Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Margot Demarbaix

Modernité et paradoxe lyrique

Antonio Rodriguez, Modernité et paradoxe lyrique. Max Jacob, Francis Ponge, Paris, éditions Jean-Michel Place, coll. « Surfaces », 2006, 200 p.

1Antonio Rodriguez se proposait, au terme de l’essai publié en 2003 sous le titre : Le pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective (Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 280 p.)1, d’apporter un complément sur les « actualisations historiques » d’un « pacte » lyrique dont il a réorienté la définition après les travaux sur l’autobiographie que l’on doit à Philippe Lejeune. Après une poétique générale du discours lyrique et de son « interaction » (le « pacte lyrique » étant défini comme un accord qui « engage une interaction entre le texte et les sujets qu’il met en relation »2), et pour apporter un approfondissement susceptible d’éclairer les « renouvellements du lyrique dans la poésie moderne », Antonio Rodriguez se fonde une nouvelle fois, dans l’essai paru en juin 2006 aux éditions Jean-Michel Place (Modernité et paradoxe lyrique. Max Jacob, Francis Ponge, coll. « Surfaces », 200 p.), sur la confusion, récurrente dans la critique littéraire, entre les termes « lyrisme » et « lyrique ». D’un lyrisme historique, renvoyant à la « situation romantique », fondant une « porosité » entre l’existentiel et l’esthétique, l’avant-propos de l’ouvrage s’attache à distinguer le lyrique comme « structuration de discours », transgénérique et transhistorique : « le lyrique n’est pas le lyrisme » (p. 10). La bipolarité « romantique » et « moderne », propre, selon notre auteur, à l’esthétique de la production lyrique, doit pouvoir ainsi être dépliée, afin d’exprimer le paradoxe critique qui constituera l’enjeu problématique de l’essai, désormais appliqué à la mise en œuvre de poétiques singulières. Ce paradoxe réside dans l’organisation de certaines poétiques modernes autour d’un rejet frontal du « lyrisme », spectre romantique, sans que pourtant celles-ci résolvent la contradiction d’un renouvellement concomitant, d’une actualisation des constructions lyriques. « Comment être lyrique et moderne à la fois ? » (p. 14), se demande Antonio Rodriguez. La réflexion qu’il mène en rappelant avec régularité et rigueur les présupposés de sa démarche, s’illustre, dans un premier temps, par un propos méthodologique visant à rétablir les cadres posés dans l’essai antérieur consacré au « pacte lyrique », sous le titre « Les valeurs de la modernité lyrique ». L’auteur nous invite ensuite à nous pencher sur deux études de cas (« Max Jacob, le cœur mis au loin », puis « L’ob-lyre de Francis Ponge »), envisagées de manière parallèle, et choisies, face à d’autres œuvres d’inspiration plus nettement « lyrique », suivant un paradoxe lui-même assumé et argumenté, pour leur hétérogénéité générique et leur position tranchée à l’égard de l’héritage romantique.

2La première partie de l’ouvrage vise donc à rappeler les « enjeux de la structuration lyrique en poésie » (p. 24), autour de la distinction entre « genre poétique » et « discours lyrique », et de la description de la « communication lyrique », ancrée dans les configurations propres à une approche contractuelle des textes littéraires (sont cités à cet usage les travaux de Wolfgang Iser, de Jean-Marie Schaeffer, de Gérard Genette, de Paul Ricœur).  Cet état des lieux se donne pour horizon la relecture des fondements esthétiques, propres à la fin du xixe siècle, de ce que Antonio Rodriguez nomme, après H. R. Jauss, « l’horizon d’attente de la modernité lyrique » (p. 24). Situant, à la suite des travaux textualistes des années 70, l’état de crise « typique de la modernité » (p. 27), chez Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé, l’objectif méthodologique d’Antonio Rodriguez est posé dans une perspective historiographique précise : si les œuvres de Rimbaud, de Lautréamont, de Mallarmé nous renseignent sur « l’éclatement du genre poétique hérité du xviiie siècle » (p. 27), déterminé par une « critique du lyrisme », Antonio Rodriguez veut s’attacher à rétablir la configuration lyrique de ces œuvres, au-delà du rejet des excès romantiques. La relecture de deux « poèmes emblématiques de la modernité » (le « Sonnet allégorique de lui-même » de Stéphane Mallarmé et « Voyelles » d’Arthur Rimbaud), qui cherche éclairer dans ces textes la mise en forme de « l’affectif » par le langage, s’articule ici à une présentation des principes de base de la modernité poétique, sous les déterminations esthétiques qu’engageront une, ou plutôt des modernités lyriques.

3Ces principes directeurs, sous l’axe structural que représente la distanciation de soi, se répartissent, selon notre auteur, en quatre médiations : l’éloignement de soi ; le rapport au monde ; l’autonomie du langage ; le lien à la communauté. Cette synthèse vaut, à partir de citations prises aux « poètes de la modernité »3, ainsi que d’allusions programmatiques aux œuvres des deux auteurs qui tiendront lieu d’études de cas, moins pour la ressaisie de l’intégralité des démarches que pour la circonscription d’une « tendance identitaire » (p. 38) combattue avec force, selon notre auteur, pour mieux aller, à l’horizon moderne, vers une formulation de l’affectif plus détachée d’un registre personnel. Antonio Rodriguez entreprend dès lors, après avoir tracé la perspective esthétique et poétique de l’horizon moderne, une mise au point des « valeurs éthiques de l’acte d’écrire » (p. 39), engagées par « l’introjection » de l’éthique dans le lyrique. D’où doit pouvoir surgir la spécificité d’une dimension lyrique de l’acte d’écrire, et ceci dans un champ littéraire marqué par une forte autonomisation face « aux normes morales et religieuses du xixe siècle » (p. 39). L’éthique entre dans ce cadre descriptif et théorique comme la manière d’englober l’identitaire dans les « modes d’altération » (p. 43) modernes de l’exploration affective du réel, du langage, du sujet (comme devra l’établir l’examen de la dimension ironique de la poésie de Max Jacob ou des objectivations  propres à l’œuvre pongienne).

4Le parallélisme des études de cas consacrées à Max Jacob et à Francis Ponge, qui se retrouve dans l’organisation d’une bibliographie en trois temps – consacrée à la « modernité lyrique », puis avec exhaustivité à chacun des deux auteurs –, ouvre une double démonstration : la première appuyée sur des écrits théoriques (« pédagogiques » chez l’un, « métacritiques » chez l’autre), engageant une esthétique du lyrique ; la deuxième, en regard, étayée par une analyse pointue des effets stylistiques propre à un discours lyrique moderne. Antonio Rodriguez y dessine le parcours historique de chacune des deux œuvres, pour ouvrir ensuite le commentaire à une recension du « corpus de l’esthétique », duquel l’auteur entreprend de dégager de manière systématique une « critique du lyrisme ». Ces présentations préliminaires témoignent successivement de la nette différence des contextes (modernisme pour Max Jacob, variations sur le classicisme chez Ponge) et des démarches artistiques. Peut-être l’esquisse d’un « dialogue critique » entre les deux poètes se résume-t-elle alors à leur association dans une critique de l’horizon romantique, nettement plus virulente et référencée chez Francis Ponge. Le dialogue critique suivi, rétabli et analysé par Antonio Rodriguez, entre deux auteurs revendiquant une paternité théorique et pratique du poème en prose, Max Jacob et Pierre Reverdy, resitue à cet égard la délimitation d’un front esthétique et poétique commun dont on aurait pu attendre un développement substantiel.

5L’étude des propos esthétiques de l’auteur du Cornet à dés exige que l’on s’attarde à l’analyse des notions de style et de situation qui, établies par Max Jacob en accord avec une reprise critique des « traditions rhétoriques et esthétiques » (p. 57), nous renseignent sur les fondements de l’œuvre lyrique, chez un poète dont la « mise en forme lyrique » n’avait jusqu’à alors été évoquée par la critique que « de manière traditionnelle », en étant « immédiatement associée au chant » (p. 71). Relisant à la fois les réflexions théoriques (préface au Cornet à dés, 1917, Art poétique, 1922) et les écrits pédagogiques de Max Jacob (Conseils à un jeune poète, 1945), Antonio Rodriguez rassemble les éléments d’une définition du style – notion qui paraît aller pourtant à l’encontre du lyrique – comme « clôture du texte » (p. 57) et de la situation comme « fondement de l’émotion » (p. 59). La spatialisation originale du monde de l’œuvre s’accompagne ainsi d’une interrogation sur la « communication lyrique », dont Antonio Rodriguez a exposé plus haut les enjeux théoriques, lors de son exposé sur la mise en forme de l’expérience lyrique. Le lyrique est alors ressaisi, chez Max Jacob, comme une « émotion communicative » (p. 69). Antonio Rodriguez propose de particulariser ce qu’il nommera ensuite « le mouvement et l’émotion » propres à l’œuvre lyrique, par la lecture de l’entrelacement entre ton et émotion, « fondement de l’expression » et « transplantation », terme également emprunté au discours esthétique de Max Jacob. Ceci doit mener à la compréhension de l’interaction du texte et du lecteur, qui se situe au cœur d’écrits théoriques dont la figure de destination, qu’elle soit réelle (Marcel Béalu) ou fictive, constitue un enjeu constant. Tâche alors au critique stylisticien de démarquer dans l’œuvre les épiphénomènes d’une coopération ainsi associée au pacte lyrique, en tout cas sous une figuration idéalisée du lecteur.

6La « vulgarité lyrique » s’associe quant à elle, chez Francis Ponge, à la critique forte de « l’idéologie patheuse » à laquelle adhère la poésie romantique, en même temps, selon Antonio Rodriguez, qu’à une défense et illustration de la rhétorique du classicisme (Pour un Malherbe, 1965). L’auteur de Modernité et paradoxe lyrique dresse ici la terminologie pongienne d’une « métalogique » (p. 115), visant avant tout à échapper à toute effusion sentimentale, que le discours critique de Francis Ponge prenne pour objet la figure du « poète », la pratique des formes poétiques traditionnelles ou la réception orthodoxe des genres. On s’approche alors davantage d’une « science esthétique » (p. 116) que d’une pure esthétique. Ce qui exige de la part du critique de traiter des étapes successives et des revirements de l’œuvre  pongien pour mieux envisager ce que Antonio Rodriguez cherche à désigner sous la formule de « paradoxe lyrique ». On ira donc de l’étude du « désir momentané d’une objectivité scientifique » (p. 117), conjoint au parti pris des choses, vers la réconciliation des pôles de l’expérience et de la connaissance, sous le régime de la « réson », que Francis Ponge valorise à propos de l’auteur des Larmes de Saint-Pierre. A partir des « objectivations » (p.125), qui engagent une redistribution de la subjectivité dans les divers niveaux discursifs de l’œuvre, le métadiscours pongien propose en effet une description des trois types d’émotions liées au texte. Les termes connus d’« objeu » et d’« objoie » conduisent Antonio Rodriguez à formuler l’importance de la « rencontre avec les objets et les mots » (p. 126) et du passage de l’épaisseur des choses à l’épaisseur « sémantique des mots » (Proêmes), pour déclarer la validité de la démarche lyrique de Francis Ponge, dénommée ici « ob-lyre ».

7L’étude du « lyrique » dans l’esthétique de Max Jacob et de Francis Ponge demande d’envisager ensuite ces poétiques dans leur diversité concrète, pour établir cette fois « des études du lyrique » (p. 168), dans un commentaire stylistique en contrepoint à la lecture des esthétiques déclarées. Il s’agissait de poursuivre ou d’approfondir des travaux déjà engagés pour rendre compte d’une « saisie plus globale des stratégies lyriques », en mettant en somme le pacte lyrique à l’épreuve de trois points de vue portés sur l’œuvre, qui auront paru essentiels à notre auteur. Le « mouvement et l’émotion » (p. 73), chez Max Jacob, inaugure l’examen des mouvements de lecture propres au déplacement constant des habitudes référentielles du lecteur – on lira ici, par exemple, l’analyse des « tensions logiques de l’ekphrasis », dans un poème tiré du Cornet à dés, « Omnia vanitas ». Le chapitre consacré au « monde en relief » examine ensuite le départ entre une conscience poétique « en relief » et une conscience poétique « réflexive », dans le souci pragmatique de s’intéresser à la création d’une « atmosphère » poétique particulière, engageant, par exemple dans « l’atmosphère de rêve » (p.86), un échange « incessant » entre les deux pôles du monde et du sujet. Enfin, « l’ironie lyrique » conçue comme « l’alliance des pactes discursifs » (pacte lyrique, pacte critique, pacte fabulant) constitue, selon Antonio Rodriguez, l’outil majeur de modulation d’un pacte lyrique moderne, où le principe de polyphonie, la pratique du pastiche et de la parodie, la déstabilisation logique propre à l’écriture de l’effondrement et de l’angoisse, et le « jeu de l’authenticité » (p. 97) ponctuent un cheminement critique visant à « montrer comment [Max Jacob] renouvelle le pacte lyrique selon les préceptes de la modernité » (p. 100).

8L’observation du corpus pongien exprime peut-être avec une netteté plus grande encore la nature du « paradoxe lyrique » dont la définition est en jeu. Le premier chapitre, « Du parti pris affectif à la figuration par les choses », cherche ainsi à dépasser la neutralité de l’objectivité pour montrer « la multiplicité des traces affectives » (p. 135) qui orientent les descriptions pongiennes. C’est au-delà de l’imaginaire de la matière, d’une énonciation impersonnelle, d’une structuration fabulante de l’allégorie que se déterminent non seulement les perspectives affectives propres aux poèmes, mais également la figuration de l’auteur, lorsque l’expression de la chose déborde le matérialisme pour marquer un lien symbolique avec le poète lui-même. La démonstration s’attache ensuite à étudier le « conceptacle » pongien comme « épreuve charnelle de la chose », où la nomination, enjeu majeur de la démarche de Francis Ponge, devient prétexte à explorer plus avant une configuration lyrique qui se loge désormais dans le microcosme sémantique du poème. Nomination, étymologie, dynamique signifiante servent ici à rendre compte d’un « désir de la présence » (p. 144) et d’une justesse renouvelée de l’évocation, dans la remotivation permanente du langage. C’est cette production poiétique qui justifie Antonio Rodriguez à conclure son analyse par la confrontation des aboutissements théoriques de la partie précédente – consacrée, entre autres notions, à l’analyse de la « réson » pongienne – aux « dominantes et séquences discursives » d’un texte aussi hybride que le « Texte sur l’électricité », écrit par Francis Ponge en 1954. On y retrouve la mise à plat d’une « structuration discontinue qui mêle les différents pactes littéraires (fabulant, critique, lyrique) » (p. 155), comme pour mieux souligner la constante instabilité d’une association entre discours lyrique et modernité poétique, là où la définition même de la poésie face au lyrisme (structure englobante ou facette caractéristique ?) se trouve constamment rejouée.

9La critique du lyrisme constitue donc, aux yeux d’Antonio Rodriguez, l’un des signes probants d’une modernité poétique qui, s’ouvrant à de nouvelles configurations lyriques, s’explicite, voire se démontre, notamment par un discours d’escorte dont l’essai Modernité et paradoxe lyrique cherche en un sens à montrer qu’il n’est plus dissociable d’une entreprise de refondation des « pactes » discursifs. L’auteur peut ainsi conclure à l’exemplarité recherchée de sa démarche d’analyse et des outils utilisés, pour aborder ces voies d’étude elles-mêmes « paradoxales », face au discours lyrique moderne. Des poètes contemporains comme Jacques Roubaud, Michel Deguy, Antoine Emaz ou encore Christian Prigent offriraient ainsi un terrain de recherche renouvelé à une pratique critique qui semble demander, pour maintenir son efficacité, à être amendée. D’après Antonio Rodriguez, « l’opérativité du pacte » (p. 170) gagnerait également à être confrontée à d’autres réalisations artistiques, comme les trames et les séquences lyriques au cinéma. On souhaite que cette démarche puisse en effet renseigner le public sur le clivage lyrisme / littéralité qui anime la poésie contemporaine. Mais sans doute s’agit-il d’une modernité à venir.