Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Michela Lo Feudo

Champfleury écrivain chercheur

Champfleury écrivain chercheur, sous la direction de Gilles Bonnet, Paris, Champion, 2006, 437 pages.

1Ce volume réunit les actes du colloque international organisé à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 du 22 au 24 mai 2003. Les participants se sont penchés sur la vaste production de Jules Champfleury (1821-1889), écrivain dont la multiplicité des intérêts déconcerte et fascine et dont les connaissances sont souvent liées à ses rapports avec les grandes figures de l’époque (Balzac, Baudelaire et Courbet notamment).

2Puisque « [d]e Champfleury, on ne connaît que des bribes » (p.7), comme affirme Gilles Bonnet dans son introduction, ce dossier se présente comme une tentative d’analyser l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain laonnais, une œuvre très variée qui comprend le conte et le roman, mais aussi l’essai et l’ouvrage historique, de même que la pantomime voire le vaudeville ; une œuvre qui révèle l’attention de l’auteur pour la littérature et pour les arts dans toutes leurs manifestations, de la peinture à la musique, à travers la caricature et l’imagerie populaire. Elle présente donc, par son ampleur et sa diversité, la marque d’une discontinuité frôlant l’incohérence qui échappe à toute schématisation.

3Le colloque invite à découvrir cette spécificité de la production champfleurienne. Ces actes ne reflètent pas seulement la volonté d’explorer tous les domaines de l’univers de l’écrivain, mais surtout d’insister sur la variété de sa production et de ses démarches, fondamentalement analytiques. Il s’agit donc d’une approche à la fois honnête et attentive dont l’objectif final est de penser la production de Champfleury dans toute son organicité et de s’interroger sur son éventuelle unité, tout en en considérant l’instabilité.

4L’ouvrage est structuré en sept chapitres thématiques, chacun se terminant par un document (dont trois inédits)1, qui tous abordent autant d’aspects de l’œuvre de l’écrivain. Toutes les recherches en font une lecture transversale qui accorde beaucoup de place  à l’intertextualité, et qui, surtout, refuse toute division par genres ainsi que toute périodisation. Cette approche permet d’en souligner la discontinuité et  l’absence fréquente de médiation chez Champfleury.

5Les signes de ce dynamisme intellectuel sont perceptibles dès les premières années d’activité littéraire, analysées dans la première partie du volume qui s’occupe du moment de passage de l’expérience de la bohème parisienne au réalisme. Trois études abordent cette problématique.

6Sandrine Berthelot examine précisément le roman Les Aventures de Mademoiselle Mariette en faisant de celui-ci  un document  qui atteste le  passage des expériences parisiennes des premières années liées à la bohème à une esthétique réaliste. Par ses références intertextuelles (l’auteur vise surtout à Scènes de la vie de Bohème de Murger), le roman devient un moyen de dénoncer les limites de la vie et de la littérature bohèmes, de même que le milieu du petit journal qui véhicule une littérature faite de contes brefs au style ironique et satirique, dominée par l’instantané et l’imprécision, vouée à la marginalisation. Ce passage du conte au roman révèle aussi la volonté de l’auteur de s’affirmer dans le champ littéraire de l’époque. Ce glissement du conte fantaisiste à une esthétique réaliste, enfin, a lieu à l’intérieur même de la bohème. C’est donc à partir de ce moment que Champfleury entreprend un chemin de recherche littéraire qui manifeste sa quête de reconnaissance dans le panorama littéraire du xixe siècle (« En passant par la Bohème avec Champfleury. Étude des Aventures de Mademoiselle Mariette, roman de la transition », p.21-31).

7Le problème de l’auto-légitimation est repris par Aude Déruelle, qui s’appuie sur le réseau de citations, de références et d’allusions contenues dans les Fantaisies, pour mettre en lumière le problème de l’existence littéraire, très senti par Champfleury, et la manière dont l’auteur essaye de légitimer son œuvre. L’étude rappelle ses critiques à l’égard de la littérature industrielle et feuilletonesque, et son choix de se situer « dans la lignée du récit excentrique » (p.36). Elle souligne en effet que l’écrivain tente, dans les Fantaisies, de définir sa position dans le champ littéraire, et d’affronter entre temps les difficultés liées à ces rapports d’opposition et de filiation à la littérature parodique et excentrique. En particulier deux problèmes se présentent. Le premier consiste dans la marginalité, que l’écrivain essaye de contraster par une véritable stratégie de dédicaces ; le deuxième est perçu dans le risque d’un manque d’originalité. La voie a parcourir pour sortir de cette impasse, il la trouve dans le réalisme balzacien (« Enjeux de l’intertextualité dans les Fantaisies, p.33-45).

8Ce premier chapitre montre aussi l’intérêt de Champfleury pour la musique, grâce à l’étude de Joseph-Marc Bailbé sur les Propos amoureux. Au long des trois textes du recueil, la musique devient en effet pour l’auteur un « moyen favori d’illustration romanesque » (p.48). Reconnue comme la seule capable d’accompagner et de représenter les intermittences du cœur, elle s’adapte aux scènes de la vie de province qui sont représentées, en jouant un rôle fondamental sur la psychologie amoureuse des personnages («Sensibilité musicale et art du récit chez Champfleury», p.47-55).

9La notion de réalisme, traitée dans la première partie, est approfondie dans le chapitre suivant qui s’ouvre sur l’analyse dense de Charles Grivel concernant les rapports de Champfleury avec l’invention de la photographie. Le chercheur réfléchit d’abord sur la nature de l’acte photographique et ses conséquences sur le concept de réalité. Processus de production de réel, et non de reproduction, la photographie se substitue au sujet représenté, sans néanmoins détruire de la part de l’observateur le désir du modèle. C’est donc une action considérée comme « réaliste » qui par contre dénaturalise, efface le sujet. Elle concerne aussi la peinture, qui est autant « photographique » en imposant par le portrait ses limites. Le texte explique alors la prudence de l’auteur à accepter l’étiquette « réaliste », dans la mesure où il exprime sa volonté de saisir la réalité hors de toute apparence, en valorisant l’observation comme capacité principale de l’écrivain. C’est une attitude qui révèle chez l’auteur une conscience forte de l’importance de l’avènement de la photographie, qui cache un besoin plus général de voir et d’être vu produit par la société démocratique du XIXe siècle. En s’appuyant à quelques romans et contes, l’intervention démontre que cette conscience est perceptible dans la production de Champfleury, qui ne se limite pas à souligner les fautes de la représentation photographique, mais vise à dénoncer le péril de dénaturalisation lié à la reproduction en tant que telle. Avec tous les risques que cela comporte pour sa même entreprise littéraire. («Champfleury: l’invention du réalisme photographique», p.63-90).

10Mariane Bury s’arrête en revanche sur une idée fondamentale de la critique littéraire de l’écrivain : la « simplicité » , valeur positive et critère d’évaluation de la bonne littérature. L’étude souligne de manière claire un paradoxe au sein de la critique de l’écrivain : si l’auteur participe activement au débat culturel de l’époque, en s’intéressant au monde contemporain et en refusant toute étiquette, il fait appel dans ses textes à des critères stylistiques hérités du classicisme, comme la clarté, la simplicité et le naturel. A travers la reconstruction de la polémique avec Barbey d’Aurevilly, la question glisse donc d’une discussion sur l’idée de réel vers une affirmation des principes idéologiques, moraux et esthétiques de Champfleury, qui refuse tout style métaphorique, considéré comme un déguisement, un mensonge du langage («L’éloge de la simplicité dans la critique littéraire de Champfleury», p.91-104).

11Le rapport entre théorie réaliste et pratique romanesque fait l’objet de la lecture attentive des Bourgeois de Molinchart par Jean-Marie Seillan. Il y expose la difficulté de cerner une définition unique du réalisme chez l’écrivain. L’étude propose de parler plutôt des réalismes, après avoir tracé leur profil historique, social et stylistique. Il s’agit d’un système d’idées qui convergent vers un point commun : une conception antiartistique de l’art, qui se nie elle-même en tant que théorie et qui se manifeste dans la pratique, surtout dans les Bourgeois. Ce dernier devient donc le terrain d’analyse privilégié pour montrer que la réalisation de l’écriture réaliste pose des problèmes de référent et d’intrigue, qui contredisent partiellement les principes exposés dans la même période (« Théorie et pratique du réalisme chez Champfleury : l’exemple des Bourgeois de Molinchart », p.105-118).

12L’étude de Concepción Palacios Bernal propose enfin l’analyse de Maître Palsgravius. De cette nouvelle inédite jusqu’en 1997, il souligne avec précision le registre double adopté par Champfleury avant 1860, oscillant entre le fantastique d’inspiration hoffmanienne et le réalisme orienté vers les sciences médicales et l’insertions d’expériences vécues (« Une lecture de Maître Palsgravius », p.119-128).

13Dans une perspective plus vaste, le troisième chapitre considère le réalisme sous l’angle des possibles influences exercées par les écrivains contemporains, surtout Hugo et Flaubert.

14En mettant en question l’idée traditionnelle selon laquelle romantisme et réalisme se succèdent, et que la fin de l’un marque l’avènement de l’autre, Michel Brix montre attentivement que non seulement cette distinction n’existait pas à l’époque, mais aussi que le mouvement romantique naît à partir d’ambitions réalistes. Cela porte Brix à souligner une correspondance d’objectifs entre le romantique Hugo et Champfleury, objectifs qui se basent toutefois sur une conception différente de la vérité et de l’écrivain qui la pourchasse (« De Hugo à Champfleury, ou d’un  réalisme à l’autre », p.133-144).

15Deux  textes s’occupent ensuite du rapport entre Champfleury et Flaubert.

16Francis Lacoste fait une étude comparée des Bourgeois de Molinchart et de Madame Bovary, en montrant les analogies et surtout les différences entre les deux auteurs. Au refus commun de l’étiquette réaliste et de la littérature idéaliste, ainsi qu’au choix du sujet pour leur roman, succède l’analyse des deux textes qui permet de distinguer une esthétique et une pratique de l’écriture différentes. Cela porte à affirmer la supériorité de Flaubert sur Champfleury, en donnant néanmoins à ce dernier le mérite d’avoir préparé les lecteurs à Madame Bovary (« Les Bourgeois de Molinchart et Madame Bovary », p.145-158).

17La réflexion de Patrick Feyler traite du regard des contemporains sur les deux écrivains. Si à l’époque un étiquetage commun n’a pas manqué, le chercheur met l’accent sur les différences qui séparent ces deux auteurs qui ne s’admiraient guère, mais qui néanmoins avaient manifesté une même  réticence à l’égard du romantisme d’une part, et du naturalisme d’autre part (« Champfleury et Flaubert : les malentendus du réalisme », p.159-172).

18Le chapitre suivant est centré sur les objets et l’espace représentés dans l’œuvre de Champfleury.

19La province de l’écrivain fait l’objet de l’étude de Béatrice Laville qui rappelle le faible intérêt de l’auteur pour les descriptions ainsi que sa tendance à une homogénéisation des espaces de la narration, l’évocation et la connotation des lieux étant généralement déléguées aux personnages, qui retiennent son attention. Le texte souligne que si la province ne se définit que par opposition à la capitale, elle n’échappe pas totalement à une caractérisation. Dépositaire d’une culture passée fondée sur l’authenticité et la simplicité, ses lieux sont d’ailleurs construits selon des constantes topographiques, comme la clôture et l’isolement des espaces individuels et collectifs, qui esquissent une dimension où toute communication sociale est abolie ; la rumeur est la seule manifestation de circulation, de mouvement. C’est une espace qui échappe à toute esthétisation, qu’on ne voit pas, mais qui agit sur les personnages (« Espace romanesque et effet-personnage : la province de Champfleury », p.177-187).

20Brigitte Louichon se concentre en particulier sur Les Bourgeois de Molinchart. Elle s’interroge sur le rôle des objets, en montrant que dans les divers moments du roman ils contribuent à fournir une représentation caricaturale du monde provincial, vivant de bric-à-brac d’objets souvent dupliqués et toujours falsifiés. Il s’agit de choses sans valeur, qui génèrent autant de discours insignifiants qui révèlent que la communication est impossible. Cette analogie permet de penser la mise en roman des objets, en rappelant que la passion de Champfleury pour le collectionnisme a eu de fortes implications (« Molinchart : ses objets, ses discours, son roman », p.189-199)

21La collectionnisme pratiqué et raconté par l’écrivain est enfin analysé par Dominique Pety, qui parcourt la genèse des collections de Champfleury jusqu’à l’occupation de l’auteur comme conservateur au Musée de Sèvres. L’étude relève les représentations ironiques des collectionneurs (dont sont exclus les collectionneurs « atypiques ») et du collectionnisme dans les romans et les contes avant 1865, pour registrer un changement de discours à partir de la publication des premiers écrits érudits (l’Histoire de la caricature antique, l’Histoire de la caricature moderne, l’Histoire des faïences populaires, l’Histoire de l’imagerie populaire). Cela dénote une nouvelle conception de l’histoire et de l’objet d’art chez Champfleury : contre l’historiographie et les collectionneurs traditionnels (ces derniers représentés par les Goncourt notamment), l’auteur souhaite une valorisation documentaire d’objets ignorés auparavant (l’objet populaire, l’objet d’usage, l’objet moderne, l’objet éphémère), capables de contribuer à la naissance d’une nouvelle histoire, une histoire des mœurs (« Champfleury : un collectionneur atypique ? », p.201-218).

22L’étude des objets porte les chercheurs à s’interroger sur un problème plus vaste de l’image chez Champfleury, affronté dans le cinquième chapitre intitulé « L’image, en soi et pour les autres ».

23Annie Renonciat ouvre cette partie de dossier en abordant la question de l’imagerie traditionnelle chez Champfleury sous deux angles particuliers. Premièrement, le texte porte sur son attention pour l’art populaire et naïf à partir des années Quarante. Il souligne les raisons qui ont rapproché l’écrivain de ce domaine artistique ainsi que ses intentions, sa volonté de le valoriser d’un point de vue artistique et culturel. L’illustration de sa méthode de recherche porte à considérer en outre que le véritable intérêt de l’auteur pour l’imagerie réside presque uniquement dans sa valeur ethnographique, les objets étant révélateurs de la pensée populaire au fil des siècles. Deuxièmement, le travail vise à la redécouverte du combat mené par Champfleury en faveur d’une imagerie servant à l’éducation de l’enfance, et de l’influence de ses idées sur les actions des Ministères de l’Instruction publique, des années 80 jusqu’au début du xxe siècle. (« Champfleury et l’imagerie populaire : du “Musée du pauvre” au Musées scolaire », p.223-240).

24Bernard Vouilloux s’interroge en revanche sur le problème de la définition des arts populaires, et surtout de la caricature. L’étude met en valeur l’absence d’une notion précise à l’époque de Champfleury, qui précède les études déterminantes élaborées au xxe siècle (Kris et Gombrich, Mahon notamment). Cette analyse éclairante permet toutefois de relever des caractéristiques relativement constantes dans l’œuvre champfleurienne, qui permettent de fixer trois critères définitionnels. Le premier, de nature stylistique, consiste dans l’exagération de certains traits physiques, étroitement liés à la grimace en tant qu’exagération de l’état naturel ; un deuxième critère, poétique, fait référence au genre comique de la parodie et au genre polémique de la satire, en soulignant la contribution de Champfleury à une interprétation des images satiriques médiévales hors de tout symbolisme; cela porte à une réflexion sur le symbole lui-même, troisième critère, d’ordre rhétorique. Y sont distingués un symbolisme populaire (motivé, strictement lié à sa construction même et qui véhicule une instruction figurative) et un symbolisme savant (traduction sensible d’une idée abstraite qui obscurcit l’intention signifiante). La réflexion montre en outre que si les recherches de Champfleury échappent à toute formulation définitive, il y a des moments de reprise synthétique, où l’on analyse le rapport entre dessin et légende, entre caricature et réalité, où la volonté de l’auteur de circonscrire la définition de caricature se manifeste en la distinguant (non sans intersections) de la charge et de la satire. Il s’agit, donc, d’oscillations qui mettent en lumière non seulement l’évolution de la pensée de l’auteur, mais qui aboutissent à un définition très large de la caricature, qui se présente en tant que « champ », état d’esprit qui révèle le rapport entre Champfleury et la caricature, plutôt que le dessin caricatural en lui-même (« Le “champ de la caricature” selon Champfleury », p.241-270).

25Laure Helms continue dans le même domaine par un article centré sur l’usage de motifs et de procédés caricaturaux dans la production des contes. Elle montre en effet que la narration brève rencontre souvent ce genre de dessin caractérisé par l’inachèvement et l’improvisation. Il s’agit d’un contact qui se manifeste par le choix du sujet (les excentriques et les médiocres), ainsi que par le public très large auquel elle s’adresse, par la simplification des personnages qui passe par la répétition et l’exagération des caractères, par l’animalisation fréquente des hommes. Dans la bataille champfleurienne contre l’art académique, la caricature est valorisée. Elle devient modèle de simplicité et de sincérité, et donc un instrument nécessaire à la littérature réaliste à vocation satirique (« Grotesque et satire dans quelques contes de Champfleury : le modèle d’un art “cynique et grossier”, la caricature », p.271-279).

26Le sixième chapitre est composé de quatre essais qui examinent la production théâtrale de l’auteur, sans ignorer néanmoins le romanesque. C’est le cas par exemple de l’étude de Marie-Ange Voisin-Fougère, qui propose une analyse précise de l’ironie dans Les Bougeois de Molinchart. Elle montre que la particularité du roman ne réside pas seulement dans la critique de la bourgeoisie (d’ailleurs très fréquente à l’époque), mais dans le fait que les personnages eux-mêmes ne sont pas dépourvus d’esprit. Si l’auteur s’amuse à montrer le ridicule des provinciaux, porteurs d’un comique grossier et qui ne fait rire qu’à leurs dépens, les personnages doués d’ironie appartiennent principalement à la vie parisienne. Il s’agit d’un esprit de finesse se manifestant surtout par la blague, pour laquelle Champfleury ne cache pas sa sympathie, et dont l’auteur de l’article se sert pour rappeler que l’écrivain a utilisé d’autres moyens que la caricature et le burlesque pour exprimer une intention comique (« Cartographie ironique des Bourgeois de Molinchart », p.287-299).

27Gilles Bonnet élargit le discours dans sa recherche portant sur le thème du carnaval dans la production romanesque de Champfleury, qui montre de manière limpide soit la présence fréquente de l’événement en tant que tel (le « mardi gras ») soit celle de motifs carnavalesques à différents moments de la narration. L’étude propose une structure du récit carnavalesque en trois stades. Le premier est caractérisé par l’entrée du carnaval, le deuxième, qui comporte l’inversion des règles établies et l’invasion d’une utopie égalitaire, aboutit à un état d’ivresse dionysiaque très proche de la barbarie ; ce qui amène à un rétablissement final de l’ordre qui a lieu dans la communauté même, obtenu par le jugement et la condamnation de l’éthique carnavalesque. Le texte montre enfin que l’avènement du carnavalesque pourvu d’une structure duelle (l’antithèse qui est à la base du grotesque) se répand au point d’entraîner le discours diégétique à l’action subversive. Le roman même subit un processus de carnavalisation momentanée et l’on voit apparaître des récits parallèles ou insensés. Ce qui témoigne une sortie temporaire des contraintes réalistes afin de mieux sonder la nature des personnages et des milieux que l’auteur veut raconter (« Vacarmes : le récit carnavalesque », p.301-319).

28Deux articles sont consacrés ensuite à la pantomime.

29Le premier, d’Éric Bordas, propose une brève histoire de ce genre théâtral, en soulignant son succès au xixe siècle surtout grâce à Debureau père et fils, pour mettre enfin en valeur la contribution importante de Champfleury à sa diffusion dans les milieux cultivés et son rôle actif dans la valorisation d’œuvres considérées inférieures. Valorisation qui passe par des textes où la présence de l’écrivain est importante. La recherche montre finement que contrairement à l’opinion commune, qui voulait une sorte d’absence de l’auteur des textes, les pantomimes de Champfleury respectent le caractère visuel propre au genre, tout en conservant un certain soin stylistique. Il s’agit d’un discours maîtrisé par le silence, parole blanche qui fonctionne comme une superstructure qui participe à la visualisation du discours. L’étude examine ainsi les caractéristiques stylistiques des pantomimes, ses phrases simples, sa syntaxe paratactique, son organisation en paragraphes, (considérés des micro-séquences narratives et poétiques), son discours parfois narrativisé, son usage du présent ou de l’imperfait (« Les pantomimes de Champfleury, ou comment faire parler la mort. Une écriture du silence », p.321-335).

30Concetta Rizzo rappelle l’histoire de la Commedia dell’arte en France, son changement progressif et sa rencontre graduelle avec la pantomime, connue par Champfleury grâce à des comédiens de province et approfondie dans le milieu intellectuel parisien. Le but de cette contribution intéressante est de montrer le caractère « philosophique » des pantomimes champfleuriennes, qui s’exprime à travers la figure de Pierrot, le protagoniste, qui récupère son ancien masque au prix d’un bagage d’expériences qui s’articule au fil des pièces. Le résultat est un parcours existentiel qui porte le personnage à une prise de conscience très moderne de son identité et de la mort (« Champfleury : les pantomimes de Pierrot entre tradition et innovation », p.337-349).

31L’étude de Daniel Sangsue vise en revanche à mettre en lumière une autre forme d’écriture théâtrale souvent ignorée chez Champfleury, le vaudeville, représenté par La Table tournante écrite en collaboration avec Eugène de Mirecourt. Après avoir reconstruit la dynamique des rapports avec Mirecourt (et souligné le regret de Champfleury d’avoir adhéré à un genre à la mode et superficiel), ce qui fait supposer que Champfleury ait eu un rôle important dans la rédaction de l’œuvre, elle présente un résumé de la pièce qui permet de retrouver du Labiche et du Monnier, et surtout de voir  dans le texte l’origine de plusieurs thèmes et personnages présents dans la production successive, surtout dans Les Bourgeois de Molinchart. Elle nous montre d’autre part l’importance de La Table tournante en tant que témoignage du phénomène du magnétisme en lui-même, auquel Champfleury s’est intéressé personnellement, véritable obsession de la société du XIX siècle et cible de la satire de l’auteur (« Les Tables tournantes de Champfleury », p.351-369).

32La partie conclusive du recueil comprend enfin deux essais qui portent sur la question de l’excentricité.

33Alain Montandon présente une réflexion sur le type de l’original. Après avoir rappelé qu’il s’agit d’un type littéraire ancien, diffusé surtout grâce à l’influence des auteurs anglais et allemands à partir de la deuxième moitié du xviiie siècle, l’étude illustre les caractéristiques de ces figures bizarres (comme leur originalité physique et morale, leurs monomanies, leur terreur implicite de la sexualité) présentes dans certains contes et portraits d’excentriques champfleuriens, où l’on peut trouver de nombreuses références aux personnages de Cervantes, de Diderot, mais surtout de Sterne et de Hoffmann. Cela n’éclipse pas le rôle de l’auteur, qui crée son personnage par l’art réaliste de l’observation et de la description, et qui ne cache pas sa fascination pour le côté fantastique et poétique de ces figures. Ce qui porte l’étude à définir la spécificité de l’original chez Champfleury, « indice physionomique » (p.385) de la société dans laquelle il vit, représentant la crise des valeurs sociales, la scission entre l’individu et la collectivité par quelqu’un qui sait saisir la marginalisation sociale et le tragique de ces figures curieuses (« L’original chez Champfleury », p.375-387).

34Silvia Disegni développe le rapport entre poésie et excentricité, en s’interrogeant sur les tentatives de Champfleury de trouver une forme apte à exprimer l’excentricité. Elle explique finement la manière dont le poème en prose, pratique expérimentale capable de saisir la « disharmonie » du monde moderne, a répondu aux  nouvelles exigences de Champfleury, qui s’était toujours déclaré contre le vers, mais qui, à ses débuts, avait hésité entre le réalisme romanesque d’une part et la fantaisie plus lyrique de l’autre. Le texte montre que l’adhésion au poème en prose est explicite dans les recueils Les Excentriques et Les Grands Hommes du Ruisseau à plusieurs niveaux. Au niveau de la représentation des personnages et de l’artiste, on assiste à une assimilation des excentriques aux poètes, ce qui souligne l’identification de l’écrivain avec les personnages, les deux possédant « le second œil », regard approfondi sur la réalité (défini par Balzac dans sa préface à Peau de Chagrin). Champfleury essaye de rendre la singularité et la poéticité de ses personnages par des pratiques d’écriture expérimentale que l’on trouve en particulier dans ses chroniques biographiques. Cela porte à la mise en valeur du poème en prose, lieu de la coexistence du réalisme et de la fantaisie, un binôme qui continuera de se manifester quand l’expérimentation cèdera la place au roman, aux règles mieux établies. Mais surtout, l’auteur démontre que c’est par le poème en prose que Champfleury passe de la « poésie » à la prose de sa production postérieure. (« La poésie en prose dans les contes, Les Excentriques et Les Grandes Hommes du Ruisseau », p.389-412).

35Ce dossier, remet donc en question l’idée d’un Champfleury auteur mineur. Ne craignant pas d’admettre parfois les limites de l’écrivain par rapport aux grandes figures de son époque, l’ensemble des intervenants concorde à affirmer que l’œuvre champfleurienne présente cependant une marque de distinction qui la rend digne d’attention. De ces recherches se dégage en effet l’image d’un auteur qui est à la fois le fils de son siècle et une voix solitaire, de quelqu’un qui cherche l’approbation des pairs tout en essayant de se distinguer d’une multitude d’artistes et d’écrivains. L’analyse de ses positions et de ses attitudes généralement considérées comme incohérentes porte  néanmoins à une convergence dans son idée d’écrivain, un critique de ses contemporains mais surtout de lui-même qui vivait sa pratique littéraire avec rigueur pour en faire une recherche continue où se lient l’amour pour le savoir et le travail incessant.

36Le choix de s’occuper de l’œuvre de Champfleury dans son ampleur ouvre une perspective interprétative importante pour les études futures. Le colloque, montrant la difficulté de circonscrire sa production à un seul domaine, propose en même temps l’image intéressante d’un Champfleury polygraphe. Mais derrière la discontinuité apparente, chaque texte est lié à d’autres textes et s’insère dans un réseau de références intertexuelles qui touchent la littérature et les arts français ainsi qu’européens. Il s’agit d’une œuvre qui continue à déconcerter et à fasciner, qui contribue, comme le montre le volume, à la remise en question du rôle des auteurs mineurs dans l’histoire de la littérature.