Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2023
Décembre 2023 (volume 24, numéro 11)
titre article
Olivier Belin

Révolution cherche formule

Zoé Carle, Poétique du slogan révolutionnaire, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2019, 330 p., EAN 9782878549805.

1On sait que Roman Jakobson, s’attachant en 1958 à exemplifier la fonction poétique, s’appuyait en partie sur une formule électorale : le célèbre slogan I like Ike, lancé lors de la campagne présidentielle américaine en 1952. Mais en dehors de cette analyse exemplaire, force est de constater que le slogan (politique, commercial, publicitaire) est longtemps resté un objet méconnu et mésestimé des études littéraires. Peut-être parce qu’il vise à frapper fort, à être scandé, brandi, diffusé, martelé, le tout en quelques mots consonants ou en une formule bien sentie, le slogan paraît mal, à première vue, s’accorder avec une littérature qui se définirait, selon le mot de Barthes, comme un « codex » ou une « maîtresse de nuances1 ». De nuances, pourtant, le slogan n’en manque pas. C’est l’un des nombreux enseignements de la somme consacrée par Zoé Carle à la Poétique du slogan révolutionnaire — titre du volume paru en 2019 aux Presses Sorbonne Nouvelle, et qui prend une place décisive dans l’étude littéraire, stylistique et pragmatique de ces formules appelées non seulement à ponctuer les mobilisations populaires ou militantes, mais aussi à construire des mémoires politiques collectives.

2On peut en effet caractériser à grands traits la démarche de Zoé Carle comme une entreprise de requalification littéraire du slogan, entreprise qui passe par un recadrage de l’objet et des corpus : l’autrice s’attache ici aux slogans révolutionnaires, ou plus largement contestataires, distingués des slogans commerciaux et des mots d’ordre étatiques. Non que le slogan révolutionnaire se démarque par une forme particulière ; en vérité, c’est bien plutôt le contexte dans lequel il fonctionne et la manière dont il est perçu et diffusé qui permettent de le considérer comme tel. Autrement dit, c’est par son inscription dans une action collective qu’un slogan peut devenir révolutionnaire. Alors, comme le note Zoé Carle dans son introduction :

Il n’est plus perçu comme l’instrument d’un monologisme forcé, outil de propagande, mais vient opposer au logos rhétoricien des dirigeants politiques la voix venue d’en bas d’un peuple parlant en son nom propre. Le slogan peut enfin devenir le media par lequel on projette dans l’espace public la voix du peuple et naître comme « slogan révolutionnaire ». (p. 20)

3Délié de l’ordre de la propagande et rapporté à l’horizon d’une vox populi toujours à construire ou à figurer, le slogan révolutionnaire perd ainsi les connotations péjoratives qu’il pouvait avoir chez des théoriciens du premier xxe siècle comme Tchakhotine ou Bernays ; accédant au statut de voix, de discours ou d’acte de langage, il devient un objet littéraire dont Zoé Carle analyse les ressorts rythmiques, stylistiques, pragmatiques, intertextuels, intermédiaux. Son corpus s’organise principalement autour de quelques massifs d’énoncés révolutionnaires : ceux de Mai 68, documentés dans la foulée de l’événement ; ceux de l’extrême-gauche activiste italienne des années 1970 ; ceux des manifestations égyptiennes apparus dans les rues du Caire et surtout place Tahrir entre 2011 et 2014, dans le sillage des printemps arabes. Avec les slogans de la révolution égyptienne, Zoé Carle se livre à un minutieux travail d’observation personnelle, qui fait entrer dans ce travail académique la vivante expérience du terrain. À ces slogans in situ il faut ajouter des œuvres qui témoignent à la fois de la résonance littéraire de certaines formules révolutionnaires (La Commune de Louise Michel, Récits de notre quartier de Naguib Mahfouz, Vogliamo tutto de Nanni Balestrini), et du possible devenir littéraire des slogans, appelés par exemple à entrer dans la fabrique de poèmes aphoristiques (les Sept slogans ontophoniques de Gherasim Luca) ou d’une épopée fantôme (Slogans de Maria Soudaïeva / Antoine Volodine).

4De la rue au livre se déploie une analyse qui s’attache d’abord à situer les slogans dans leur contexte de profération ou d’inscription (c’est le rôle de la première partie, « Scènes »), puis à livrer leur « Poétique » proprement dite (titre de la deuxième partie, qui s’intéresse aux aspects formels et aux emplois littéraires du slogan), et enfin à retracer leur double usage, d’une part dans le vif de la geste révolutionnaire, de l’autre dans un devenir à long terme qui peut offrir au slogan la popularité, la patrimonialisation, la récupération ou l’oubli (ce sont les « Vies et morts des slogans » étudiées dans la troisième partie). Sans prétendre à rendre compte de toutes les perspectives embrassées au fil de ce passionnant ouvrage, on soulignera ici quelques traits majeurs du slogan révolutionnaire, qui en font une formule littéraire à la fois exemplaire (par sa capacité de diffusion, sa fonction polémique et sa dimension dialogique) et singulière (par son lien aux circonstances, par sa matérialité et sa vocalité).

Une forme brève

5La brièveté est inhérente au slogan, tant elle constitue l’une des conditions de son efficacité, de sa diffusion et de sa mémorisation. Ce constat d’évidence plaide en faveur d’un rattachement des slogans révolutionnaires à l’éventail des formes brèves : maximes, proverbes, refrains, comptines, épigrammes, mots d’esprit, qui jouent aussi de la densité, de la concision et de l’allusion, et qui forment un horizon littéraire d’autant plus pertinent que certains slogans tendent eux-mêmes à la « littérature intentionnelle » (p. 114), selon le mot de Zoé Carle, en recourant volontiers à un dispositif intertextuel ou citationnel.

6L’ouvrage recourt aux approches d’Alain Montandon2 ou de Dominique Maingueneau3 pour tenter de cerner la place spécifique de ces énoncés parmi les formes brèves, mais c’est pour mieux souligner la difficulté à caractériser le slogan révolutionnaire par des propriétés formelles stables ou à le situer à l’intérieur d’une catégorie générique. On peut par exemple distinguer entre slogans oraux et écrits, proférés ou inscrits ; mais rien ne permet d’établir un primat ou une antériorité des uns sur les autres tant les énoncés circulent entre les deux sphères. On peut aussi distinguer, pour reprendre la grille de D. Maingueneau, entre les slogans qui procèdent par aphorisation primaire (en produisant directement des énoncés autarciques) ou secondaire (en détachant de leur texte initial des phrases ainsi autonomisées) ; mais la distinction s’efface devant « la fluidité du cadre énonciatif » (p. 128) dans lequel s’inscrit le slogan.

7Quelques caractéristiques communes se dégagent pourtant. Le slogan révolutionnaire apparaît comme une « forme brève politique » et polémique, caractérisée par la recherche d’un « équilibre interne » (p. 135‑136), ou encore comme une forme « moderne » qui « rencontre avec bonheur les pratiques anciennes de la formule et de la forme brève » (p. 114). Il se caractérise comme une « forme pauvre » (p. 161), dont le fonctionnement repose sur une certaine « monotonie » (p. 162) des procédés et des contraintes politiques, linguistiques, pragmatiques qui le conditionnent : sa structure est souvent binaire, et il recourt volontiers aux jeux de polysémie, d’opposition ou d’antithèse. Cette relative pauvreté est néanmoins compensée par une intense créativité, tributaire des conditions de création et de circulation des slogans révolutionnaires : de fait, ceux-ci relèvent d’une rhétorique de l’inventio qui fait la part belle au bon mot, au trait d’esprit, à la « trouvaille », ce « modèle poétique mineur en littérature, convenant à la description des calembours, jeux de mots, plaisanteries et autres jeux littéraires de circonstance » (p. 58). Se référant à la stylistique de Charles Bally ou aux textes de Freud sur le mot d’esprit, Zoé Carle montre surtout que cette créativité découle d’une logique de variation à partir d’un fonds commun : le slogan bien trouvé s’énonce généralement à partir de moules verbaux et rythmiques déjà éprouvés, et la formule singulière éclot dans le cadre d’une énonciation collective. Autrement dit, « la pensée du slogan fonctionne à partir de matrices, par substitution et analogie » (p. 60). C’est même la « nature formulaire » du slogan, par sa brièveté et sa relative stéréotypie, qui « permet en grande partie l’improvisation et la création de nouveaux slogans » (p. 98).

8Car la particularité du slogan consiste moins à être bref qu’à faire bref. La concision de l’énoncé n’est pas seule en cause ici ; la brièveté dont il s’agit est aussi d’ordre temporel. Le slogan révolutionnaire se propose comme une forme éphémère, assumant une temporalité du circonstanciel, du transitoire, de l’opportun ; en ce sens, il ressortit au kairos grec. Et pour mieux faire bref, le slogan fait avec du bref pourrait-on dire, en employant des types d’énoncés dont les propriétés ou les origines peuvent être très différentes : sentences, maximes, aphorismes, proverbes, ordres, consignes, mots d’ordre, épigrammes, bons mots, calembours, refrains, citations détournées… En ce sens, l’ouvrage de Zoé Carle propose moins une typologie qu’il n’invite à se demander quand et comment un énoncé peut devenir slogan. Les slogans révolutionnaires représentent donc moins une forme brève qu’une façon de faire fonctionner les formes brèves, en les rebranchant sur des énonciations collectives, anonymes, politiques et polémiques, et en les retrempant dans une « relation pragmatique forte » (p. 137) : le texte, ici, ne tire sa forme, sa force et son sens que du contexte.

Une forme contextuelle

9Conformément au titre qu’elle annonce, Zoé Carle, propose bien une poétique du slogan révolutionnaire, en définissant par exemple celui-ci comme une « formule rythmée brève, autonome, polémique, le plus souvent anonyme car collective, frappante et facile à mémoriser, poussant à l’action, d’origine orale mais se déployant sur des supports écrits » (p. 155). Mais le fonctionnement même de cet objet circonstanciel invite plutôt à proposer une pragmatique du slogan contestataire ou insurrectionnel, qui puisse rendre compte du rôle déterminant des contextes d’énonciation et de circulation de ces interventions verbales. Si littérature il y a dans le slogan révolutionnaire, celle-ci serait donc à chercher du côté de la « littérature exposée4 » dont Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel ont naguère proposé le bilan, ou de la « littérature contextuelle5 » dont David Ruffel a montré l’étendue en évoquant des pratiques d’écriture et de performance tournées vers l’art contemporain et vers les modes d’action in situ. Zoé Carle, de son côté, souligne la « forme contextuelle » de ces slogans situés « à mi-chemin entre réalisation plastique et trouvaille textuelle » (p. 129).

10Mais sans doute faut-il se garder de rapporter trop uniment à la littérature des proférations ou des inscriptions que leur statut contextuel, précisément, articule à un faire collectif en même temps qu’à un agir politique et communicationnel. Le slogan est en effet inséparable de toute une production révolutionnaire (images, mèmes, chansons, vidéos, manifestes, pamphlets...) au sein de laquelle il est constamment remis en jeu. Et quelle que soit sa forme, il s’intègre toujours dans des conditions socio-historiques qu’il cherche à bousculer en redéfinissant les termes du débat public et en appelant à une démocratisation de la parole politique — visée qui concerne aussi bien les « formules gnomiques » qui tendent à imposer leurs axiomes, que les « formules illocutoires » qui invitent les citoyens à joindre les forces révolutionnaires (p. 146).

11En d’autres termes, dans les slogans révolutionnaires, la performance tend au performatif : tributaires de leur contexte d’émergence, ces énoncés visent aussi et surtout à le modifier. Voilà pourquoi Zoé Carle souligne la « dimension performative du cri de foule » (p. 105) qui tend, par acclamation ou improbation populaires, à renverser un ancien ordre politique ou à en instituer un nouveau. Le constat vaut exemplairement pour les mots d’ordre et les clameurs des mouvements révolutionnaires du xixe siècle évoqués dans l’ouvrage (la proclamation de la Troisième République en septembre 1870 ou celle de la Commune de Paris en octobre, telles que les rapporte Louise Michel), mais il n’est pas absent des slogans qui ont scandé Mai 68 ou qui ont été lancés lors de la Révolution égyptienne de 2011. Dans ces exemples, le slogan révolutionnaire ne vise pas seulement à s’imposer dans l’agora de l’opinion publique ; il s’efforce d’occuper physiquement le temps et l’espace (celui du pavé parisien ou de la place Tahrir) et de faire nombre à travers la multiplicité des corps, des gestes, des voix et des traces qui le disséminent.

12C’est pourquoi les slogans sont constamment le fait d’une énonciation ambiguë, qui joue souvent de la « porosité entre “le peuple” et “nous” » (p. 193), et parfois de la référence d’un « Je » à une pure présence déictique et anonyme où viendrait se fondre la parole de la multitude. Ce cadre énonciatif permet au slogan révolutionnaire de déployer une rhétorique offensive qui, tour à tour, met en scène une « violence utopique » comme en Mai 68 (p. 220), ou s’offre comme un défouloir pour le rire, l’ironie, l’esprit potache et le renversement carnavalesque. Ressoudant la communauté révoltée autour des cibles adverses, les « slogans militants » se rapprochent alors volontiers des « plaisanteries populaires » (p. 226), comme en témoigne l’art de la nokta (la blague) mobilisé par la Révolution égyptienne.

13Que dire soit faire, pour reprendre les termes associés à L. J. Austin, le slogan le montre à l’envi. Son action est, aussi et surtout, une réaction : « dans la guerre infinie des mots qui se joue, la puissance du slogan se loge dans sa nature réactionnelle et rétorsionnelle » (p. 232). Déformer, détourner, retourner le discours de l’adversaire (l’ordre, le pouvoir, l’ancien régime), telle est « l’opération globale de sabotage linguistique » (p. 236) menée par le slogan révolutionnaire. Mais ce travail de sape, de contestation et de destruction ne vaut que par une prétention à fonder, au moins en discours, un ordre nouveau : « le slogan révolutionnaire s’arrime à un désir de refondation totale » (p. 245). C’est ce qui explique aussi la simplicité, l’assertivité et parfois l’agrammaticalité du slogan : il s’agit pour lui de produire « un effet d’évidence » (p. 243) où la parole présente comme acquis ce qui reste à conquérir ou à construire.

Une forme politique

14À travers la dimension pragmatique et contextuelle du slogan révolutionnaire, c’est le politique même qui prend corps et qui prend langue. Dans cette perspective, tout l’art — et le problème — du slogan consiste à articuler la prise de parole singulière et l’énonciation collective, la position individuelle et le/la geste communautaire. À plusieurs reprises, Zoé Carle insiste en effet sur la manière dont le slogan révolutionnaire fonctionne comme un « agrégat de subjectivités » (p. 79), fournissant une sorte d’« épopée formulaire » pour « un temps extraordinaire » (p. 80). Dans la mesure même où l’énonciation personnelle s’y dissout au profit d’une parole collective, où l’identité des auteurs éventuels s’efface dans un anonymat généralisé et où l’ethos mobilisé prétend figurer rien de moins que le peuple, le slogan est un opérateur discursif de politisation.

15Pour mieux penser cette politique du slogan, l’ouvrage la relie au travail de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, à travers le concept d’« agencement collectif d’énonciation », agencement dont les slogans révolutionnaires seraient un moteur. Il ne s’agit donc pas seulement de considérer le slogan comme un « discours d’action » (p. 149) aux vertus performatives (ne serait-ce que parce que « le slogan reste un performatif toujours bancal », p. 153), mais de le rattacher aux conditions sociales qui entourent son émergence et qu’il vient à son tour affecter : la communauté produit le slogan, qui contribue en retour à fonder et à légitimer la communauté. Voilà pourquoi Zoé Carle se tourne vers les réflexions de Judith Butler autour de la formule « Nous le peuple6 » afin de montrer comment le slogan, énoncé performatif gagé sur la performance de sa profération collective, peut engager la constitution même du groupe, et transformer un rassemblement physique en communauté politique. Voilà pourquoi, également, l’ouvrage fait appel aux travaux de Béatrice Fraenkel sur les actes d’écriture, pour suggérer combien le slogan écrit s’articule à toute une chaîne de coopération qui construisent et légitiment le discours collectif.

16Telles sont les conditions dans lesquelles les slogans révolutionnaires prétendent « instituer leurs énonciateurs en alternative politique crédible et souveraine à un système existant qu’il s’agit de détruire » (p. 190). Autrement dit, le slogan participe de la construction d’un ethos collectif où le nous occupe une place primordiale, et revendique une souveraineté populaire ; il est le « moyen d’expression et d’existence d’un collectif qui s’éprouve dans la profération ou l’inscription d’une masse de slogans produits en temps révolutionnaire » (p. 192). La construction de ce nous est contrebalancée et renforcée par l’exclusion d’un eux dont la figure hostile rassemble le pouvoir, les traîtres, les corrompus ou les ennemis du peuple. De sorte que le slogan procède souvent à la « délégitimation d’un collectif repoussoir » (p. 199) pour mieux défendre sa communauté.

17À l’appui de son analyse, Zoé Carle convoque les exemples des slogans français et mexicains de l’année 1968, des mouvements de lutte politique en Corse en 1975, en Italie en 1977 ou en Égypte en 2011. Varié dans le temps aussi bien que dans l’espace, ce corpus est traversé par une question fondamentale : « comment les slogans révolutionnaires se donnent-ils comme voix du peuple ? » (p. 190). Question à laquelle Zoé Carle apporte une réponse nuancée : « les slogans disent qu’ils sont le peuple et ils le montrent » (p. 197), et c’est précisément de cet effet de monstration et d’évidence qu’ils cherchent à tirer leur force politique. Comme l’écrit plus loin l’autrice : « Tout l’enjeu des formules est aussi de constituer un sujet collectif populaire et de convaincre de l’existence de ce dernier » (p. 246). Telle est l’action politique des slogans : ils présentent comme un fait la révolution que la mobilisation exige comme un droit. C’est la raison pour laquelle ces phrases surassertées « miment le langage de l’autorité tandis que l’argumentation tout entière est invisibilisée » (p. 188, souligné par l’autrice), et pour laquelle « les slogans révolutionnaires sont les signes de cette voix du “peuple” qui vient dessiner une scène polémique » (p. 296).

Une forme mémorielle

18Forme originale de littérature politique, le slogan révolutionnaire relève d’une temporalité particulière, à double détente : produit d’un contexte singulier mais destiné à être transmis et réemployé, il conjugue le court et le long terme, l’éphémère et le durable, le circonstanciel et le mémoriel.

19Autrement dit, le slogan peut se définir comme « une formule mémorielle, qui fait retour dans le temps » (p. 59). Zoé Carle met régulièrement en évidence cette mémoire du slogan révolutionnaire : non seulement parce que sa mémorisation est le signe de son efficacité, mais parce qu’il fait partie d’une mémoire militante capable de traverser les époques — d’un « patrimoine de lutte, issu du peuple, produit par lui » (p. 39). Contre toute attente, c’est précisément son anonymat qui lui confère dans l’immédiat « une valeur poétique révolutionnaire » (p. 262), et qui, au long cours, lui permet d’entrer dans un répertoire populaire où il s’avère disponible à de nouvelles adaptations et remobilisations. Les reprises et les circulations d’un slogan, d’un mouvement social à l’autre, permettent ainsi de discerner l’apparition d’« hyper-slogans » (p. 254) dont la notoriété se mue bientôt en tradition révolutionnaire : Mai 68 offre de ce point de vue un corpus exemplaire pour le cas français — mais aussi un ratage comme le trop long énoncé « À bas le gouvernement gaulliste anti-populaire de chômage et de misère ». Côté italien, Zoé Carle évoque l’exemple des Indiens métropolitains, issus du mouvement autonome de 1977, avec la phrase « Sarà una risata che vi seppellirà », qui fait référence à la photographie d’un anarchiste arrêté à la Belle époque et qui a été déclinée en différentes variantes. Zoé Carle envisage même la formation d’un « thésaurus révolutionnaire mondial » (p. 255) favorisé par la médiation du Web et des réseaux sociaux.

20Mais cette transmission militante n’est pas la seule vie ultérieure du slogan. Zoé Carle consacre ainsi le dernier chapitre de son ouvrage au devenir des slogans révolutionnaires, entre « patrimonialisation et corruption ». Elle souligne à cet égard l’importance des « pulsions d’archivage et de collection de ces pratiques éphémères, étrangères au concept d’œuvres » (p. 247) : tendances sans doute utiles à la documentation des corpus contestataires, mais vulnérables au risque de récupération institutionnelle, artistique ou marchande. L’archivage des slogans peut en effet emprunter les voies d’un collectionnisme voué à la littérature grise, aux ephemera, aux enregistrements ou aux photographies. À cet égard, la mémoire de Mai 68 marque un tournant dans la patrimonialisation des slogans révolutionnaires : précocement archivée avec Les murs ont la parole7, qui procède à une textualisation des graffitis transformés en citations, elle se transmet ensuite à travers des recueils commémoratifs qui tendent à l’aphorisation des slogans. Quant à la révolution égyptienne, son archivage a été contemporain des événements grâce à Internet qui a permis une forme de réexposition des graffitis ou des inscriptions, en les ouvrant à de nouvelles formes de communautés et de conversations grâce à leur diffusion sur les réseaux sociaux. L’archivage, dans ces conditions, se caractérise par une double exigence : « rendre hommage et documenter en restant fidèle au sens initial » des slogans révolutionnaires (p. 280).

21À l’opposé de ces modes de transmission qui, tout en modifiant le contexte d’origine des slogans, essaient de rendre compte de leur portée subversive, Zoé Carle décrit également comment une formule révolutionnaire peut mourir ou se corrompre. Le danger ici n’est pas tant l’oubli du slogan que sa transformation en langue de bois (« risque de nécrose » qui s’avère « presque consubstantiel » à cette forme politique brève, p. 283), sa fétichisation en objet esthétique oublieux de la charge politique originelle, sa marchandisation (comme dans le cas de la rue Mohammed Mahmoud au Caire) ou sa récupération publicitaire.

22Parmi les devenirs possibles du slogan révolutionnaire, il faut enfin réserver une place à part à leur réception littéraire, dont Zoé Carle juge qu’elle est « vraisemblablement le mode d’archivage le plus à même de respecter la nature de cette forme de discours » (p. 298). Pour étayer son affirmation, elle s’appuie en aprticulier sur l’étude de trois œuvres : La Commune de Louise Michel, avec son évocation des cris de la foule lors de la proclamation de la République puis de la Commune de Paris ; Récits de notre quartier de Naguib Mahfouz avec l’évocation du pouvoir euphorisant de la manifestation dans les rues du Caire ; Vogliamo tutto de Nanni Balestrini, récit-documentaire qui recueille la parole et les slogans ouvriers des grandes grèves italiennes de 1969.

Une forme poétique

23Comme le suggère sa présence dans les œuvres précédemment citée, le slogan est riche de potentialités littéraires. La migration ou l’utilisation de tels énoncés dans des œuvres de création, et non plus de témoignage, l’atteste plus encore, comme en témoignent les Sept slogans ontophoniques de Gherasim Luca, dont les aphorismes jouent des combinaisons sonores et plastiques des mots, ou les Slogans de Maria Soudaïeva traduits du russe par Antoine Volodine, « ensemble de micro-matrices épiques » (p. 182) qui réorientent la rhétorique brève du slogan vers le caractère formulaire de l’épopée. Sur un autre plan, la figure de l’« inscrivain » (p. 121) permet de rapprocher l’écriture murale et le graffiti à la bombe spray de la pratique des lettristes, des situationnistes ou des « inscriptions » du poète surréaliste belge Louis Scutenaire.

24Si elle évoque ainsi la littérarisation des slogans révolutionnaires, la poétique élaborée par Zoé Carle s’attache surtout à leur littérarité. Les slogans apparaissent à cet égard comme une forme de littérature « mineure », plus proche des productions du folklore comme les comptines, les proverbes ou les bons mots que du statut d’œuvre d’art, et qui s’avèrent « poétiques dans leurs procédés, politiques dans leurs fins » (p. 159).

25Si les slogans révolutionnaires apparaissent comme une forme poétique, c’est au fond parce qu’ils relèvent d’une rythmique. Au fil de ses analyses du slogan en tant que forme brève, Zoé Carle en vient en effet à s’écarter de l’approche rhétorique ou grammaticale pour privilégier la question du rythme, dans le sillage des analyses de Gérard Dessons et Henri Meschonnic. Les phénomènes de parataxe, de paronomase, de répétitions diverses ou de recours aux onomatopées soulignent ainsi l’oralité et la musicalité du slogan révolutionnaire, tributaire d’une profération collective qui lui donne sa forme autant que sa force.

26Ces vertus rythmiques expliquent que Zoé Carle en vienne à rapprocher la mémoire des slogans révolutionnaires du « répertoire du jazz » (p. 55), où une matrice musicale permet de donner un cadre à l’improvisation. Le slogan permet ainsi de brancher le rythme individuel sur le rythme collectif, et apparaît finalement comme une partition beaucoup plus que comme un mot d’ordre :

Le slogan fournit une partition à l’individu — c’est le rôle de la formule aisément mémorisable et fournissant une base à l’improvisation — et sa nature rythmique est pourvoyeuse d’émotions collectives. En ce sens, ce qui est perçu comme la nature poétique du slogan, le jeu des sonorités et du rythme, est aussi ce qui assure son efficacité au sein de l’action collective. (p. 79)

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27Entre poétique, pragmatique, littérature comparée et philosophie politique, l’ouvrage de Zoé Carle convainc aisément de l’éminente dignité du slogan révolutionnaire et de la nécessité de son étude au sein des formes brèves et des formules qui façonnent notre mémoire culturelle. Tout en rendant hommage à des analyses pionnières sur le sujet (l’essai d’Olivier Reboul sur Le Slogan8, l’anthologie de Louis-Jean Calvet sur La Production révolutionnaire9), l’ouvrage apporte des éclairages décisifs sur une énonciation politique qui se révèle plus que jamais d’actualité, comme en témoignent à leur manière les slogans issus du mouvement des Gilets jaunes (issu d’une thèse soutenue en 2017, le livre de Zoé Carle ne pouvait alors pas en rendre compte), ou encore les collages féministes analysés par Denis Saint-Amand dans l’Atelier de Fabula.