Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Avril 2024 (volume 25, numéro 4)
titre article
Isabelle-Rachel Casta

Spectrographie pour un voyeur paranoïaque

Pierre Bayard, Hitchcock s’est trompé. Fenêtre sur cour, contre-enquête, Paris : Minuit, coll. « Paradoxe », 2023, 176 p. EAN 9782707349262.

« Je n’ai pas permis à la vraisemblance de montrer sa vilaine tête1 ».

1Creusant un filon brillamment illustré par Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2007), Pierre Bayard (se) propose d’investiguer cette fois l’un des plus célèbres thrillers d’Hitchcock : Fenêtre sur cour, une fiction cinématographique qui garde toutes les contraintes d’une dramaturgie scénique, et qui permet de croiser les engrammes de la critique policière classique et de l’analyse filmique, aussi détaillée et précise que possible.

Contrairement aux autres livres que j’ai consacrés à la critique policière, celui-ci portera sur le cinéma, ce qui, sur bien des points, devrait changer la donne. (p. 18)

2On remarquera tout de suite le tour affirmatif donné au titre de ce nouvel essai2, contrairement aux précédents opus qui maintenaient le doute par la forme interrogative : songeons à Aurais-je été résistant ou bourreau ? (2013), ou bien encore à Qui a tué Roger Acroyd ? (1998) ; en 2021 toutefois, le titre Œdipe n’est pas coupable procédait déjà par l’affirmative. On remarquera que la plupart des titres capitulaires voyagent de façon nomade de livre en livre, comme l’illustre ici le sous-titre « Contre-enquête », déjà donné à l’un des chapitres de Qui a tué Roger Acroyd ? comme d’Œdipe n’est pas coupable3. Ces titres-transfuges (par analogie avec les « fictions transfuges » théorisées par Richard Saint-Gelais, qui ne sont pas sans rapports avec les exercices de Pierre Bayard), nous montrent au moins une chose : le caractère auto-commentatif et auto-citatif de ces ouvrages, qui s’amusent à déterritorialiser les grands classiques du polar et de l’énigme, en en proposant — sans trop y croire, mais en est-on bien sûr ? — des exégèses alternatives auxquelles l’auteur ne nous demande nullement d’adhérer, mais qui, par leur habileté et leur ébouriffante fantaisie déguisés en un sérieux immarcescible, nous plongent dans un jubilatoire What if ?

« Qu’est-ce qu’un délire » ?

3Lecture non pas intrinsèquement folle mais sans doute traversée par moment comme les grands délires systématisés par une fêlure invisible. Entreprendre d’édifier un délire présente en tous cas un avantage : permettre de réfléchir autrement sur la nature ou sur les fondements d’une lecture vraie4.

4Comme tous les volumes de Pierre Bayard, ce livre est charpenté de façon très pédagogique5, puisque les quatre grandes parties sont elles-mêmes subdivisées en quatre sous parties (c’est le cas d’à peu près toutes les enquêtes du théoricien, y compris par la reprise littérale des intitulations de chapitres). Comme à l’accoutumée encore, on trouve d’abord le schéma de la scène de crime — c’est-à-dire ici ce que le héros immobilisé, Jeff, voit de sa fenêtre —, puis nous sont présentées les dramatis personae, suivies du prologue, qui ouvre sur les quatre grandes parties : « Enquête », « Contre-enquête », « Paranoïa » et « Vérité ». L’épilogue vient donc conclure le propos, tout comme les « avertissements » l’ouvraient… Avertissements qui eux-mêmes se retrouvent quasiment à l’identique d’ouvrage en ouvrage, même dans Œdipe n’est pas coupable, puisqu’on y lit :

Ce livre est un roman policier. Il est donc fortement déconseillé de feuilleter les dernières pages, qui donnent la solution de l’énigme6.

5La finalité, énoncée dès le titre, est bien de déconstruire, de façon à la fois lettrée et burlesque, les certitudes qu’une lecture/vision docile induit chez le spectateur. Il s’agit tout de même de substituer une pathologie à une autre7 (comme grille de lecture) ainsi qu’un meurtre à un autre… comme l’indiquent de nombreux moments de teasing, où le meurtre annoncé mais non attribué nous plonge dans une perplexité soigneusement entretenue : (« meurtre bien réel celui-là, qui se déroule sous les yeux des spectateurs », p. 93, etc.) ; l’issue logique de ces nombreuses mentions prospectives (« plus loin ») débouche sur la mort du petit chien trop curieux — pense-t-on — qui pour Bayard est la vraie et seule victime de l’histoire :

Car s’il n’y a pas de cadavre humain dans le film, il en existe tout de même bien un d’une autre nature, cette fois dans la cour, et il reste de ce fait un dernier mystère à élucider : le meurtre du chien. (p. 139)

6En effet, peu à peu se configure le remplacement de l’assassinat d’une femme (Madame Thorwald) par le meurtre d’un chien (Puppy). Le caractère loufoque de l’entreprise n’est pas dissimulé par l’auteur, qui tout comme pour Hamlet ou Œdipe, applique au film d’Hitchcock une grille interprétative que l’on pourrait alors qualifier de « paranoïaque critique », pas intrinsèquement plus bizarre que les raisons effectivement données par Hitchcock pour expliquer le féminicide commis par Thorwald — dont les motifs sont rappelés p. 72. Le plaisir de se prendre au piège du scénario réécrit par Pierre Bayard vaut bien une ré-vision éclairée et précise du chef d’œuvre ici autopsié :

En cela le cinéma est peut-être plus intéressant encore que la littérature pour réfléchir sur la manière dont nous reconstruisions le monde à notre insu. L’immensité de ce qu’il nous donne à voir dans certains plans où les informations visuelles et sonores sont innombrables nous confronte aux processus psychique de sélection et d’interprétation des données, et donc à la manière intime dont nous fabriquons du sens. (p. 67)

« Rien que la vérité » !

7L’auteur a raison de qualifier son roman de policier, car il a l’art de manigancer différents suspens et de faire rebondir son action dans les marges de la psychanalyse et de la philosophie quand elle menace de mollir, comme l’a souligné Gérard Lefort dans Les Inrockuptibles8.

8Nous avons déjà indiqué combien les interactions sont nombreuses d’ouvrage en ouvrage, et comme une isotopie se fraye un chemin sous une autre isotopie, nous retrouvons par exemple une longue analyse d’Œdipe dans Qui a tué Roger Acroyd (p. 97-105), alors que les histoires de chien se répercutent elles aussi d’énigme en énigme, puisque la recherche sur Le chien des Baskerville (Arthur Conan Doyle) s’anamorphose ici dans l’enquête sur le pitoyable petit Puppy, étranglé par Thorwald (pour Hitchcock) mais assassiné par ses maitres, pour Pierre Bayard. De chien en chien, de vrais meurtriers en faux coupables, nous nous trouvons bien au centre d’une dramaturgie du doute et du crime, qui offre aux œuvres analysées l’expertise savamment étayée d’un spécialiste pris à son propre jeu (malicieux) d’aca-fan, et qui nous entraine dans la réarticulation d’éléments et d’indices épars, faisant des détectandes (selon Hitchcock) de simples leurres (selon lui).

9Modus operandi, motif, occasion, signature… tout ce qui dans le film parait aller de soi est systématiquement démonté, analysé et scruté pour en montrer l’absurdité et l’impossibilité matérielle constante : mais justement, est-ce si important ? Les conventions filmiques fabriquent aussi notre acceptabilité, et notre suspension of disbelief fait que nous pensons plausible qu’un homme tue sa femme, la découpe en morceaux, en enterre des débris dans le massif de fleurs de la résidence, puis aille attaquer son voisin d’en face (à la porte opportunément ouverte) pour le jeter par la fenêtre alors que la police est dans l’immeuble. Hitchcock s’amuse, nous avec lui, et Bayard avec chacun puisqu’il feint de prendre au sérieux et de chercher à « vraisemblabiliser » de purs jeux de contraintes (un reporter immobilisé, une fenêtre ouverte, une chaleur accablante) pour multiplier les « instruments optiques, mettant en abyme notre propre position de voyeurs, pardon — de spectateurs. Ce ne sont que jumelles, téléobjectif, appareil photographique… redoublant sans cesse la simple vision, certes obsessionnelle (il n’y a rien d’autre à faire), mais encore hypothético-déductive ; Peter Greenaway9 emmenait son public dans un « jardin anglais ; ici nous sommes, avec Pierre Bayard en sur-correcteur, dans une « cour américaine »… mais le modèle reste le même : Blow Up, (Antonioni, 1966), son intrigue tarabiscotée et ses clefs de lecture esthético-criminelles.

« À la croisée des chemins10 »…

10Fondé sur une mécanique collective, le scénario de Fenêtre sur cour se précipite avec enthousiasme au-devant de conclusions hâtives qui, si elles n’étaient pas fictionnelles, conduiraient au désastre de la condamnation d’un innocent. Constat qui invite à considérer d’un œil plus attentif l’adhésion facile à des théories farfelues, voire à des « délires d’interprétation » relevant de la psychiatrie11.

11Si la structure des ouvrages de contre-enquête est quasiment toujours la même, c’est aussi pour le lecteur l’occasion de découvrir par de longs développements volontiers savants et didactiques, des éléments de réflexion auxquels nul n’aurait peut-être songé, en lisant simplement Agatha Christie ou en regardant le film d’Hitchcock. Nous allons nous familiariser en effet avec ce qu’est le voyeurisme, mais aussi avec les nouvelles théories du vivant concernant l’animal et sa zoopoétique12, qui débouche également sur des considérations sur le divorce à l’américaine que ne renieraient pas Sandra Laugier ou Stanley Cavell. C’est ainsi que la stratégie discursive de Pierre Bayard nous amène à reconsidérer le cœur même de l’heuristique hitchcockienne consistant à se demander non seulement pourquoi Thorwald ne divorce pas, mais aussi pourquoi on en vient à conclure qu’il a tué sa femme, avec l’aide improbable d’une mystérieuse complice :

C’est selon Agatha Christie ce qu’aurait fait dans Le meurtre de Roger Ackroyd la personne qu’elle accuse à tort de meurtre en faisant sortir de la pièce, sous le prétexte d’aller chercher la police, le serviteur qui l’accompagne. (p. 154)

12La substitution de ce scénario acceptable et accepté par l’histoire de la mort d’un petit chien, qui serait donc tué par ses propres maitres, n’est sans doute pas plus crédible mais nous comprenons alors que là n’est pas la question. Pierre Bayard va ainsi faire des trois héros Jeff, Lisa et Stella (le voyeur, sa fiancée et son infirmière) les complices malgré eux d’un meurtre différé sur lequel tous restent aveugles, puisque c’est celui d’un animal… L’explication donnée par Pierre Bayard (syndrome de Münchhausen inversé) n’est guère plus convaincante que le récit princeps, mais au moins a-t-elle l’avantage de mettre l’accent sur les invraisemblances criantes du scénario policier, invraisemblances parfaitement assumées par Hitchcock qui théâtralise à l’extrême l’immobilité de son héros — pour en faire une sorte de fétiche caché du voyeurisme paranoïaque :

« L’appartement communique avec la cour par trois grandes fenêtres protégées par des stores — le réalisateur s’amuse à les lever au début du film et à les refermer à la fin — » (p. 24). Rideau !

*

13En conclusion, nous assistons à un étourdissant exercice de style où il s’agit de jouer avec les indices, avec les dispositifs et avec les intuitions de l’auteur et du public. Nous remplissons jusque-là, au mieux de nos lexiques intérieurs, les blancs du texte/film tout comme les fondus au noir, car chacun y voit ou y met ce qu’il lui plait, ce qui remotive et réarme les pouvoirs de la fiction… comme ceux de la manipulation et du rêve éveillé :

Ce que montre bien la folie à deux voire à trois, plus encore que la paranoïa individuelle, est que la pensée collective repose sur une forme de jouissance partagée. Cette érotisation de la pensée explique l’excitation particulière que suscitent des entreprises collectives de construction du sens, comme le complotisme et il n’est pas interdit de penser que c’est à la naissance à bas bruit d’un phénomène de ce type que nous assistons ici en direct. (p. 121)

14À la fin, les maîtres maltraitants (selon Bayard) ont un nouveau chien, et la police arrête Thorwald, mais plutôt pour sa tentative de meurtre sur la personne de Jeff que pour l’assassinat de sa femme, assassinat que, selon Pierre Bayard toujours, il n’a pas eu le temps matériel d’avouer aux policiers. D’ailleurs ce cas s’est déjà présenté pour l’auteur, comme le manifeste cette phrase :

Si ces hommes reconnaissent pour une part leur crime, leur réticence à s’exprimer et à manifester de la culpabilité tient aussi au fait qu’ils se considèrent eux-mêmes […] comme des victimes13.

15Véritable orthopédie des effets de feintise ludique et de mentir vrai, cet ouvrage s’amuse à délirer sur les délires d’autrui et fonctionne comme un véritable livre des livres, rempli d’allusion et d’échos, dans lesquels Hitchcock et Connan Doyle se font mutuellement remiroiter, ainsi qu’il convient aux lecteurs de Michel de Certeau, pour qui, on s’en souvient, il fallait créer du mystère pour créer de l’interprétation :

En effet, si des lignes de point peuvent être rajoutées n’importe où — y compris à l’intérieur des phrases —, alors ce que nous lisions jusqu’alors comme une totalité finie et cohérente n’est qu’une partie incomplète arrachée à un texte plus vaste, et il risque de ne plus exister de limites à la lecture et à l’interprétation14.