugerait déplacées ou impossibles : grâce à la grammaire fonctionnelle, il devient possible de comparer des textes d’horizons très divers, puis de compléter et de nuancer l’analyse en l’appliquant à des objets dont l’analyse du récit ne tient pas toujours compte, tels le poème lyrique, le tableau, ou encore le texte non-narratif ou anti-narratif.

9Enfin, il importe de souligner que Narrative Causalities –en raison peut-être du pragmatisme qui imprègne les études littéraires aux États-Unis– est aussi une étude qui n’a pas peur de dire que l’analyse du récit sert vraiment à quelque chose. Et pour Kafalenos, ce dessein n’est pas limité à la seule littérature (par exemple au plaisir de la lecture, souvent invoqué pour justifier ou légitimer cet acte apparemment « gratuit » qu’est la lecture de textes littéraires). Tout au long du livre, Kafalenos n’arrête pas d’établir des liens entre lecture du récit et perception et interprétation des situations ou événements de notre vie, de manière à transformer la littérature, ou plus exactement l’acte de lire, en un geste socialement et existentiellement utile, voire nécessaire. La littérature nous aide à mieux « lire » notre vécu, non pas en nous offrant des clés faciles, mais au contraire en nous interdisant le recours à la facilité de certaines clés. À cet égard, l’auteure insiste très justement, par exemple, sur l’importance du contexte (un événement ou une situation ne sont pas interprétés de même façon au début, au milieu et à la fin d’un récit- et sur la polyfonctionnalité virtuelle de tout événement ou situation (la « fonction C » des uns peut être la « fonction A » des autres, ou même ne pas être perçue comme fonctionnelle par d’autres encore, et ainsi de suite). En échange, la lecture littéraire n’est jamais isolée de motivations non-littéraires. A cet égard, il faut saluer surtout les très belles analyses sur les enjeux de la reconnaissance de la « fonction C », qui n’est pas pour Kafalenos un acte neutre, mais un rapport au texte dicté par la recherche de repères existentiels (et l’interprétation des étapes d’un récit en termes de cause et de conséquence rattachées à une décision humaine de rétablir un ordre perturbe est de ce point de vue un acte profondément rassurant, à tel point que le public peut fort bien s’accommoder de récits où il ne se passe rien ou presque, sauf ce qui précède le passage à l’acte de la « fonction C », comme c’est le cas selon Kafalenos dans Hamlet).