Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Sébastien Baudoin

Poétique du surnaturel

Christian Chelebourg, Le Surnaturel. Poétique et écriture, A. Colin, 2006. 267 p.

1Si le surnaturel fascine tant, c’est avant tout par son caractère insaisissable : or, c’est justement cela que tente de saisir Christian Chelebourg dans son ouvrage intitulé Le Surnaturel – Poétique et écriture. S’intéressant à la manière dont le surnaturel « poétise la vie », il tente de dégager les principes qui permettent sa transposition dans le domaine littéraire mais de façon large, appréhendant les oeuvres qui s’étendent des « grands textes sacrés » aux « comics américains ». Il s’agit d’adopter un regard globalisant sur le surnaturel afin de déterminer « les voies [qu’il] emprunte pour séduire nos imaginations » et in fine définir une « poétique du surnaturel » comme « antidote à la crédulité » et « invitation à la poésie ».

2C’est à un véritable parcours que nous invite Christian Chelebourg, sur les chemins de plus en plus étranges du surnaturel littéraire : après avoir circonscrit ses abords et ses principes dans les deux premiers chapitres (« Approches du surnaturel », « configurations du surnaturel »), le véritable voyage commence selon une gradation qui nous conduit peu à peu dans les sombres recoins du surnaturel en actes : la structure en crescendo de cette étude permet une approche progressive de la surnature et de sa puissance poétique qui consiste avant tout à s’éloigner du réel au profit de lois nouvelles et inconnues.

3Le chapitre I constitue ainsi une série d’approches, comme autant de tentatives pour cerner les domaines de manifestations du surnaturel : d’abord saisi dans son rapport aux lois de la nature, puis dans ses liens avec l’imaginaire, il est finalement mesuré à l’aune des deux notions qu’il recouvre partiellement, le « merveilleux » et le « fantastique ». Mais ce clivage est vite dépassé pour admettre un point de ralliement dans la finalité commune « d’entraîner à admettre l’altération des lois ordinaires de la nature ».

4Le second chapitre, intitulé « configurations du surnaturel », consiste alors en un examen anthropologique et sociologique du surnaturel comme « appréhension primitive de la réalité », constituant un nécessaire retour aux sources. Ainsi, lorsque le narrateur appréhende ses manifestations sociologiques, il démontre bien comment elles témoignent d’une permanence du surnaturel dans la société contemporaine, relayée par l’écriture, catalyseur de la peur et « surnaturaliste », « par essence superstitieuse ».

5Après ces deux chapitres d’investigation surnaturaliste, cernant les données du problème de la rencontre du surnaturel et de la littérature, les chapitres suivants permettent d’étudier les différents mondes marqués par la présence du surnaturel, de manière graduelle, partant des plus inoffensifs et pacifiés (le monde enchanté, signifiant et onirique) aux plus inquiétants et effrayants (le monde hanté, halluciné et déréglé).

6L’étude du « monde enchanté » (chapitre 3) est l’occasion pour Christian Chelebourg, à travers une conception générale des contes de fées et des Mille et Une Nuits ainsi que de leurs continuations, de percevoir comment le surnaturel y opère sur le mode de ce qu’il nomme « l’hypotypose de l’irréel ». Il s’agit de la manière dont « le surnaturel expose librement sa magie, sur le mode rhétorique de l’hypotypose ».

7« Le monde signifiant », exploré au chapitre 4, tend à montrer comment le surnaturel est « sémiotisé », converti en un système de signes. Les exemples du mystère religieux et du miracle permettent de montrer comment le surnaturel s’y manifeste en faisant davantage appel à l’imagination qu’à la raison. Loin de se manifester comme une preuve, il sert davantage d’instrument rhétorique. La mise en écrit du surnaturel chrétien donne alors naissance au « merveilleux chrétien », que Christian Chelebourg étudie pour en montrer l’évolution, de la poétique chrétienne à l’hagiographie, de la chanson de geste à la mythographie épique, de l’utilisation du merveilleux chrétien aboutissant à une dimension visionnaire. Lorsque le surnaturel investit le domaine moral et philosophique, il est utilisé une fois de plus pour sa propension à « créer des mondes signifiants » illustrant une pensée ou un engagement : alors, la « fiction surnaturaliste » emprunte la voie de l’allégorie pour parvenir à ses fins, réduite à une « modalité discursive » chez les conteurs philosophes comme Voltaire, outil idéal pour transmettre ses idées, alors qu’il ouvre au langage perdu de l’enfance chez Antoine de Saint-Exupéry.

8« Monde signifiant » par excellence où intervient le surnaturel, le « monde onirique » (chapitre 5) est abordé sous l’angle des créatures qui peuplent ses représentations habituelles, « bestiaire monstrueux des superstitions », car l’« épiphanie du réel que constitue le rêve est une plongée aux sources du surnaturel et de la pensée magique ». Succubes, incubes, vampires ou loups-garous, les monstres nés du rêve ou plutôt du cauchemar sont retranscris par le prisme du littéraire via des figures surnaturelles représentant la délectation dans le vice et la méditation sur la dualité, pour le cas particulier du loup-garou. Moteur de l’écriture pour Stevenson, le domaine onirique permet à la poétique du surnaturel de développer un sens allégorique au « scénario de la métamorphose » et de « se représenter la lycanthropie comme une maladie intime ». Si Nodier rend toute « l’intemporalité » du phénomène onirique, le rêve, dans son écriture, développe la fonction poétique du langage, telle que la décrit Jakobson, il permet une réappropriation de ce qui échappe et qui est subi, motivation ultime de l’écriture que l’expérience nervalienne du rêve réalise en profondeur. Le rêve écrit devient ainsi matière à réflexion, jusqu’à la méditation métatextuelle sur « l’imagination créatrice » chez Hugo Pratt et Corto Maltese.

9« Le monde hanté » (chapitre 6), nous fait entrer dans un surnaturel plus oppressant encore, fantomatique, spectral, et en contact avec le réel. Le « trouble de l’espace familier » par des esprits qui « l’habitent » met en valeur leur dimension essentiellement visuelle et auditive. Tenter de capter cet irréel par les expériences des « photographies spirites », le spiritisme et les tables parlantes chères à Victor Hugo, finit par aboutir à percevoir la littérature comme un point de jonction favorable à l’union du surnaturel et de la réalité. « L’amour des morts », dans l’« érotisme désincarné » de Théophile Gautier, le thème de l’éternel retour ou celui de la « volonté imaginante » sont autant de moyens d’établir une poétique du surnaturel amoureux. Mais si l’amour peut lier les morts et les vivants, la peur peut aussi jouer ce rôle. Lévy, Poe et Molière sont en cela héritiers des romans gothiques transgressifs de Walpole à Wilde où le climat de peur est peu à peu exorcisé par la dérision littéraire qui rejoint une interrogation toujours très actuelle sur le passage de la vie à la mort, notamment au cinéma.

10« Le monde halluciné » (chapitre 7) explore un univers de l’entre-deux troublant ou le surnaturel s’instille insidieusement entre le génie et la folie. Les expériences de Dumas et Gautier concernant l’hallucination, la démence chez Maupassant, remettant en cause la raison pour le primat d’un génie revendiquant une part de folie, Esquirol et Comte ouvrant la voie à une vision clinique positiviste de la folie, enfin Hugo et la chimère poétique comme « marche vers la perfection qui anime l’ordre de la nature », toutes ces explorations mènent aux confins de la raison et de l’émergence du surnaturel. Alors, corollaire de la folie et de l’évasion spirituelle, les « plantes magiques » sont retracées dans l’histoire de leur influence grandissante chez les auteurs, chez Balzac, Hugo, De Quincey et Baudelaire, pour qui elles deviennent le moyen d’une quête du renouveau poétique, qui ne va pas sans une tension entre le « schème de la diminution », où le sujet est action et le « schème de l’augmentation » où il est « patient de ses sensations ». Moyen d’accès à la surnature, les « stupéfiants » sont alors étudiés dans leur incorporation à une véritable poétique : souvent perçus comme le moyen de dépasser ses propres capacités, s’y projette le fantasme du « cumul des plaisirs », fantasme illusoire qui n’en influence pas moins l’art psychédélique, donnant à « l’altération des sensations » une place centrale au sein de la « poétique des stupéfiants ». Se mêlant au mysticisme et au rêve de la pensée orientale, la « rêverie » que ces derniers engendre leur est finalement indépendante et conduit à un constat déceptif : « les drogues sont d’abord ce qu’on les rêve, si bien que la réalité de leurs effets intéresse la clinique bien plus que la poétique ».

11Stade ultime, « le monde déréglé » (chapitre 8) poursuit l’investigation menée dans le domaine des rêveries ouvrant sur le surnaturel : à partir du concept de la rêverie herculéenne, celle du pouvoir surhumain, de la force transgressive qui conduit à conférer à l’homme une part de divin, Christian Chelebourg étudie la manière dont, d’Astérix aux super héros des Comics américains, la rêverie sur la toute-puissance divine s’est poursuivie dans la parapsychologie, rêvant d’abolir les frontière entre nature et surnature pour expliquer le surnaturel comme du paranormal, l’incluant au sein de la nature. Dans tous les cas, il s’agit de « dérégler le monde » pour y substituer d’autres règles grâce auxquelles l’homme parviendrait à accéder à un fragment de divinité. Le Balsamo de Dumas réalise littérairement cette rêverie herculéenne responsable de « dérèglements du monde politique et social ». Mais c’est la « réalité imaginée » qui signe l’aboutissement du processus d’intégration poétique du surnaturel, tel qu’il se manifeste chez Bachelard, Proust, Giono, Rabelais ou Tolkien : poésie comme « élan de créativité », nouveau monde régi par la métaphore, jeux sur les blasons, effets de lecture ou élaboration d’un monde parallèle de la « Faërie », autant de moyens d’atteindre la vision surnaturaliste que la vogue actuelle de la « fantasy » reprend avec succès par l’invention du « monde persistant » où le jeu continue en l’absence des joueurs, comme un monde autonome.

12Christian Chelebourg conclut alors, après cette vaste exploration du monde surnaturel, qu’in fine, « le surnaturalisme est enraciné dans le langage », « il est évasion dans le langage, dans la poésie du langage ». Il est « toujours intimement euphorique », « indissociable d’un goût de l’excès et d’une passion de l’investigation conquérante ». Son but ultime, quel que soit le domaine qu’il rencontre serait ainsi de « faire croire à l’incroyable » et, en cela, d’être vecteur de poésie par des « modes d’apparition et de représentation » fruits d’une « imagination essentiellement ouverte ».