Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Mars 2024 (volume 25, numéro 3)
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Laurent Angard

S’affranchir du temps des horloges, le chronos au xixe siècle

Breaking free from clock time: chronos in the 19th century
Myriam Kohnen, Chronomania. Littérature et pensée du Temps au XIXe siècle, Bruxelles : Peter Lang, coll. « Nouvelle poétique comparatiste / New Comparative Poetics », 2023. 370 p. EAN 9782875747600.

1Nombreuses sont les études sur le temps, car (le) c(C)hronos1 fascine et le maîtriser est un rêve devenu manie pour les écrivains (« l’omniprésence [du temps] nous hante », lit-on à la page 49). Que l’on veuille saisir ce Tempus fugit virgilien ou cette moderne uchronie (Charles Renouvier – 1857, p. 17, p. 220 à propos du personnage Des Esseintes de Huysmans), la littérature n’a eu de cesse d’en parler et de vouloir le figer par le truchement des mots. C’est cette fascination absolue que Myriam Kohnen veut discuter à travers son enquête qu’elle intitule judicieusement : Chronomania. Littérature et pensée du Temps au xixe siècle, publiée aux éditions Peter Lang, en 2023. L’ouvrage est quadripartite (avec en sus trois annexes dont deux textes de Malot et un de Victor Bois) et a pour ambition de plonger les lecteurs dans un vaste xixe siècle, des premiers romantiques aux écrivains fin-de-siècle. L’idée de l’ouvrage est de montrer en quoi cette période, marquée par d’innombrables transformations sociales et technologiques, a entraîné un nouveau rapport non seulement au temps mais aussi à l’histoire, qui en est le corollaire. Ce temps qui est d’abord présenté comme un grignoteur de jours, comme un danger ou une perte, une obsession chez « les hommes de lettres » qui tentent de mieux le comprendre. Si certains d’entre eux le perçoivent comme une marque optimiste visible à travers les progrès (on se situe plutôt au début du siècle), d’autres, plus pessimistes, imaginent une fin moins réjouissante, annonciatrice d’« une fin des temps », d’un temps d’apocalypse et de destruction — à l’aube d’un sombre xxe siècle, voire de notre xxie siècle. Cependant, tous semblent se rejoindre sur un point : la nécessité de trouver un hors-temps, une forme d’échappatoire pour déconstruire le temps réel.

2La première partie, intitulée « Nouveaux genres, nouveaux cadrages », démontre que la littérature cherche par de nombreux cadrages et formes génériques à se saisir du temps (en particulier le récit et la poésie). Ainsi les écrivains charpentent-ils leurs œuvres à l’aide d’un temps personnel et d’un temps universel ou collectif (Paul Ricoeur, p. 55), qui s’entrecroisent par impressions, cycles (p. 97) ou même zigzags (p. 88), car pour eux le temps se difracte et se fractionne. En le saisissant à leur manière, surgit une esthétique impressionniste fondée sur le hasard. Les moments de crises personnels (la perte d’un animal chez Zola, p. 78, le dimanche chez Vallès, p. 79) sont eux aussi des moments de capture du temps, car ils disent toute la subjectivité des écrivains au prisme de certains objets, par exemple (la cloche, p. 63 ou le képi, p. 65). Si ces mouvements temporels agissent sur la forme littéraire, le temps ponctuel, le temps du moment, le temps à la mode génèrent une forme aléatoire de l’existence, mais toujours et univoquement linéaire (p. 84).

3La deuxième partie, « La déconstruction du récit », plonge au cœur de la littérature de la seconde partie du siècle et étudie trois écrivains importants de cette période : Zola, Malot et Robida. Ils ont voulu à travers leurs œuvres déconstruire la linéarité du chronos, en remettant en cause le cadrage formel du récit – de ces récits logiques, qui enchaînent les moments chrono[s]logiques. Dans leurs œuvres respectives, ils ont parlé tout à la fois du passé (l’hérédité qui « souligne […] le mouvement même de la vie soumis à chronos », p. 111), du présent (avec la mode, p. 133) et aussi de l’avenir, croisant alors ces trois dimensions temporelles au prisme du roman naturaliste pour le premier, du roman populaire pour le deuxième et du roman d’anticipation pour Robida – qui prédit les problématiques plurielles de notre temps (l’écologie, les réseaux téléphoniques et sociaux (« le téléphonoscope », p. 201), le travail/l’école en distanciel, rappelant ce qui s’est passé au moment de la Covid 19, etc.). Analysant leur conception, Myriam Kohnen montre comment ils ont chacun à leur manière tenté de rendre réversible le temps, de l’annuler ou de le complexifier. L’époque, qui va vite, dit-elle, encourage cette frénésie de nouveautés — du vivre dans le présent, dans l’instant —, qui se caractérise par l’idée de vitesse, d’excès, de mode et de compulsion. Tous trois pensent à l’avenir, avec ses progrès et ses nouveaux moyens de communication.

4Dans la partie suivante, « Le temps récusé », de nombreux écrivains sont convoqués pour explorer la psychologie des personnages qui contestent la notion de temps traditionnel. Plusieurs types seront analysés comme le dandy, le poète (« qui échappe à la puissance de son ennemi », p. 47), l’ermite, car ils se placent dans un temps différent, en marge. Il est tout à la fois euphorique et dysphorique : il libère et enferme ces personnages dans des flux temporels alors même qu’ils aspirent symboliquement à un hors-temps dont la définition serait un temps non réel, sans norme : « Les hallucinations suscitées par le rêve à domicile arrachent l’homme au temps quotidien », p. 213 ; « Contrairement à Paris, cette idée valorise l’art à chaque coin de la rue, ce qui encourage la femme à s’adonner à la rêverie », p. 227).

5Enfin, l’ultime partie, « Vers une fin du siècle », enquête sur cette littérature fin-de-siècle qui voit le temps différemment, un temps marqué par le soupçon (p. 18) et une vision hors-temps, voire a/ « hors-temporel » (p. 285) : « Le temps de l’Histoire, le temps biologique et le temps psychologique finissent par s’effacer progressivement de l’esprit des personnages », p. 286). Deux écrivains seront pris en exemple : Camille Flammarion et Rosny aîné2 qui font du temps une apocalypse (une « histoire de la fin », p. 289) plongeant leurs lecteurs dans une atmosphère sombre et hallucinatoire, où monstres et rêves post-mortem suggèrent l’existence d’autres sphères. L’éternité se dévoile, mais dans une vision pessimiste (« Le néant total s’annonce comme un adieu au passé, puisque le désespoir momentané supprime la volonté de lutter », p. 295), où le bonheur est impossible à atteindre et le monde après la mort ne peut rester qu’inconnu.

6L’ouvrage est agréable à lire, et les extraits des textes d’auteurs, souvent analysés au moyen d’une approche stylistique, sont riches et illustrent parfaitement les propos tout en étayant la démonstration. Cependant, on regrettera les nombreuses et importantes coquilles d’impression qui peuvent perturber parfois la compréhension des raisonnements (p. 23 : oubli de retour à la ligne, p. 28 : « à domaines », p. 274 : « élément s’observation », p. 62 : « pendant l’instituteur pendant quatre ans », p. 289 : « arquebusiers » au lieu « arquebusières »). Certaines maladresses d’expression font hésiter le lecteur (p. 274 : « ballades » au lieu de « balades », p. 306 : « supérieures à la celle de la lumière », p. 306 : « Les diversions impressions » au lieu de « Les diverses impressions », p. 129 : « servent de réquisitoire pour défendre », p. 271 : « les métamorphoses du ciel ressortent des métaphores ».) Malgré ce léger inconvénient, la richesse de l’enquête de Myriam Kohnen est à saluer : elle servira au plus grand nombre, en particulier à ceux qui aimeraient saisir la manière d’aborder à la fois un thème difficile, qui demande de solides connaissances, et la technique de la littérature comparative qu’elle met en œuvre avec beaucoup de pertinence, sans jamais laisser de côté un écrivain convoqué.