Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Patricia Richard-Principalli

Politique et livre jeunesse : Qui a peur du « Grand Méchant Mot ? »

Politics and Children's Books : Who's Afraid of the “Big Bad Word” ?
Christian Bruel, L’Aventure politique du livre jeunesse, Paris : La Fabrique, 2022, 373 p. EAN 9782358722421

1Christian Bruel, auteur d’une quarantaine d’albums, fondateur de la maison d’édition du Sourire qui mord (1975-1996), puis des éditions Être (1997-2012), éditeur d’auteur·es de jeunesse majeur·es (Katy Couprie, Thierry Dedieu, Pef, pour ne citer que ces quelques exemples), traducteur, élu du Groupe des éditeurs de jeunesse au Syndicat national de l’édition, poursuit son combat pour une culture émancipatrice à l’intention du lectorat jeunesse sous la forme d’un essai dense et passionnant. Le « Grand Méchant Mot », intitulé d’un chapitre de l’ouvrage, c’est le mot « politique », qui fait l’objet d’un évitement généralisé dans les publications adressées à la jeunesse dont on a généralement tendance à penser qu’elles sont neutres. Même si de fait toutes les représentations sont politiques en ce qu’elles proposent une vision du monde, comme il est dit à plusieurs reprises, le mot est à entendre aussi dans cet ouvrage comme « tout ce qui permet à une société de tenir ensemble, de se poser les vraies questions, d’instituer du commun et la nécessité d’en être partie prenante » (p. 68)1, aux antipodes de l’éducation à la citoyenneté « dispensée pour tout viatique politique » à l’école (p. 75). On note donc d’emblée la difficulté à circonscrire le sens de ce « Grand Méchant Mot », qui oscille entre engagement (l’auteur étend à toute offre de lecture la définition de Benoît Denis2 au sujet de la littérature comme vision du monde et sens et forme donnés au réel) et « militance », qui « alerte, dévoile, dénonce, cherche à convaincre et à régler des opinions, voire des comportements, afin qu’ils contribuent à des changements » (p. 70), aujourd’hui dans le domaine de l’écologie, du sexisme, etc. Cette polysémie complexifie parfois la lecture. Le concept d’« écriture impliquée », qui pour Bruno Blanckeman3 permet de poser à nouveaux frais la question de la responsabilité de l’écrivain, en désignant une écriture qui fait interagir l’individuel et le collectif, l’éthique et le politique, l’auteur et le lecteur, aurait peut-être permis de clarifier la question de la littérature engagée, en la circonscrivant à la période historique qui l’a vu naitre, et partant, de distinguer les deux sens de « politique ».

2Christian Bruel s’attache donc à montrer les marges ou les îlots où publications jeunesse et politique (dans son sens militant) vont de pair depuis la fin du xixe siècle, au sein d’une production majoritairement conservatrice ou consensuelle (mais tout aussi politique, dans son sens large).

Des choix d’écriture : un essai entre état des lieux, prises de position et analyses d’ouvrages

3L’essai est très documenté, s’appuyant sur de nombreux spécialistes du champ de la littérature de jeunesse, mais aussi sur des auteurs d’autres champs, comme la sociologie ou la philosophie. Ces caractéristiques académiques se combinent avec une énonciation subjective, dans des prises de position engagées, anticonformistes, anticapitalistes, qui enrôlent les lecteurs·rices (et peut-être en agaceront certain·es).

4La visée est exhaustive, comme le montre le détail des diverses parties, dont les intitulés et l’articulation pourraient être parfois plus claires (on passe par exemple de « Petite chronologie de la presse rebelle destinée aux enfants », p. 87, à « Mondes décalés », p. 139 ; de « L’évolution des formes de lecture », p. 165, à « Thèmes, évitements, politisations », p. 185). Cela tient en grande partie à la difficulté à observer un champ aussi complexe que la relation entre livre jeunesse et politique, pour laquelle il existe relativement peu d’études encore4, et où ni la seule entrée thématique ni la seule entrée historique ne suffisent. Cette difficulté explique donc le choix audacieux d’une démarche hybride qui relève de l’anthologie sans s’y réduire (et sans s’afficher comme telle).

5Au sein d’une organisation tantôt thématique tantôt chronologique sont proposés des éclairages historiques, avec des états des lieux particulièrement intéressants, comme l’histoire du théâtre jeune public (p. 179), ou encore l’histoire de la « presse rebelle destinée aux enfants ». Est ainsi présentée l’histoire souvent méconnue de journaux comme Jean-Pierre (décembre 1901-juin 1905), contre-feu des publications bien pensantes et catholiques visant à faire découvrir la vie des enfants ouvriers et paysans ; Les Petits Bonshommes dans la filiation du journal précédent dans sa première période (1 janvier 1911-10 juillet 1914), et beaucoup plus consensuel dans ses moutures suivantes (janvier 1922-décembre 1925) ; les publications communistes Mon camarade (juin 1933-septembre 1939), dirigé par Georges Sadoul ; Le Jeune Patriote (1942-1945) ; Vaillant (1945-1969) ; Pif Gadget (1969-1994) ; Nous les garçons et les filles (mai 1963-mai 1969), concurrent de Salut les copains. Tous ces journaux sont présentés de manière très documentée, exemples commentés de numéros à l’appui. La liste des titres de presse « rebelles » se poursuit, l’auteur montrant qu’elle se raréfie progressivement jusqu’à nos jours, où ne demeure quasiment plus que Les Petits Citoyens (depuis 2001), émanant du mouvement d’éducation populaire, sous format numérique. L’état des lieux concernant l’histoire des utopies présente, parmi les premières productions pour les enfants, l’étonnant Cent ans après ou l’an 2000, du socialiste américain Edward Bellamy, publié en français en 1891, ou encore un ouvrage anarchiste de 1901, Les Aventures de Nono, commandé au journaliste libertaire Jean Grave par le pédagogue anarchiste Francisco Ferrer.

6S’y mêlent des constats et diverses prises de position concernant entre autres les différentes formes de censure et de « sensure5 ». L’auteur observe en outre l’évolution de la place de la littérature de jeunesse au sein des programmes scolaires, actuellement en recul. Il souligne la frilosité de l’école, qui fait l’objet tantôt de déploration tantôt de colère chez l’auteur. Il rappelle ainsi l’injustice systémique de la méritocratie, dont l’ascension sociale qui en découle est désignée par Jean-Paul Delahaye comme « exception consolante » (cité p. 75).

7Les titres mis en exergue pour illustrer le propos manifestent tout l’art de la critique de Christian Bruel, et vont de pair avec la mise en avant d’éditeurs « politiques » (sens 2), comme Le sourire qui mord (la maison d’édition fondée par l’auteur), Thierry Magnier, Rue du monde, Actes sud, L’Atelier du poisson soluble, Bruno Doucey ou La ville brûle (un tableau de ces éditeurs et de leurs caractéristiques aurait été utile en annexe). En effet, le plaisir que procure cette étude est sans conteste l’analyse toujours impliquée, souvent enthousiaste, de titres soigneusement choisis. Même lorsque l’ouvrage fait partie des classiques de la littérature enfantine, on ne boude pas son plaisir à lire les analyses proposées qui en renouvellent l’approche, comme celle de l’album Macao et Cosmage ou l’Expérience du bonheur, Edy-Legrand, N.R.F., 1919). On réalise même qu’on a peut-être mal lu certains textes que l’on croyait pourtant connaitre : c’est ainsi que Christian Bruel signale une possible homosexualité clandestine dans la version d’origine de Poule rousse d’Etienne Morel (auteur) et Lida (illustratrice) (Père Castor, 1949) que l’on associerait plutôt au stéréotype de la bonne ménagère. L’auteur donne le plus souvent à découvrir ce qu’il présente comme des pépites, par exemple Zette et Zotte à l’uzine (Elsa Valentin et Fabienne Cinquin, L’Atelier du poisson soluble, 2018), dédié à François Ruffin et aux ex-Lejaby, où par le biais de mots valises et de l’intericonicité sont mis en scène un conflit social dans une usine et son dénouement permis par la solidarité. D’autres livres eux aussi « politiques » (sens 1) sont évoqués, comme le livret anonyme violemment antisémite de 1940, Youpino, l’un des « livres politiques les plus méprisables destinés à la jeunesse » (p. 62).

Paradoxes de la littérature de jeunesse, entre évolutions sociétales et non-dits

8Ce faisant, Christian Bruel montre d’une part comment les évolutions sociétales nourrissent les albums. Ainsi l’écologie se développe-t-elle dans la littérature de jeunesse en même temps qu’elle progresse dans la société avec René Dumont, premier candidat écologiste aux présidentielles de 1974. En 1972, un travailleur immigré africain devient pour la première fois un personnage dans un album, Vieux frère de petit balai (Laurence Delaby et Michelle Dausfrene, Flammarion). En 1976, Christian Bruel ouvre sa maison d’édition avec un album précurseur6 dont il est également l’auteur (avec Anne Galland, collab. et Anne Bozellec, ill.), Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, où est posée la question du genre. C’est en 2001 que pour la première fois un album mentionne explicitement l’homosexualité sans qu’elle passe par des animaux, avec Marius (Latifa Margio Alaoui et Stéphane Poulin, L’Atelier du poisson soluble).

9Mais Christian Bruel montre aussi combien le panorama d’ensemble de la littérature de jeunesse est lisse lorsqu’il n’est pas réactionnaire, même si les thèmes abordés semblent audacieux. La majorité des personnages représentés sont blancs. Les couples homosexuels reproduisent les stéréotypes des couples hétérosexuels. Lorsque les stéréotypes de genre sont déconstruits, ils le sont de manière individuelle, ce qui donne lieu à une indifférenciation, mais pas à une réflexion réellement fructueuse. Ou alors ces stéréotypes se poursuivent à bas bruit : Christian Bruel déclare, au sujet de la disparition des figures machistes et violentes, qu’« évincer systématiquement des fictions le matériau symbolique donnant figure au capitalisme tardif […] [lui] semble une démarche dangereuse » (p. 298), et le nombre de féminicides qui font régulièrement la Une convainquent aisément le lecteur ou la lectrice de cette nécessité de montrer la violence masculine, de la désigner et d’en analyser les causes.

10L’étude montre donc toute une série de paradoxes dans les publications jeunesse contemporaines. La religion est évitée sauf dans le cas d’éditions confessionnelles, mais pour autant, ni ses apports culturels ni la question de l’athéisme ne sont généralement travaillés ou présentés. Les configurations des modes de vie se restreignent au couple, homo ou hétérosexuel, mais n’envisagent pas des alternatives comme le nomadisme, le béguinage, etc. Si le travail est parfois présent, les conditions de travail comme les rapports entre pouvoir, production et économie ne sont qu’exceptionnellement représentés, par exemple dans Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? (Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, Etienne Lécroat, La ville brûle, 2014, à partir de 10 ans). La ruralité est représentée sous la forme de stéréotypes dépassés, et la chasse n’y est envisagée que de manière hostile et simpliste. Le rapport complexe entre l’alimentation de tous les humains et le traitement du non-humain n’est pas envisagé. À l’heure des prochains J.O. de Paris, la rubrique consacrée à la compétition souligne que la performance sportive individuelle est constamment promue, et démythifie totalement le baron Pierre de Coubertin7. De façon générale, les analyses de Christian Bruel soulignent la frilosité majoritaire des représentations, même lorsqu’elles semblent audacieuses ou pertinentes. Dans d’autres cas, cette frilosité est contradictoire, comme dans le traitement du corps, avec un décalage entre l’hypersexualisation précoce omniprésente du corps féminin et la pruderie dont font preuve de nombreux ouvrages ; de même les pratiques sexuelles ou sensuelles en sont quasiment absentes, au rebours d’un accès généralisé partout ailleurs.

11À chacun de ces constats correspondent des contre-exemples, présentés et commentés. La liste thématique des titres analysés aurait d’ailleurs constitué un outil très utile, tout en confirmant l’entreprise anthologique.

12La conclusion s’achève sur la présentation d’ouvrages dits « ébouriffants » (p. 339), et se clôt sur l’analyse de La Révolte (Eduarda Lima, La Joie de lire, 2021), où les animaux et les enfants se révoltent contre le monde tel qu’il est, dans une « action collective » devenue « mûre » (p. 344), mots qui résument la fonction des livres « politiques », au sens 2, qui ont été présentés, et sans doute l’espoir de l’auteur.

13L’Aventure politique du livre jeunesse permet ainsi d’observer les liens que la littérature de jeunesse entretient depuis le début du xxe siècle avec le politique, en montrant leur évolution souvent complexe au fil du temps. L’ouvrage témoigne aussi de l’obligation d’accompagner la lecture des plus jeunes dans le questionnement des représentations qui leur sont proposées par les livres, quels qu’ils soient, et montre la rareté (relative, au vu des nombreux contre-exemples présentés) tout autant que la nécessité de publications réellement impliquées dans une vision du monde humaniste.