Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
titre article
Alice Godfroy

Qu'est-ce qu'un espace littéraire ?

Qu'est-ce qu'un espace littéraire ?, sous la direction de Xavier Garnier et Pierre Zoberman, Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2006, 216 p., EAN 9782842921859..

1La notion d’ « espace littéraire », émergeant en 1955 sous la plume de Maurice Blanchot, ne finit pas de confondre en perplexité quiconque entend la circonscrire avec trop d’univocité. Fuyante et labile, elle fait fondamentalement question, interrogation toujours ouverte sous l’égide de laquelle se réunissent les différents articles de cet ouvrage. Il s’agit alors de redéployer cette expression, dont l’emploi – peut-être outrancier – tend à affecter un discours critique la réinvestissant – peut-être outrageusement – comme allant de soi. Or, s’il est vrai qu’une inflation métaphorique spatialise l’écriture, lui conférant surface, corps, dimension et profondeur depuis l’invention du volume imprimé, force est de reconnaître que ce transfert tropique ne dit rien de l’expérience proprement littéraire, de cet espace que Maurice Blanchot a posé sans concession comme « la condition d’un absolu ». L’objet de cet ouvrage collectif s’offre alors comme une tentative de délimitation de cet espace, défi lancé à ce qui résiste aux analyses trop strictes, démarche soucieuse également d’échapper à tout autisme littéraire par l’articulation de l’espace interrogé aux autres espaces auxquels il se raccorde (géographiques, sociaux, politiques ou imaginaires), et ce au prix parfois d’une mise à distance de la pensée de Maurice Blanchot. L’entreprise sous-jacente qui y est menée s’affirme comme contrepoids à l’emprise du « tout sociologique » sur la littérature, qui, substituant le « champ » à l’« espace », envisage la production des œuvres en faisant l’économie de ce qui les constitue comme telles.

2Genèse de l’espace littéraire, sa relation aux autres espaces, son principe dynamique de mise en tension, voilà les trois grandes interrogations qui jalonnent l’exploration proposée par Xavier Garnier et Pierre Zoberman. En d’autres termes : où l’espace littéraire a-t-il lieu ? Vers quoi s’ouvre-t-il ? Comment ouvre-t-il ?

3Les quatre premiers articles s’évertuent à confronter espace textuel – celui de la page imprimée – et espace littéraire, à faire jouer leur non-coïncidence, afin de donner à voir le lieu véritable de l’œuvre. L’un englobe-t-il l’autre (rapport d’inclusion) ? L’espace littéraire serait alors un cas particulier d’espace textuel. Ou, si différence de nature il y a, l’un devient-il l’autre sous certaines conditions (rapport de transformation) ? L’un et l’autre s’originent-ils mutuellement (rapport de genèse) ?

4À partir des analyses de Maurice Blanchot, Xavier Garnier réaffirme le caractère événementiel de la littérature, laquelle ne tire sa légitimité qu’à se produire dans l’acte même de la lecture. Or, cet événement littéraire, provoqué par la rencontre du texte, se dérobe à toute préhension, lui « qui ne s’imprime nulle part ». De ce constat paradoxal se dégage la fonction première de l’ « espace littéraire », celle d’accueillir le là de l’événement, contrairement au lieu du texte qui, par définition, est ce qui est toujours déjà là, donné d’avance. Partant, Xavier Garnier montre que l’espace littéraire, à la fois indifférencié et dynamique, tire sa singularité de ce qu’il est à faire exister, en tant qu’« espace textuel fécondé par la vie ».

5Infléchissant la réflexion sous l’autorité de Foucault et de Lacan, Paul Allen Miller s’intéresse à l’empreinte ambivalente du littéraire, de sa nature à la fois locale et transcendante. Par son geste de dévoilement, le lecteur opère, et allons jusqu’à dire résout, le rapport d’extériorité paradoxale qui relie l’espace textuel à l’espace littéraire, le premier révélant le second comme un au-delà de lui-même. Comment passer alors de l’un à l’autre ? C’est justement dans cette opération que l’auteur inscrit l’universalité du littéraire, en tant qu’il convie toujours le lecteur à une même activité : dégager le réseau de significations d’un texte, irréductible à un symbolisme historiquement daté, tout en y imprimant ses limites, son impossibilité, tout en le débordant. C’est à apposer au Symbolique textuel ce qu’il tait, à savoir ses propres barrières (local), que le lecteur s’ouvre à un au-delà du texte, à savoir l’espace littéraire (transcendant).

6Cette tension ambiguë est réinvestie dans l’article de Pierre Piret, quoique déplacée – sous un même horizon lacanien – du lecteur à l’auteur. S’extirpant de l’alternative entre l’Art pour l’art et la littérature engagée, l’écrivain, telle est la thèse exprimée ici, aurait fait le choix d’une tierce solution : l’exception. Et cette position singulière consiste justement à surplomber le monde tout en lui étant, fondamentalement et paradoxalement, lié. Car c’est en s’extirpant de la société, et plus généralement de tout corps symbolique, que l’auteur parvient à restituer ce qui en constitue le fondement, le flot originel, la source.

7Ainsi, tous s’accordent pour faire de l’espace littéraire le résultat d’une opération déployée à partir du texte. Et l’article de Pascale Hellégouarc’h en propose un éclairage particulier, donnant épaisseur à cet espace en focalisant son étude sur celle de l’intertextualité, révélateur idoine d’une littérature comme tissage, lieu de superpositions, décalages, échos, répétitions. Bien plus qu’un réceptacle d’effets, l’espace littéraire ainsi considéré sous son angle transversal affirme le dynamisme notoire dont il est pétri : espace à géométrie variable et en perpétuelle (re)construction qui déplie ses paradigmes latents selon les compétences de la réception.

8Comment désormais tenir une définition stable de l’espace littéraire, tout en prenant en compte les données a priori extérieures à sa propre délimitation (socio-historiques, politiques, économiques, éthiques,…) mais qui lui sont néanmoins autant de conditions de possibilité? Les présentes études dénient toutes le fantasme d’une littérature autonome, exsangue d’implications extérieures à elle ; au contraire, chaque œuvre compose une nouvelle donne, rejoue les coexistences, configure à sa manière la relation qui la lie à l’espace social au sens le plus large. Un espace n’est tel qu’à compter des frontières, autrement dit, qu’à cohabiter avec d’autres espaces ; l’enjeu est alors de considérer leur degré de perméabilité.

9Dis-moi ce qui pour toi est littérature, et je te dirai qui tu es. Cet adage quelque peu travesti pourrait convenir en exergue à l’article de Pierre Zoberman, lequel interroge les pressions de l’espace social sur l’espace littéraire pour en dégager une leçon de lucidité. Comment la société modèle-t-elle l’espace littéraire ? Par l’intermédiaire du canon, de ce corpus de références variant d’une époque à l’autre, fait d’inclusions et d’exclusions, et imposant sa représentation du littéraire telle qu’elle se révèle, par exemple, à travers les divisions et répartitions de la littérature dans les girons universitaires. Le trésor de la culture n’est jamais que le produit de mécanismes idéologiques et Pierre Zoberman indique le profit d’une telle reconnaissance, celui de pouvoir cerner par le biais des choix littéraires l’air du temps, sa politique latente.

10La frontière entre le politique et le littéraire est d’autant moins étanche que son contexte d’émergence est en proie aux vicissitudes de l’histoire. C’est en portant ainsi son attention sur la littérature post-coloniale d’Afrique du Sud que William J. Spurlin fait éclater l’idée parfois convenue (en Occident du moins) d’un cloisonnement des espaces, d’une littérature politiquement neutre. La question éthique, quant à elle, fait l’objet de l’article de Jean-Baptiste Voisin, lequel étudie l’évolution du traitement de l’espace provençal dans l’œuvre de Jean Giono, et donne à voir dans ce passage d’un projet utopique (inflation littéraire de l’espace physique suite aux destructions de la guerre) à une stratégie atopique (évidement de l’espace) l’infléchissement éthique du parcours personnel de l’auteur.

11Ni résultat d’une opération à partir du texte (premier temps de l’étude), ni à partir d’autres espaces référentiels (second temps), l’espace littéraire revêt in fine une nouvelle définition : il serait, non plus espace, mais, en amont, vecteur, agent d’espaces, opérateur de nouvelles spatialisations. La frontière, en tant que zone de contact réelle, devient dans cette nouvelle perspective la modélisation la plus adéquate de la question de l’espace littéraire, et la littérature réinvestit son rôle potentiel de mise en relation d’espaces hétérogènes, voisins et non plus concurrents.

12C’est tout d’abord à un travail de reconnexion que s’atèle Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, revisitant l’univers méconnu des romans francophones mauriciens. L’auteur engage une confrontation fructueuse entre le champ littéraire, en proie à la parcellisation, à l’hétérogénéité, aux clivages, et l’espace littéraire, lequel est tendu à l’unisson vers la recherche du lieu (lot commun des littératures francophones et postcoloniales). Mais le paradoxe ne se résout pas en bras de fer, loin de là : il s’agit de le penser en termes de complétude. Si les conditions de production du champ littéraire sont par trop conflictuelles, l’espace littéraire – par son pouvoir de mise en connexion – permet de construire de l’unité, de transcender les divisions culturelles, linguistiques, anthropologiques, sociales.

13Moins opératoire dans son pouvoir de configuration, ou plus précisément phagocyté par les tentacules de la globalisation, l’espace littéraire que constituent les romans japonais de la dernière décennie présente un cas de frontière en mutation, et en perte d’étanchéité, voire d’identité. Marc Klober interroge dans son article l’interaction de cette nouvelle littérature (celle, note-t-il, la plus largement traduite en français) avec l’espace mutant du Japon, interaction se muant elle-même en une imbrication inextricable du littéraire et du médiatique. Et la frontière est ambiguë, qui défait la littérature de sa mission informative sur le monde : « elle ne peut qu’informer, écrit Marc Klober, sur le degré d’efficacité du matraquage médiatique, le parodier, s’interroger : comment vivre une vie qui n’est que l’imitation de la représentation de la vie par les médias ? ».

14Véritable « laboratoire de postmodernité », la frontière qui, par sa remarquable porosité, tend à réunir plus qu’à désunir le Mexique et les États-Unis fait l’objet de l’étude menée par Maarten van Delden. Au travers d’œuvres de deux transfrontaliers – Carlos Fuentes et Ricardo Aguilar – la question est posée de l’influence de l’ouverture des espaces concrets (géographiques, géopolitiques) sur l’espace littéraire. « Traversée ou renforcement des frontières ? », cette tension se résout paradoxalement, vis-à-vis du discours biculturel en vigueur, par une tendance littéraire à la consolidation des marquages identitaires. Ainsi, à l’image de son ouverture, la réflexion sur et à partir de l’espace littéraire se clôt provisoirement pour faire éclater son paradoxe constitutif, exploration polyphonique qui nous convie – là est le gain de sens – à une réévaluation constante de la littérature comme espace mouvant lové au creux de son altérité, dialoguant sans fin avec les aires sociales qui lui sont limitrophes.