Une Philomélie moderne : quand le dialogue des anciens et des modernes devient une urgence
1En 2002, pour introduire l’article « Philomèle » dans le Dictionnaire des Mythes féminins, Philomèle qui fut violée puis mutilée par Térée pour l'empêcher de dire l’horreur des sévices, Sylvie Ballestra-Puech et Véronique Gély déplorent la réception du mythe :
Térée1 triompherait-il, pour finir ? La femme qu’il a violée et mutilée pour ne pas être dénoncé est bel et bien oubliée dans les Mythologies modernes. Si l’on connaît l’hirondelle et le rossignol comme « thèmes » ou « motifs » poétiques et décoratifs, se souvient-on vraiment de la raison pour laquelle l’une et l’autre sont incapables de parler, d’articuler un récit ? Les noms communs ont supplanté les noms propres, et deux millénaires de littérature européennes sont en passe de réussir l’euphémisation de la violence et du viol tentée sans succès in illo tempore par le barbare roi de Thrace2.
2Le mythe de Philomèle est celui d’un viol, d’une amputation ; c’est le mythe du rapt de la parole, de la mutilation de la femme ; c’est aussi le mythe de l’intelligence féminine et de l’écriture comme voie/voix de secours. Héroïne antique, oubliée dans la tradition littéraire, Philomèle est la parente de toutes les héroïnes littéraires, qu’elles appartiennent au monde du conte, du mythe, du drame ou du roman.
3Professeure agrégée, docteure ès lettres en langue et littéraire française, spécialiste de l’Ancien Régime, et particulièrement de l’œuvre de Racine, Jennifer Tamas vit et enseigne aux États-Unis. Cet éloignement géographique est aussi un éloignement méthodologique qui ouvre la voie libératrice pour étudier d’une part, dans les textes, les héroïnes du non — et elles sont indubitablement nombreuses — de l’Ancien Régime, de la fillette du Petite Chaperon rouge à la grande Madame de Merteuil, d’autre part, les mécanismes de la réception qui ont conduit, aujourd’hui encore et toujours, à lire dans la bouche de ces femmes un non qui veut dire oui, un refus qui n’est que frigidité, une agentivité qui n’est que passivité et puissance de l’homme sur la femme.
4Dès le prologue de l’ouvrage, Jennifer Tamas déploie en deux pages les interrogations, qui ne sont que la formulation policée d’une indignation que – je l’espère3 — nous sommes nombreux et nombreuses à pouvoir formuler :
D’où vient alors que les femmes soient perçues comme des êtres ne sachant pas dire « non » ou dont le non ne compte pas, au point qu’elles intériorisent cette défaillance et s’y conforment ? Qu’est-ce qui conduit à consentir malgré soi ? Est-ce abdiquer la volonté ou se soumettre par peur d’être libre ? (p. 13)
5Une remarque immédiatement formulée par Jennifer Tamas, qui de prime abord semble une tautologie, est que le « non » est un mot-phrase, qui ne marque aucune différence entre le féminin et le masculin. Un non féminin et un non masculin, dans le système linguistique, ne fait aucune différence : point de genre dans le refus catégorique. Pourtant, au-delà de la langue écrite, la performation linguistique et le contexte d’énonciation, qui prendrait en compte le genre même de l’énonciateur, témoignent d’une trop forte distinction du pouvoir effectif de ce non. Dire « non », quand on est une femme, n’a pas le même effet sur le destinataire que si on est un énonciateur. Cette remarque est toujours d’actualité : le refus féminin n’est toujours pas entendu avec la même force que le refus masculin. Ce qui est malheureusement une évidence actuellement, l’était-il dans l’esprit de nos prédécesseurs ?
Cet essai a l’ambition d’explorer la littérature die classique, et d’analyser sa sédimentation dans notre culture populaire et son rôle dans la formation de l’imagination occidentale. Le but est de déconstruire les mécanismes de la parole féminine en décelant les rouages mis en place par les hommes dans le cadre de la société française du xviie siècle. (p. 13)
6Au non des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin a trois objectifs : (re)lire un ensemble d’œuvres classiques, composé à l’âge classique, et étudié en classe, avec une posture textualiste qui a le grand mérite de se confronter aux œuvres avec précision ; (ré)écouter les analyses des lecteurs professionnels au fil de l’histoire littéraire afin de déjouer les pièges d’une réception masculine et/ou fautive ayant omis des éléments textuels essentiels pour saisir le texte ; comparer, dans un geste novateur et stimulant, les fables anciennes et les situations contemporaines afin de saisir les points obscurs et sexistes de notre société qui perdurent.
7Sept chapitres enquêtent sur une héroïne d’un chef d’œuvre français. C’est ainsi que défilent au fil des pages des analyses du Petit Chaperon rouge, de La Belle et la Bête, d’Andromaque, des Liaisons dangereuses, de La Princesse de Clèves ou encore de Bérénice. Chacun de ces ouvrages met en valeur une femme qui a su dire non, dans différents contextes, sous différentes formes et pour différentes raisons et « cet essai » les « met à l’honneur », car elles « ont toutes un point commun : alors même qu’elles sont cristallisées par l’histoire littéraire, leur refus a été effacé. Leur résistance leur a été spoliée » (p. 27).
8La présente recension suivra les trois objectifs de Jennifer Tamas. Après avoir suivi le destin sublime de trois femmes, que j’aurai sélectionnées, j’exposerai deux exemples de spoliations du non des femmes par la réception. D’une certaine manière, en cherchant à réintroduire la valeur du mythe de Philomèle, cette recension se présente comme une essence de l’ouvrage plus que nécessaire de Jennifer Tamas, pour témoigner de l’amputation violente bien que symbolique de la parole fictionnelle des femmes.
Trois héroïnes du non : Andromaque, Bérénice, la Princesse de Clèves
9Andromaque, Bérénice et la Princesse de Clèves sont parmi les femmes étudiées à qui la parole et le non ont été coupé au montage de l’histoire littéraire. Chacune de ces femmes m’intéresse spécifiquement car elles sont les têtes d’affiches de l’histoire littéraire du xviie siècle. L’intérêt que je leur porte dans l’ouvrage de Jennifer Tamas s’explique aussi par leur importance dans les programmes d’études du secondaire. De fait, on peut risquer d’affirmer que chaque futur citoyen français et future citoyenne française a un jour ouvert un des trois ouvrages où l’on trouve ces héroïnes. Elles appartiennent toutes au socle culturel français. Cependant, la lecture d’Au non des femmes montre à quel point ce socle est construit sur des sables mouvants : aussi trompeurs qu’instables. J’étudierai successivement chacune de ces héroïnes en montrant comment Jennifer Tamas décèle les mécanismes déviants puis les remplace par des rouages solides : comment une lecture erronée dirigée par le « male gaze4 » a coupé la langue de ces femmes ?
Andromaque : bonne mère, bonne épouse, femme parfaite
10Andromaque est à la fois une femme, qu’on désire, une mère, et une épouse. Épouse d’Hector, tué par Achille lors du siège de Troie, elle est donnée en mariage à Pyrrhus. Elle correspond « aux impératifs pesants mais tacites qui échoient à bien des femmes : la perfection de l’épouse et l’exemplarité de la mère » (p. 138). Andromaque pose, dès l’Antiquité et le récit de l’Illiade ainsi que ses réécritures, le destin absurde imposé aux femmes : il faut avoir l’art d’être une épouse et une mère parfaite, sans jamais oublier de rester une femme, c’est-à-dire d’avoir conscience de sa féminité.
11Est-il possible d’être tout cela à la fois ? La réception du personnage à travers les siècles montre que non, et que chaque siècle a eu un regard (masculin) qui marque une préférence pour un des traits dominants d’Andromaque. Chateaubriand, dans Le Génie du Christianisme,5 consacre un chapitre entier à cette Troyenne. Le titre du chapitre place le prénom de l’héroïne après le nom commun générique « la mère », faisant donc d’Andromaque la figure emblématique de la maternité. Cette appréciation arrive après le xviiie siècle, alors que Diderot et Beaumarchais consacrent le modèle familial sur la scène dramatique française6. De même, en Angleterre, Richardson offre Andromaque en modèle à sa Paméla, dans le roman éponyme. Andromaque est enfin le modèle implicite de Julie dans le chef d’œuvre de Rousseau : la nouvelle Héloïse se doit moins de respecter les engagements religieux de son amant et les décisions de son père, que de choisir entre son rôle de mère et de femme mariée, et son rôle d’amoureuse.
12Mais, un siècle auparavant, Andromaque est autre chose qu’une mère absolue, sacrificielle. Andromaque est loin d’être passive ou objet d’un choix impossible. Loin de la figure absurde, presque sisyphéenne, de la femme parfaite, mère sacrificielle et épouse fidèle, Andromaque, sous la plume de Racine, est une figure sublime. Parmi les analyses précises de Jennifer Tamas, je ne retiendrai pour preuve que la tirade de la scène 8 de l’acte III, dans laquelle l’anaphore déontique « Dois-je » révèle le pouvoir d’action d’Andromaque. Son pouvoir langagier est indéniable, que ce soit à travers la structure syntaxique de sa tirade, ou à travers le pouvoir de l’anamnèse, qui rappelle aux spectateurs son passé et les entraves que son statut de femme lui met aux chevilles. « La pièce est entièrement habitée par les verbes du souvenir, par la couleur rouge des massacres et par la tinte obscure de cette nuit fatale. Racine […] convertit en or cette boue du souvenir horrible » (p. 147). Loin d’un choix cornélien qu’aurait dû faire Andromaque, en subissant l’ultimatum de Pyrrhus, cette tirade, qui peint avec une énergie sublime l’expérience terrible de la princesse Troyenne, témoigne de la grâce de son discours et de sa posture, ainsi que de la puissance de sa personne. Telle Philomèle qui tisse son viol pour en témoigner et ne pas être oubliée, Andromaque peint par son pouvoir oratoire son histoire.
13Toutefois, la réhabilitation du pouvoir d’Andromaque ne s’arrête pas à la lecture textualiste pertinente de la pièce de Racine. Jennifer Tamas va plus loin en consacrant la princesse en icône féministe pour penser les troubles sociétaux actuels. La comparaison avec l’image de Médée dans le tableau Médée furieuse de Delacroix, permet à l’essayiste d’exprimer toute l’ambiguïté de cette figure. Dans ce tableau, Delacroix fait de Médée, « furieuse », une femme à la fois somptueuse et inquiétante. On connait l’histoire : on sait que les deux enfants blottis contre leur mère mourront de sa main. Pourtant le tableau ne laisse pas immédiatement ce sentiment de terreur surgir : c’est une mère que l’on voit avec ses enfants. Andromaque et Médée ont ceci en commun qu’elles sont liées par un destin tragique fondamentalement associées à un questionnement sur la maternité. Or, le fait de continuellement devoir faire un choix ou une concession entre la maternité et la fémininité — certaines diront même entre la maternité et sa liberté — demeurent un enjeu social particulièrement vivace aujourd’hui. C’est pour cela Jennifer Tamas rappelle un article de la revue Causette, parue le 8 avril 2021, dans lequel Maëlle Benisty évoque le « regret maternel ». L’article invite à penser la question métaphysique de la maternité, qui se subdivise en plusieurs enjeux pour les femmes, leur liberté et leur droit. Le grand écart imposé par le dialogue entre une figure mythique sublimée par la tragédie de Racine et un article journalistique contemporain signe l’originalité de la démarche que Jennifer Tamas adopte durant toute sa réflexion7, démarche qui pourrait avoir pour titre le slogan « Soyez moderne, lisez Classiques » que l’on trouve sur la jaquette de l’édition de la Giphantie de Charles Tiphaine de la Roche aux éditions du Seuil en 20228.
La Princesse de Clèves : la malédiction d’un non que personne ne veut entendre
14L’étude sur La Princesse de Clèves suit la même méthode, à la différence que si Andromaque appartient à la culture mythologique, sublimée par Racine, la princesse de Clèves est l’héroïne d’un roman qui n’aura de cesse de susciter des lectures. Mais l’ironie sexiste frappe aussi l’ouvrage. Alors qu’il est écrit par une femme, qui donne le nom d’une femme en titre à son roman, qui a pour personnage principal une femme, c’est la lecture masculine qui gouverna longtemps l’interprétation de l’ouvrage. Le scandale des mots de Nicolas Sarkozy sur la Princesse de Clèves est la preuve la plus contemporaine du mépris pour ce livre et pour cette héroïne, que ne manque pas d’analyser Jennifer Tamas.
15Celle-ci déconstruit dans un premier temps le mythe de la frigidité. Le plus grand problème de La Princesse de Clèves est qu’il est un roman de la « France Galante9 », tout en déjouant les mécanismes de cette « France Galante ». La jeune mademoiselle de Chartres, devenant rapidement Madame de Clèves, est taxée de frigidité car elle se refuse aux jeux de la galanterie, et cherche à éviter les pièges des passions non maîtrisées. Le refus de l’héroïne ne correspond pas à la conception de la galanterie d’Ancien Régime. Il semble que la lecture moderne que l’on fait de l’ouvrage tende à mélanger deux notions : celle de la galanterie, notion liée à celle de l’honnête homme et au polissage des mœurs, et la notion de séduction, directement associée au libertinage mondain. Or, la première notion prend ses racines dans la France de Louis XIV et dans une cour aux mœurs particulièrement codifiées, que Jean Starobinski10, par exemple analyse parfaitement ; la seconde notion évolue quant à elle dans les romans des années 1730, sous l’influence de la Régence de Philippe d’Orléans, dans un contexte de libération des mœurs autorisée à la noblesse fortunée, et qui se déploie comme fantasme fictionnel dans les romans de Crébillon ou de Duclos. La Princesse de Clèves est un roman de la France policée et non de la France libertine : se refuser à tous les hommes déplait à un imaginaire de la galanterie qui fait fi des distinctions épistémologiques entre les décennies, frontières dont les contours correspondent à des dominantes philosophiques, religieuses, éthiques, politiques et économiques. La seule chose qui valide l’argument de frigidité est une lecture masculine sexiste.
16Jennifer Tamas fait émerger des preuves indéniables du parcours que non seulement la princesse de Clèves, mais aussi La Princesse de Clèves doivent réaliser entre les accusations de frigidité et les révoltes des lecteurs. Le prince de Clèves lui-même se révolte, lui qui « reproche à la jeune femme de ne pas éprouver ce qu’il souhaite d’elle » (p. 248). La jeune princesse est vierge : son propre corps est donc ignorant des potentiels plaisirs qu’un commerce charnel peut offrir. Cette virginité est hissée comme argument solide pour expliquer sa froideur, sans jamais se placer du point de vue de la jeune femme, qui refuse simplement de se donner, comme l’autrice le déclare avec limpidité : « Elle donne mais ne se donne pas » (p. 251). La faiblesse de la princesse, telle qu’elle est perçue par la gent masculine, est au contraire son pouvoir : « se retirant dans une forteresse intérieure, elle se fait intouchable, non frigide parce qu’elle ne sentirait rien, mais inaccessible parce qu’elle veut » (p. 256). Alors que l’écriture introspective de La Fayette, qui permet d’avoir accès à l’intériorité de la princesse, a été placée en modèle du genre par les études littéraires11, on ne fait que trop peu de cas de l’intériorité de la jeune femme. Le style iconique est séparé de la fiction : on reconnaît l’intériorité du personnage, mais on lui surimpose le regard masculin.
17Dans un deuxième temps, le chapitre redonne le verbe à la princesse. Tout l’enjeu du roman est finalement de faire entendre — et comprendre — aux hommes, un non, un droit au refus de consentement. Or, ni le mari ni l’amant ne souscrivent au refus. Toute la fin du récit est en réalité une bataille pour que le non soit compris. Le duc est échauffé d’amour et pourtant elle le rejette. Dans la temporalité du récit, l’enthousiasme de l’amant est contrarié par le refus de l’amante. Pourtant, on apprend le refroidissement de la passion du duc : « la fin du roman nous interroge sur la survivance des passions, y compris celles qui semblent les plus violentes. La frigidité du sentiment n’affecte pas le personnage qu’on attendait12 ». Au-delà de l’appréciation du lecteur moderne qui se révolte face au refus de la galanterie, se joue dans le roman une fictionnalisation des débats de philosophie éthique. Si on accepte de délaisser un débat infructueux sur la frigidité, la froideur, le refus de jouer le jeu de la galanterie, lisons plutôt ce récit à la lumière des Passions de l’âme de Descartes, paru en 1649. Entre le discours narrativisé, la formulation du non, les leçons d’une mère et les décisions d’une veuve, se jouent véritablement la question du traitement des passions, de leur pérennité et de leur expression acceptable dans la société. Le duc de Nemours oublie sa passion amoureuse après en avoir fait une démonstration dangereuse socialement pour la princesse ; à l’inverse, la jeune femme a toujours réfléchi aux conséquences.
18La Princesse de Clèves pose la question évidente du consentement et du respect du refus des femmes, mais impose aussi une réflexion sur ce qu’il advient des femmes dans les aventures amoureuses. En se focalisant uniquement sur les sentiments du duc de Nemours, focalisation particulièrement tentante car il est un amant échauffé et touchant d’une certaine manière, la lecture se réduit à celle de la romance, au sens moderne : on ne s’intéresserait qu’à une histoire d’amour entre deux individus, uniquement encadrée par leur propre sentiment. Or La Princesse de Clèves débute par la description de la cour d’Henri II et impose immédiatement le contexte politique et sociologique dont les lois strictes régissent la cour. De même, le personnage de la mère impose de lire dans les hésitations puis le refus de la princesse, un choix délibéré et réfléchi, qui prend en compte la condition des femmes durant l’Ancien Régime. Enfin, la question du veuvage et de ce que cela implique guide aussi une réflexion sur les libertés féminines, réflexion que l’on retrouve avec Les Liaisons dangereuses. Ainsi, rejeter La Princesse de Clèves au nom d’un désintérêt et d’une frigidité, c’est ne lire le roman qu’avec les yeux d’un homme frustré dans sa puissance ; Jennifer Tamas invite au contraire à lire La Princesse de Clèves comme un bijou épistémologique qui enquête jusque dans les pensées d’une femme noble, intelligente et puissante, mais surtout clairvoyante.
Bérénice : la subtilité d’un non contre-cœur
19Terminons l’examen de ces héroïnes par celle qui est, visiblement13, la plus chère à l’autrice : Bérénice. Cette figure est celle qui partage une histoire avec Titus. La reine de Palestine et l’empereur romain s’aiment mais ne peuvent s’aimer.
20L’empereur est celui qui, à première vue, a tous les pouvoirs : la pièce se déroule à Rome, ville sur laquelle il règne, les personnages sont romains et conseillent l’empereur. Sur scène, Bérénice n’est qu’une étrangère. L’histoire, qui évoque la rupture aussi pathétique que lyrique de deux amants, versifiée par Racine, est celle d’un Je te quitte sublimée par des réflexions politiques.
21Titus aime Bérénice, et les sentiments sont réciproques. Bérénice est venue de Palestine sur la parole de Titus ; toutefois ce dernier, pour le bien de Rome, doit renoncer à elle. Il est donc pris entre deux serments : l’« exigence de la loi romaine, qui lui est extérieure, et le respect de sa promesse, qu’il a formulée avec le cœur » (p. 296).. Le dilemme est donc simple : si Titus quitte Bérénice, « il devient parjure », et accède aux pouvoirs par la trahison. Si Titus reste avec Bérénice, il n’accède pas au pouvoir, car il trahit la loi romaine. Dans une telle structure, qui pose la tension même de la tragédie racinienne, Bérénice est l’objet du discours et de l’inquiétude de Titus. Pourtant la pièce porte son nom, et c’est elle qui dépasse l’acmé tragique.
22C’est là que réside le sublime de Bérénice. La pièce semble n’avoir pour force que la décision suspendue aux lèvres de Titus qui ne peut faire un choix sans se trahir. En donnant le nom de la princesse à sa pièce, Racine désigne déjà du doigt la force agissante qui réduira le nœud de l’intrigue : c’est Bérénice qui prend le pouvoir décisionnel. C’est elle, par son choix, par sa parole, qui parviendra à dépasser l’impossible. C’est Bérénice qui renonce à Titus, et qui le sauve du parjure. En résolvant le problème, elle se fait maîtresse sublime dans l’art de dire non. Elle « donne aux deux princes qui l’aiment Titus et Antiochus (qui en est le premier conseiller) une leçon sublime de l’art de se séparer » (p. 276). Le oui lui est interdit, seul le non peut ouvrir — pour elle comme pour son amant — une voie de rédemption, ainsi qu’à son amant. Mais la négation n’est pas qu’un simple mot-phrase mettant fin à une histoire : il est la reprise d’un pouvoir que son statut d’étrangère lui avait ôté. Son non, est un « formidable acte de grâce » (p. 300), qui lui rend les honneurs de son rang. Au contraire du récit Titus n’aimait pas Bérénice14, qui distord l’œuvre racinienne en conférant à l’empereur la première place, le chapitre de Jennifer Tamas offre à Bérénice l’éclat qu’elle mérite dans la grâce de son refus.
23Antigone, Bérénice ainsi que la Princesse de Clèves ne sont que trois exemples traités dans trois des sept chapitres, au côté de la marquise de Merteuil, Hélène de Troie, le Petit Chaperon rouge ou encore Belle. Cet échantillon permet de prendre la teneur du rapt mais aussi de prendre goût à la relecture des classiques pour y apprécier le sublime d’un langage du non, que le traitement culturel contemporain refuse.
Deux rapts culturels : la réception des contes entre la réécriture et l’adaptation cinématographique
24L’urgence du projet proposé par Jennifer Tamas ne se formule pas uniquement en termes de relecture de classiques mais aussi en termes d’herméneutique et d’éducation. L’autre grand point d’étude d’Au non des femmes est celle d’une réception, dirai-je, « populaire » ou « vulgaire », c’est-à-dire la réception qui impose une lecture dans une geste culturelle qui coupe violemment la langue aux femmes et l’expose mutilée au grand public. Pour en comprendre tout le danger, je propose deux exemples de rapts culturels, à savoir celui du conte du Petit Chaperon rouge et celui de La Belle et la Bête.
Le Petit Chaperon rouge : de la culpabilisation des jeunes filles à l’émancipation des femmes
25Étudier un « conte » est un exercice intellectuel intense qui réclame un grand nombre de connaissances, allant de celles de la classification des contes à l’étude anthropologique, en passant par le questionnement génétique. Les études actuelles très fécondes sur les contes témoignent de la spécificité de ce domaine de recherche, et font depuis plusieurs décennies de véritables (re)découvertes herméneutiques. Au sein de cette activité universitaire, le conte du Petit Chaperon rouge tient bonne place, non seulement parce qu’il est surement l’un des plus célèbres, mais aussi parce qu’il est un des contes que les Européens ont le plus (re)composé. Or, c’est au cœur de cette réécriture que se lit le destin du conte, dont s’empare Jennifer Tamas pour problématiser la réception masculine des personnages féminins.
26Comme le rappelle l’autrice, les versions de Perrault et Grimm sont les plus connues et celles qui circulent le plus aujourd’hui, avec pour moteur d’avertir les jeunes filles : « ne pas se fier aux hommes et rester dans le droit chemin » (p. 74). Le conte est lu comme une « initiation sexuelle » (p. 75), car voir le loup signifie dès le xviie siècle « avoir une galanterie ». Or, comme le souligne Jennifer Tamas :
[…] cette vision du monde est-elle tellement éloignée de celle que l’on présente aujourd’hui aux jeunes filles ? Lorsqu’on évoque le harcèlement de rue, il est recommandé soit de passer son chemin, soit de ne pas donner prise aux agresseurs en portant des habits trop voyants. (p. 76)
27Dans la mesure où les contes écrits s’inscrivent dans un classement de contes-types qui renferment dans une fiction archétypale une morale ou une leçon éthique, la « leçon » du Petit Chaperon rouge doit pouvoir « parler » encore aujourd’hui : or l’avertissement transmis poursuit la sexualisation des jeunes filles et surtout leur culpabilisation. Lire le Petit Chaperon rouge comme un avertissement sexuel, c’est valider, implicitement, l’interdiction de porter une jupe rouge quand on sort le soir, sous peine de se voir agresser sexuellement.
28Une tout autre lecture du conte est cependant possible. Jennifer Tamas invite à lire l’ouvrage « autrement pour conforter les femmes dans leur désir d’émancipation. Non seulement elles doivent renoncer à être sauvées par les hommes, mais en réalité elles savent très bien s’en sortir par elles-mêmes » (p. 76-77). C’est en particulier la lecture des travaux d’Yvonne Verdier15, qui l’autorise. Elle lit le conte comme celui d’une éducation de la fille à devenir femme. Le conte se divise entre trois moments du « destin génésique » de la femme : la maternité avec la mère, la puberté avec la fille et la ménopause symbolisée par la grand-mère. Il ne s’agit donc pas que d’une éducation sexuelle, mais aussi d’une éduction technique, savante du devenir femme. En modifiant le point de vue, c’est-à-dire en quittant l’idée de lire un conte pour voir comme une jeune fille devient assez mature pour avoir des relations saines avec un homme, le conte se lit comme une éducation au savoir-faire féminin, d’un
savoir purement féminin qui est relayé par une communauté de femmes : la capacité à cuisiner (grâce à la métaphore des denrées), à coudre et à s’habiller (comme le symbolise le chemin des Aiguilles), mais aussi à laver et à maintenir chez soi la propreté (ce que montre le refus de l’enfant de déféquer dans le lit). Devenir femme, c’est certes découvrir son corps, mais c’est aussi maîtriser des techniques et des talents qui étaient hautement valorisés dans une société essentiellement rurale et paysanne. (p. 81)
29Jennifer Tamas, avec Yvonne Verdier, ne fait pas référence à l’œuvre de Perrault ou à celle de Grimm, mais à une version nivernaise, dont elle offre une édition en annexe d’Au non des femmes. Dans cette version, très courte, qui est celle recueillie par le folkloriste Achille Millien dans la Nièvre, le conte offre une échappatoire à la jeune fille, qui, grâce à la ruse, s’enfuit. L’enfant n’est pas punie pour avoir tenté le loup : elle se sauve seule, par son intelligence et grâce à sa bonne éducation transmise par sa mère.
30La relecture du conte du Petit Chaperon rouge déjoue les pièges de la sexualisation de la fillette et de la culpabilisation de la victime d’agression sexuelle. Dans une France qui oscille entre accusation de wokisme et essais infructueux de modifications des mœurs en matière de respect sexuel, cette analyse de la réception d’un conte — pour enfant ! — permet de montrer d’une part le gouffre qui se creuse sous les pieds de la moitié de la population qui doit se défendre jusque dans la littérature de jeunesse, et l’échappatoire intelligible et raisonnée que demeure l’herméneutique critique.
L’adaptation de Disney : stylisation du syndrome de Stockholm
31La deuxième preuve de l’urgence de modifier notre regard est l’image du cinéma, et en particulier de l’industrie de Disney. Le chapitre 2 avec le titre « Dans la prison du consentement, ou comment la Belle captive la Bête » pose d’emblée la dialectique au cœur de l’étude attentive du conte de la « Belle et la Bête » entre la forme écrite et la forme cinématographique.
32Les industries Disney, en 1991, proposent une adaptation de La Belle et la Bête. Avec ses objets enchantés, dotés d’un caractère iconique, le dessin animé aura marqué toute une génération d’enfants, qui aujourd’hui parents transmettent l’enthousiasme à une autre génération. Cependant, au-delà du charme de Lumière, madame Samovar et son fils, ou de l’Armoire, le film pour enfant reprend le mythe du ravisseur, puisque la Bête n’est rien d’autre qu’un séquestrateur qui enferme la jeune Belle dans son château. Ce dessin animé est la preuve que le fantasme du ravisseur, « qu’il soit monstrueux ou violent » (p. 11), demeure fermement ancré dans notre univers culturel. Le syndrome de Stockholm16 est sublimé par le couple.
33En 1991, la figure féminine est ravie dans un double sens. Le sens premier du terme, physique et violent, qui rappelle que Belle est enlevée de force, séquestrée contre sa volonté et enfermée dans son château et dont la destinée est de s’unir à la Bête pour le délivrer de son enchantement ; le deuxième, celui affaiblie dans la langue moderne, d’enchantée, d’enjouée. Le renversement lexical est total. L’enchantement et le ravissement, qui dans la langue classique comportaient un sens violent et effrayant, deviennent les synonymes d’un monde merveilleux où le danger devient attrayant. Ce qui était le signe d’une crise dans la conscience de l’individu et de son rapport au monde devient, dans le langage moderne, le signe d’un monde poétique et surtout utopique — mais d’une utopie dans laquelle le rapt est sublimé. Le montage cinématographique le montre d’ailleurs :
La caméra nous montre certes la Bête à travers les yeux de la jeune femme, mais ce regard reste extérieur et dévoile en réalité ce que la Bête espère montrer d’elle : une dualité traditionnelle qui oppose l’âme au corps. La caméra ne nous fait pas accéder à l’intériorité déchirée de Belle que l’on voit uniquement sous l’angle de la beauté : son corps, ses tenues, sa voix, tout d’elle est érotisé, tout d’elle est simplifié. Elle nous est montrée comme objet à travers un regard désirant (le « male gaze » de la Bête »). (p. 116)
34Pourtant, le conte La Belle et la Bête révèle une autre réalité. Au non des femmes compare les sources pour dégager l’instant où un conte, qui se présentait comme une initiation à la sexualité féminine et un apprentissage du désir de l’autre, est devenu un conte d’affaiblissement de la violence. En 1740, Madame de Villeneuve compose un récit dans lequel la jeune Belle est tout sauf une femme passive, que son père échange contre sa vie, alors qu’il est prisonnier du château de la Bête. La jeune femme est, bien au contraire, une personne agissante et douée de réflexion ainsi que d’indépendance. Face à elle se trouve une Bête, qui ne l’est pas qu’uniquement en apparence. Sa monstruosité physique s’associe, dans une esthétique classique où le bon et le beau s’équivalent, à une monstruosité verbale et psychologique. L’animal n’aura de cesse de dire « voulez-vous coucher avec moi ? » à la jeune femme. La fable est donc aussi celle d’un apprentissage du langage poli. En parallèle, la jeune femme s’éduque elle-même, notamment à son propre désir, puisque chaque nuit, elle fait des rêves érotiques, que l’autrice se complait à détailler. Le conte développe donc une éducation à la civilité pour la Bête, et une éducation à la sexualité pour la Belle, qui doit apprendre à connaître ses propres désirs avant de se marier. Tout le conte est une éducation à dire non et à entendre le non :
Dire « non », c’est éduquer l’autre à respecter la temporalité du désir, la contingence des corps. Dire « non », c’est aussi accepter la nudité du discours sans fleur de rhétorique, une nudité qui peut apparaître ennuyeuse mais qui a le mérité de la clarté. (p. 125)
35Le conte de Madame de Beaumont, parue en 1757, est une version simplifiée, qui occulte notamment les rêves érotiques dans un souci de bienséance, qui toutefois ôte toute la valeur initiatique de l’œuvre. On comprend aisément pourquoi les manuels scolaires de collège privilégient le conte pudique de Beaumont pour interroger la question anthropologique de la monstruosité au programme de l’étude de la littérature. Mais il semble urgent de transmettre aux publics, prêts à être initiés aux questions anthropologiques de la sexualité et des rapports charnels, le conte de Mme de Villeneuve.
Écouter les sensibilités : dialoguer entre anciens et modernes
36Pour introduire particulièrement son double objectif, Jennifer Tamas évoque l’épisode au parfum de scandale17 que connut l’institution de l’agrégation de lettres modernes en 2019. Cette année, le poète André Chénier était mis au programme. Le poème « l’Oaristys » avait alors suscité le débat. D’inspiration bucolique, ce poème contient une fable comprise par beaucoup d’étudiants et d’étudiantes comme une scène de viol. Plusieurs œuvres du jeune poète du xviiie siècle sont effectivement des scènes où les relations charnelles sont composées sur un tissu de violence interpersonnelles18. Mais au-delà de l’analyse des textes et de la reconnaissance techniques des hypotextes, ce qui suscita le malaise des candidats et candidates fut le fait de devoir commenter techniquement, donc peut-être froidement un texte de viol, et de n’obtenir, dans leur détresse, qu’une absence de réponse de la part de l’institution.
37Sans reprendre le commentaire que fait Jennifer Tamas sur cet épisode, je voudrais simplement conclure avec lui. Le problème rencontré fut que l’institution, à savoir ceux et celles qui sont déjà agrégés, donc déjà adoubés, ont gardé le silence face à l’angoisse et au malaise des futurs membres de ce cercle d’élites de l’analyse littéraire et de la connaissance poétique. De plus, ces candidats sont des futurs enseignants : ce silence invite à penser une zone d’ombre, de non-dits portés sur la littérature elle-même, comme si la censure (cette langue textuelle coupée) se maintenait et résidait désormais du côté de l’école.
38Le cas « Chénier »19 participe au débat sur la lecture des textes anciens, débat qui prend ses racines dans le mouvement #Metoo et la querelle sur le wokisme. La question sous-jacente est la suivante : faut-il condamner nos classiques à la lumière de nos valeurs contemporaines ? En d’autres termes, faut-il rejeter Racine et Rousseau pour avoir été des hommes condamnables selon notre morale, bien qu’ils soient les pères de Bérénice et de la Nouvelle Héloïse ? Faut-il continuer de lire l’œuvre de Casanova, contenant des scènes horribles de viol et de manipulation des femmes ? Je ne répondrai à ces questions qu’en recopiant un extrait de l’introduction d’Au non des femmes :
S’il m’appartenait de trancher le débat, je dirais que si l’on prend la théorie de la réception au sérieux, à savoir qu’un texte n’est rien sans son lectorat (ce que Proust affirme dans son texte de 1906 Sur la lecture), il est impossible de ne pas voir dans ce poème une esthétisation de la violence masculine, le but étant de faire céder la femme par tous les moyens (rhétoriques et corporels). Or le terme oaristys est devenu un mot commun signifiant « idylle, entretien tendre ». Ce poème n’est-il pas au contraire l’illustration de l’insistance d’un homme qui entend exercer sa domination sexuelle, quelles que soient les réticences de l’autre ? L’argumentation du berger est particulièrement appuyée et n’a rien de vraiment tendre. C’est bien la question des normes sexuelles que le poème tout comme la définition du dictionnaire nous invitent à interroger. » (p. 46‑47)
39Nous invite à les interroger : le dialogue avec les temps classiques doit être maintenu, et ouvert à la discussion :
Nier le vécu de nos élèves, c’est oublier l’adage cartésien selon lequel nous sommes des choses pensantes, mais aussi des choses vivantes, qui respirent, mangent, vivent, forniquent, que notre corps est une somme d’expériences à prendre en compte. Ne pas nier la corporalité de nos élèves. (Ibid.)
40La littérature est une chose aussi vivante que la langue française : nos institutions, nos lectures doivent subir la même continuelle métamorphose, sauf à se résoudre à voir mourir les œuvres.