Introduction : Éditer le XXe siècle au XXIe
1Nous sommes héritiers de la transmission des textes du passé, qui définissent l’espace de notre littérature et la connaissance que nous pouvons en avoir. L’édition critique constitue ainsi un fondement des études littéraires, quelle que soit leur orientation théorique. Ses origines remontent à Athènes et à Alexandrie, à l’activité des scribes et des copistes, de même qu’à la glose scolastique, commentaire des textes sacrés. C’est selon cette lignée que la philologie apparaît comme la forme la plus ancienne de la critique littéraire. Le mot « critique », lorsqu’il est introduit en français au xvie siècle, pouvait désigner, synonyme avec « grammairien » et « philologue », l’éditeur de textes anciens. L’histoire littéraire, née au xixe siècle, bâtit sur les mêmes fondements : Gustave Lanson, codificateur de la discipline, cite encore l’établissement des textes comme préalable de sa méthode et de toute connaissance en lettres1.
2Appliquée d’abord aux textes antiques, la philologie s’étend progressivement aux littératures médiévale, puis classique et moderne. Le règne de l’historicisme au xixe siècle, instituant la critique des sources, va de pair avec une vogue de scientificité dans l’édition savante des textes et voit le développement d’éditions dotées d’appareils critiques de plus en plus sophistiqués. Cet essor et le perfectionnement des protocoles d’édition représentent un apport important, mais suscitent également des critiques envers ce que certains contemporains ont pu considérer comme une hégémonie de la glose. Face à l’appareil de notes imposant de l’édition des Pensées de Pascal par Ernest Havet (1852), qui peut occuper jusqu’à trois quarts des pages, Charles Péguy formule le vœu d’un retour à plus de sobriété : « On ne saurait plus proprement assassiner un texte par le moyen classique du commentaire. Qui nous fera une édition de Pascal sans une seule note ?2 ». Alain, plus tard, ironisera à son tour sur les pratiques érudites : « agréablement inutile, comme sont les notes3 ».
3Pour former un corpus considéré comme canonique, cet héritage écrit n’est pas immuable. La transmission implique un continuel mouvement de révision, y compris des œuvres considérées comme des monuments du passé. Au sein de la Bibliothèque de la Pléiade, les éditions revues, corrigées et augmentées succèdent aux éditions originales – l’exemple le plus célèbreétant les Œuvres de Baudelaire, qui inaugurent la collection en 1931. Il y a là une conséquence tant de l’accès à un matériau documentaire plus étendu que de l’évolution des approches analytiques et des principes d’édition. À la fin du xixe siècle, l’avènement de l’histoire littéraire avait produit un tel changement de paradigme4 ; plus récemment, dans les années 1980, de nouvelles perspectives ont été ouvertes par la critique génétique, qui confère une pleine légitimité à l’étude des brouillons manuscrits. Liée au renouveau théorique des années 1960-1970 et aux apports de la théorie du texte, la génétique conjugue deux tendances critiques en apparence opposées : la réinterprétation de la tradition philologique et l’attention nouvelle portée au texte comme phénomène formel, détaché de la biographie et de l’histoire.
4Il arrive également que l’apparition de manuscrits inédits retrace les contours des corpus établis. Qu’il s’agisse de juvenilia, d’ébauches d’œuvres abandonnées, de livres restés inachevés ou encore de productions non nécessairement destinées à la publication (cours, conférences, correspondances, cahiers…), ces textes se joignent aux corpus préexistants et en déplacent les lignes. Pour des raisons évidentes, de telles découvertes concernent essentiellement la littérature des xixe et xxe siècles5. Avant cette période, les collections de manuscrits d’auteurs étaient presque inexistantes, tout comme la conscience de leur valeur historique. Le texte définitif, ayant reçu le sceau de la publication, était seul jugé digne d’être préservé. Ce fut, on le sait, Victor Hugo qui, en léguant par son testament de 1881 l’ensemble de ses écrits à la Bibliothèque nationale de France6, accomplit un geste fondateur qui contribua à un changement de paradigme posant les conditions de possibilité d’une étude génétique des œuvres. L’attention portée aux manuscrits n’a cessé de se renforcer depuis.
5Dans le domaine de l’édition critique, les manuscrits inédits constituent un cas spécifique. Les problèmes qu’ils posent sont multiples : aussi bien théoriques, ayant trait au statut de l’œuvre, que méthodologiques, relevant des principes d’édition. Quels choix adopter lorsqu’un texte est fragmentaire, lorsque son statut s’avère indécidable ou lorsqu’on ignore la raison de son inachèvement (une version abandonnée, un ajout planifié, une œuvre individuelle) ? En l’absence d’une version validée par l’auteur, se pose la question de la conciliation entre la fidélité au projet de l’auteur, la considération des intérêts scientifiques et celle des cadres éditoriaux. La publication d’un inédit conduit non seulement à l’ajout d’un titre à l’œuvre de l’auteur mais aussi à une transformation de cette œuvre, dans la mesure où elle en modifie l’architecture globale. Comblant une lacune, ouvrant un parallèle inattendu, apportant un éclairage complémentaire sur un parcours créateur, elle réagence sa structure et retrace ses contours. Les Œuvres complètes continuent à se compléter, illustrant l’impossible clôture des textes.
6Ce soixante-douzième dossier d’Acta fabula tente l’exercice d’une critique d’éditions critiques, en recensant des parutions récentes d’inédits. Les dernières années auront fait date, tant par l’importance des auteurs concernés, le volume des textes ayant refait surface et les parcours parfois étonnants accomplis par les écrits jusqu’à leur réapparition. Ce furent d’abord Les Soixante-quinze feuillets (2021) de Marcel Proust – mythiques feuillets qualifiés par Bernard de Fallois comme « le plus ancien état de La Recherche7 », restés longtemps introuvables et redécouverts seulement à la mort de l’éditeur dans ses archives personnelles – ; suivis d’une nouvelle édition des Essais (2022) en Pléiade, qui comporte entre autres une version remaniée de cette autre origine génétique de la Recherche qu’est le Contre Sainte-Beuve. Presque en même temps, on apprit la découverte de 6000 pages manuscrites de Louis-Ferdinand Céline, réputées volées depuis 1944. Trois ensembles romanesques s’en dégageaient et furent édités en un temps éclair : Guerre (2022), Londres (2022) et La Volonté du roi Krogold (2023). Troisième grand événement éditorial : la parution du Cours de poétique (2023) de Paul Valéry, restituant l’enseignement professé par le poète au Collège de France entre 1937 et 1945, enseignement qui constitué une inspiration importante pour la discipline dont la collection et la revue Poétique forment les principales représentantes. Ces œuvres s’ajoutent à d’autres, publiées au cours des deux dernières décennies : Thomas le solitaire (2022) de Maurice Blanchot, Les Aveux de la chair (2018) de Michel Foucault, les Lettres (2014‑2018) de Samuel Beckett, Non (2013) d’André Malraux, les Conférences du Havre sur le roman (2012) de Jean-Paul Sartre, ainsi que les cours et séminaires de Roland Barthes au Collège de France et à l’École pratique des Hautes Études (2002‑2023). Autant de textes qui relèvent du domaine des classiques du xxe siècle, qui représentent différents genres, qui s’appuient sur différents états de sources et qui ont posé aux éditeurs différents défis. Ils rappellent que le passé littéraire est toujours en instance d’être réécrit.