Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Thomas Mercier

Jacques Doucet : histoire d’un mécène

François Chapon, C’était Jacques Doucet, Fayard, octobre 2006, 558 p.

1François Chapon, dans une étude extrêmement dense, rend un hommage nécessaire à Jacques Doucet. Le directeur honoraire de la Bibliothèque littéraire évoque chacun des centres d’intérêt de son fondateur : la haute couture ; le xviiie siècle ; l’art et la littérature contemporaine ; la conservation en général ; l’aménagement d’intérieur.

Jacques Doucet, aujourd’hui mal connu, incarne d’abord le chic du temps de Proust ! Couturier et petit fils de couturier, très en vogue vers 1900, il est célèbre pour habiller les actrices, en particulier Réjane et Sarah Bernhardt aussi bien à la scène qu’à la ville. De la vieille école, celle qui « orne les femmes » son atelier profite encore, dans les années 1920, d’une clientèle qui n’est pas prête à accepter les modes nouvelles. En couture, Doucet est un homme du xixe, mais cela ne lui suffit pas.

Quoiqu’il fasse fortune avec ses créations, il se veut collectionneur et rentier !

2Doucet commente sa collection dans une interview accordée à Félix Fénéon.

3À 21 ans, il est initié au xviiie siècle par Degas. Devenant rapidement une sorte de « Cousin Pons », il élabore avec patience et discernement un authentique ensemble quand d’autres se contentent d’accumuler. Sa collection comporte certains des plus célèbres La Tour, Chardin, Boucher, Watteau. Les pièces sont mises en cohérence les unes avec les autres dès que cela est possible et environnées de bibelots de toutes sortes. Mais contrairement au personnage de Balzac qui thésaurise en secret, le collectionneur « laisse accéder facilement les chercheurs à ses meilleurs prises ». Ainsi, « les recherches dont s’entoure la collection Doucet contribuent à son rayonnement plus encore que la sûreté du goût qui la compose ». Sous son impulsion, une nouvelle discipline émerge : l’histoire de l’art.

4En 1914, Jacques Doucet possède une bibliothèque de recherche imposante : cent mille imprimés, dix mille estampes, cent cinquante mille photographies, mille dessins. Le principal agent dans cette affaire est Albert Vuaflart, un érudit qui devient le responsable de la bibliothèque et qui figure le talent de Doucet pour s’entourer des meilleurs spécialistes et au besoin, de les transformer en factotum. À l’époque où Doucet fonde sa bibliothèque, la France souffre d’indigence en histoire de l’art. L’École du Louvre, fondée en 1882 par Antonin Proust était pauvre en ouvrages de référence. Les bibliothèques universitaires tout autant. Doucet monte son œuvre en bon gestionnaire, dans le domaine de l’art comme dans celui de la finance : il rachète des bibliothèques constituées, remet en vente les doublons.

5En 1914 encore, Doucet prend en charge l’expédition chinoise de Victor Segalen. L’histoire des arts asiatiques est encore en bonne partie à faire et c’est notre couturier qui s’y emploie. Il fait, en outre, photographier une très grande quantité d’œuvres de toutes les époques pour donner aux textes réunis un pendant iconographique : « il ne lui suffit pas d’acheter, il finance les prises de vues des éditeurs afin qu’ils puissent sortir de la production seulement commerciale (…). On rapporte des clichés dont Doucet demeure le propriétaire. Bientôt, il décide d’avoir son atelier à lui. »

6Sur une période allant de 1660 à 1812, Doucet fait effectuer un inventaire quasi ininterrompu de la création artistique. La campagne d’acquisition d’autographes d’artistes a commencé en 1912, elle comprend près de deux mille pièces. L’acquisition de dessins des xixe et xxe siècles qui alors n’ont pas la faveur du public fait partie des prémisses de son goût pour l’avant-garde. Sous l’influence et sur les conseils de René-Jean, Doucet accroît ses collections de revues et œuvres ayant trait à la période récente (impressionnisme, nabis, cubisme), il acquiert croquis et dessins préparatoires.

7Et puis subitement, en 1912, c’est la vente en grande pompe, pour près de quinze million de francs, de toute la collection ancienne et le don de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie à l’Université de Paris1. Le public s’enflamme, la plus value est énorme et la perplexité ne l’est pas moins. On s’explique mal la volte-face du collectionneur et on omet presque de le remercier, Doucet semble vivre dans un monde parallèle que le monde réel peine à concevoir.

8« En somme, déclare-t-il, mes vieilleries, maintenant dispersées, ne m’ont jamais donné autant de plaisir que les œuvres fraîches qui m’entourent aujourd’hui ».

9Doucet se consacre désormais à l’art contemporain et fait la connaissance décisive d’André Suarès. L’écrivain le juge d’emblée comme « un amateur d’art de l’espèce la plus intelligente. Il ne craint pas de se tromper : il va droit aux œuvres les plus nouvelles. Le véritable amateur selon lui, doit aimer ce qui vit et ce qui naît en sa présence, plutôt que ce qu’on lui a légué. » Doucet verse une pension à Suarès en échange de quoi il devra lui envoyer au moins une lettre par mois correspondant à un article de critique d’art.

10Les deux hommes s’entendent bien, Suarès donne à Doucet le spectacle de l’écrivain bravant tout, jetant des anathèmes, se multipliant dans les revues et les salles de théâtre. Doucet inspire Suarès qui rêvait sans le savoir à un mécène aussi bien disposé : « Cet échange de bons procédés — d’un côté pension voyages dîners, cadeaux, visites, commandite d’édition, achat de livres, complicité dans les affaires de cœur ; de l’autre côté attention vigilante aux fait et geste du protecteur, analyse, sublimation de sa conduite par l’écriture — nous offre une des dernières manifestations du mécénat tel que le pratiquait couramment l’Ancien Régime. » et sans doute avec le mépris mutuel inhérent à ce type de relation.

11Le schéma est traditionnel : l’un possède sans être l’autre est mais ne possède pas… Ils sont en mesure de se contenter. Mais évidemment, le jour où Suarès demande l’achat de son logis à son protecteur, les bornes sont dépassées, la confiance brisée.

12Le collectionneur s’en remet à Suarès pour former les soubassements de sa librairie : symbolisme et post symbolisme ; décadence ; Flaubert ; Baudelaire en édition originale, ainsi que Mallarmé, Laforgue et Rimbaud et encore Gide et Claudel, Jammes et Suarès comme piliers contemporains. À côté de ces illustres, on trouve « une quantité d’œuvres mineures » qui, en quelque sorte, fixent le décor. Pour les plus grands, Suarès a soin de faire acquérir les manuscrits, les lettres fondamentales et les revues d’envergures diverses dans lesquelles ils ont d’abord écrit. Ces investigations permettent sinon d’exhumer, du moins, de réunir des pièces dont la cohérence était nécessaire : on retrouve la première lettre de Rimbaud à Banville, on possède la seconde et des lettres authentique à sa famille avec son journal du Harrar.

13Camille Bloch, libraire et éditeur éveille la curiosité de Doucet pour les auteurs qui n’ont pas les faveurs de Suarès : Jacob et Reverdy entre autres. Ce dernier est rétribué comme Suarès (mais pas autant !) pour écrire à Doucet « une lettre d’idées, de réflexions sur le mouvement artistique du moment ». Par le jeune poète, Doucet connaît le cubisme, Braque puis Picasso, avec l’argent de Doucet il fonde la Revue nord-sud à laquelle contribuent Max Jacob, Cocteau, Apollinaire. L’expérience dure une année, Doucet ne goûte pas tellement la poésie hermétique mais persévère comme à son habitude.

14André Salmon succède à Reverdy, pendant un an il écrit au couturier et trace une histoire anecdotique de l’avant-guerre littéraire. Mais là encore, « Doucet reste prisonnier de sa fortune. Le droit de ne pas aimer [est] désormais tourné pour lui en ladrerie ». Quand ses goûts ne rencontrent pas ceux de ses éclaireurs, aucun ne manque de le renvoyer, derrière son dos, à son rang de bourgeois égoïste tout en continuant de le flatter pour qu’il paye. Pas moins Max Jacob qui prend la suite de Salmon et vend ou fait vendre au collectionneur de nombreux manuscrits.

15De son côté, Doucet, historien invétéré, ne peut s’empêcher de passer des commandes, de forcer les auteurs qu’il commandite, comme un mécène d’autrefois… Et ce faisant, il donne à la postérité des rapports précieux, des textes que leurs auteurs n’auraient sans doute pas écrits sans lui. Parfois, les auteurs lui sont reconnaissant : « je vous remercie de me faire écrire ce récit auquel je songeais depuis longtemps, mais qui risquait fort de n’être jamais fait » (Cendrars en 1926, à propos de L’Eubage)

16En somme « Doucet avait établi un rapport vivant avec toute la jeunesse littéraire de ces années 1916-1920 ». Et pour mieux mettre en valeur ses productions, il suscite une vocation de relieur : celle de Pierre Legrain ensemblier décorateur qui devient un des rénovateurs de la reliure. Plus tard, exploitant le talent de Rose Adler qui relie quelques unes des plus belles pièces de la collection (Les Contes cruels, L’après-midi d’un faune, Calligrammes entre autres) il l’engage à encadrer plusieurs de ses tableaux (Picasso, Laurencin, Derain).

17Comme Salmon puis Jacob avaient en quelque sorte annulé Suarès, Breton, en 1920 remplace Jacob. Des éclaireurs de Doucet, c’est sans conteste le plus éloigné du collectionneur par le tempérament mais pas par le goût. Le vieux couturier le laisse, avec Aragon, enrichir sa bibliothèque. Cette dernière est élaborée de manière à exalter « l’esprit de révolte » nécessaire à la refondation de la littérature. Breton et Aragon rédigent des notes, des présentations et des mémoires pour le collectionneur. Quand un manuscrit entre dans sa bibliothèque, il s’efforce de faire écrire une préface épistolaire à son auteur. C’est ainsi que l’on peut lire de courtes préface très explicites d’œuvres aussi différentes que Tendres Stocks de Morand et Charmes de Valery, en passant par Au 125 boulevard Saint Germain de Peret.

18Toujours intéressé par les arts plastiques, Doucet se lie d’amitié avec Picabia par l’entremise de Breton. Il achète aussi des toiles à Max Ernst qu’il prend la liberté de contrarier en lui demandant de supprimer deux des cinq vases peints de L’intérieur de la vue. Le prix de l’œuvre passera du même coup de 500 à 300 francs. À la même période, Doucet achète La charmeuse de serpent du Douanier Rousseau à Robert Delaunay en lui promettant de léguer le tableau au Louvre.

19Aragon et Breton profitent bien du vieux monsieur qui leur verse d’honnêtes mensualités ; ils sont suffisamment sérieux pour lui rendre les travaux demandés (une histoire littéraire pour Aragon, des notes pour Breton). Breton fait rentrer Duchamp dans la collection Doucet. Ensuite, ce sera Poissons rouges et palette de Matisse, Les demoiselles d’Avignon de Picasso et finalement tout ce qui compte dans les années 1890-1920. Les peintres voient dans le couturier une possibilité d’aboutir au Louvre.

20Mais, en 1924, à la mort d’Anatole France, Doucet, qui pourtant ne nourrit pas d’admiration pour l’écrivain, congédie ses jeunes surréalistes. Aragon vient d’écrire : Avez-vous déjà giflé un mort ? Le collectionneur ne s’en amuse pas. Une autre explication veut que Doucet se soit lassé d’être la risée, la tête de turc même de ses « jeunes tigres » : toujours l’écart entre le riche mécène un peu obtus et les artistes pauvres mais sagaces. Drieu a trouvé l’expression adéquate pour qualifier les cinq années de collaboration avec Breton et Aragon : « Les rois sages ont toujours nourri les moines fous ».

21Avec un appétit constant d’érudition et d’anthologie, Doucet pense à organiser un fond cinématographique. Il sera subdivisé (sur les conseils de Cendrars) en livres, revues, scénarios de travail, photographies et pellicules… « On aurait dit, explique François Chapon, que par un concours de chances toujours saisies, venaient aboutir chez le vieux magicien tous les effluves, tous les reflets, la quintessence de la modernité. Des poètes avaient été les premiers conducteurs de ce courant. Aussi pouvait-on trouver un élément commun à ces fluides d’origines si diverses : la poésie. Elle demeurait le facteur d’unité de ce monde foisonnant. Elle accordait dans leur coexistence, des moyens d’expression qu’on avait pu croire étrangers les uns aux autres et qu’elle révélait fraternels ».

22De même que pour la collection du xviiie siècle, Doucet soigne la sertissure de ses trésors contemporains. À Neuilly, dans un intérieur à la des Esseintes mais adapté aux œuvres du début du xxe siècle, l’ancien couturier fait exécuter un décor somptueux où les cuirs rivalisent de richesse avec les marbres et les cristaux. Le studio à peine terminé, Doucet meurt sans éloge. Avec lui disparaît un amateur éclairé, une sorte de visionnaire qui s’est mis au service de la poésie comme certains éditeurs se mettent au service de la littérature : discrètement, sans tapage ni décoration.