Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Septembre 2023 (volume 24, numéro 8)
titre article
Gauthier Ambrus

Les deux faces de La Henriade

The two faces of La Henriade
Voltaire, La Henriade, suivi de l’Essai sur les guerres civiles de France et de l’Essai sur la poésie épique, édition de Daniel Maira et de Jean-Marie Roulin, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du XVIIIe siècle », 2022, 624 p., EAN 9782406129684.

Oublier La Henriade ?

1« Que faire de La Henriade ? » Telle était la question qui fournissait son titre dans cette même rubrique (décembre 2021) à la recension du volume collectif que Daniel Maira et Jean-Marie Roulin ont dirigé sur le principal poème épique du XVIIIe siècle, non seulement français, mais européen, (La Henriade de Voltaire : poésie, histoire, mémoire, H. Champion, 2019). Voilà qui donne une idée du legs encombrant que représente cette œuvre à la fois démodée et insistante d’une des figures les plus emblématiques du Panthéon littéraire. Sa sortie progressive du canon dès le début du XIXe siècle n’était donc pas sans amputer la mémoire littéraire d’une pièce majeure.

2À vrai dire, les critiques à l’égard de La Henriade sont presque aussi anciennes que le poème lui-même. Voltaire n’était pas en reste, lui qui n’a cessé de retoucher ses vers d’une décennie à l’autre, sans jamais renoncer pour autant au titre avantageux d’« auteur de La Henriade ». Voilà qui traduit on ne peut mieux le prestige paradoxal attaché à l’œuvre, envers et contre tout. C’est qu’il s’agit pour lui de bien davantage que d’un ouvrage de jeunesse. En plus de sceller sa notoriété littéraire, La Henriade a posé plus d’un jalon de sa carrière future, tout en exerçant une influence durable sur les lettres et les arts au cours de tout le siècle, voire au-delà, en remettant notamment l’histoire moderne et nationale à la mode. En s’y lançant, Voltaire ne prétendait pas seulement au premier rang traditionnellement réservé au poète épique dans la hiérarchie classique des genres. Il dotait la littérature de son temps d’enjeux nouveaux, étrangers au cadre classique, en y injectant les idées et les valeurs des Lumières à leur aurore, et devenait ainsi l’écrivain qu’il sera. Qu’on l’apprécie ou non, c’est donc un texte incontournable, qui force à se positionner devant lui. Et pas seulement sur le plan poétique. Par son sujet, La Henriade, en effet, n’est pas un texte littéraire tout à fait comme les autres, puisqu’elle est aussi chargée une importante valeur mémorielle. Pour résumer l’enjeu en une formule, on pourrait dire que le poème de Voltaire fait le truchement entre deux visions de l’histoire : l’une encore inféodée à l’orthodoxie politique et religieuse de l’Ancien Régime, et l’autre fondée sur des valeurs libérales dans lesquelles nous nous reconnaissons toujours aujourd’hui.

Une œuvre réinventée par la critique

3En proposant cette fois une ambitieuse édition de La Henriade elle-même, D. Maira et J.-M. Roulin esquissent une réponse à la question d’hier : avant de savoir quoi faire du grand œuvre épique de Voltaire, ne faut-il pas commencer par le lire ? Ce que l’âge contemporain a visiblement cessé de faire depuis assez longtemps déjà, si l’on en juge par les dates clairsemées des dernières rééditions. On ne compte ainsi que deux éditions intégrales au cours du XXe siècle, dont celle qu’Owen R. Taylor procura pour la collection des Œuvres complètes de Voltaire à la Voltaire Foundation (1965, seconde édition 1970) et qui fait toujours autorité. Une méritoire tentative a suivi au tout début des années 2000, mais sans commentaire ni apparat critique (Monthélios, 2001). Il faut dire qu’à cette date, le texte avait recommencé de susciter l’intérêt des chercheurs. Les questions qu’il soulève ne sont-elles pas redevenues en partie les nôtres, de l’interrogation sur le sens de l’histoire au réinvestissement de l’idée de nation, ? Le regain d’études sur La Henriade au cours des trois dernières décennies trouve son point d’aboutissement logique avec la présente édition, qui vient donc à son heure. C’est la critique ici qui aura permis la redécouverte du texte. Plus facile d’accès que l’édition de la Voltaire Foundation, et profitant des derniers acquis de la recherche, celle de D. Maira et J.-M. Roulin est appelée à devenir l’édition d’usage des recherches et des lectures à venir. Elle a pour ce faire bien des atouts de son côté : complétude, érudition, lisibilité. En restituant ce pan de l’œuvre voltairienne qui fut si essentiel aux yeux du XVIIIsiècle, un pas décisif est franchi pour transmettre au public d’aujourd’hui une image plus complète de l’écrivain (songeons également à son théâtre, en cours d’édition toujours chez Classiques Garnier). Petit à petit, on bat ainsi en brèche l’idée qu’il y aurait deux Voltaire, l’un moderne, l’autre rendu suranné par les révolutions littéraires successives. Cela suffira-t-il pour amener la postérité à réviser son verdict et redonner vie à un « classique » délaissé ? C’est à voir. Commençons par examiner les pièces du dossier.

4L’édition s’ouvre sur une copieuse préface qui s’attache à retracer la genèse de l’œuvre et à exposer la complexité de ses enjeux. En décidant vers 1717 (durant le séjour à la Bastille, dit la légende) de s’illustrer par l’écriture d’un poème épique sur les guerres de Religion, le jeune Voltaire faisait preuve d’une double audace. Il tentait de saisir d’emblée la plus haute palme dans la hiérarchie des genres, en offrant à la France classique l’épopée qui lui manquait. Simultanément, le sujet du poème plaçait l’héritage du Grand Siècle sous le nouvel horizon de modernité politique et philosophique qui s’ouvrait après la mort de Louis XIV. En promouvant l’image d’un roi dévoué au bien public et au bonheur de ses sujets, Voltaire entrait de plain-pied dans le débat sur l’avenir de la monarchie qui faisait rage sous la Régence. Ainsi, « la genèse de La Henriade » traduit le besoin « de faire l’inventaire de la période qui vient de s’achever pour écrire le nouveau récit national du siècle à venir » (« Introduction », p. 12-13). Une première version commence à circuler de manière clandestine dès 1721, avant de paraître en 1723 sous le titre de La Ligue, ou Henri le Grand. Le poème acquiert son titre et sa longueur définitifs en 1728, dans l’édition de Londres. Les republications se succèdent ensuite (près d’une soixantaine au XVIIIe siècle), s’enrichissant d’un appareil péritextuel toujours plus important, mais aussi de nouvelles corrections, et ce jusqu’à l’édition dite « encadrée » de 1775, qui fournira la leçon définitive.

5Les péritextes requièrent une attention particulière. Très vite, des textes d’escorte de longueur variable sont venus encadrer le poème, de près ou de loin, afin de fournir aux lecteurs les connaissances contextuelles qui leur feraient défaut. Il s’agit également pour Voltaire d’expliciter et de justifier la lecture des guerres de Religion qui est en jeu dans La Henriade. Le principal d’entre eux, l’Essai sur les guerres civiles de France, paru d’abord en anglais (1727), constitue de facto la première étude historique de Voltaire, où perce à la fois son désir d’exactitude historiographique et l’attachement au point de vue l’humanité qui ne cessera de l’accompagner. L’autre pièce majeure, c’est bien entendu l’Essai sur la poésie épique (1727), qui connut également une première version anglaise, où l’on perçoit l’influence des débats d’outre-Manche. Les différences par rapport à la version française publiée en 1736 sont suffisamment significatives pour qu’on trouve ici l’une et l’autre. Voltaire y défend ses choix poétiques à travers une novatrice histoire comparée du genre, d’Homère à Milton, qui tient compte à la fois des règles déduites de la nature et du goût variable des différents peuples.

6L’œuvre construit ainsi sa propre histoire, ou élève son propre monument, comme le retrace la fort intéressante « Histoire éditoriale » placée à la suite de l’introduction, qui montre à quel point Voltaire sut très tôt user en maître des stratégies éditoriales de son temps. Le volume Classiques Garnier se présente à cet égard comme une sorte de synthèse idéale et récapitulative des différentes éditions parues du vivant de l’auteur. D. Maira et J.-M. Roulin prennent à juste titre pour texte de référence le dernier état connu de La Henriade, celui de l’édition « encadrée » de 1775, tout en reproduisant dans les notes un très grand nombre de variantes (dont la totalité du corpus réuni par Lenglet Du Fresnoy). L’exhaustivité parfaite n’étant pas de rigueur dans un volume qui se veut d’abord une édition d’usage, ce choix se justifie parfaitement, d’autant plus qu’un relevé de toutes les variantes est disponible dans l’édition d’O. R. Taylor. On trouvera ici par contre l’ensemble des notes explicatives de Voltaire, ainsi que les divers textes d’escorte, mais aussi les préfaces rédigées par des tiers au fil des rééditions (Frédéric II, Marmontel, etc.). La perspective adoptée par les éditeurs est de ne pas séparer artificiellement péritextes historiques et poétiques, comme c’était d’ordinaire le cas dans les œuvres complètes de Voltaire des XVIIIe et XIXe siècles. Enfin, ils ont retenu les élégantes gravures dessinées par Gravelot pour l’« encadrée » (les éditions illustrées de La Henriade mériteraient du reste un recueil à part entière).

7Voici donc un volume d’une complétude d’informations et d’une maniabilité exemplaires, donnant à lire l’épopée de Voltaire telle que son siècle l’a pratiquée. Incidemment, cette vision de l’œuvre qu’on pourrait qualifier d’in situ explique l’absence d’un texte pourtant significatif, mais resté ignoré du XVIIIe siècle, à savoir l’épître à Louis XV qui devait figurer en tête de la première édition, à l’époque où Voltaire espérait pouvoir obtenir une approbation royale, et qui ne fut révélée qu’en 1820. Ne manque peut-être qu’un choix de jugements critiques, mais cela n’entame en rien la cohérence de l’ensemble.

Mort & résurrection de l’épopée

8Avec quels yeux lire, ou relire, aujourd’hui La Henriade ? Accueilli par une indéniable vague de succès qui perdurera cours du siècle, le poème n’en a pas moins divisé les contemporains. Comment expliquer cette ambivalence ? On a souvent reproché à l’auteur de s’être introduit par effraction dans un héritage épique déjà constitué, dont il se serait approprié les formules sans vraiment les renouveler. Pareille critique découle d’une compréhension partielle et biaisée du projet voltairien. Voltaire ne se contente pas de revendiquer ou de prolonger le legs des grands auteurs qui l’ont précédé : il tente également de le renouveler de manière plutôt originale, en tenant compte à la fois de l’héritage du classicisme et du nouveau contexte rationalisant né de la Querelle des Anciens et des Modernes. Cette réflexion se cristallise dans l’Essai sur la poésie épique de 1727. Comme les éditeurs le rappellent, Voltaire entend concilier, et réconcilier, les deux camps, dont les passes d’armes connaissent alors un ultime rebondissement avec la Querelle d’Homère. C’est en « moderne » qu’il analyse les qualités spécifiques de chacun des grands poèmes épiques de ses devanciers, en essayant de dégager les enseignements qu’un auteur français du début du XVIIIe siècle peut en retenir. S’il écoute attentivement la leçon du passé, ses principes poétiques découlent moins d’une fidélité aveugle au classicisme que de l’esprit qui appartient à la France de son temps. C’est de lui qu’on partira pour enrichir la nation du chef-d’œuvre épique qui a fait si cruellement défaut aux générations précédentes. Énumérons ces principes : choix d’un sujet moderne et d’un épisode historique plutôt que fictif ; refus du merveilleux au profit de l’allégorie, plus apte à satisfaire l’exigence de vérité des contemporains ; défense du vers et de la rime contre les essais d’épopée en prose, dénués de sublime. S’il faut continuer à charmer les lecteurs au son de l’alexandrin, certains apprêts de l’épopée ne sont toutefois plus de mise pour les modernes, Voltaire le comprend éminemment. Sous la continuité qu’il affiche avec le classicisme, notamment sur le plan de la dispositio et de l’elocutio, il y a aussi rupture, manifestée par la volonté de composer un poème en accord avec une nouvelle phase historique.

9Placer la réflexion poétique à une telle position de surplomb historique peut donner l’impression que Voltaire écrit sur les débris des poètes antérieurs, et que son exercice d’admiration n’est pas sans dresser (involontairement ?) l’acte de décès de l’épopée, désormais refermée sur une histoire close. Bref, La Henriade ferait du genre un objet historique où l’on puise, plus qu’une dynamique poétique. Épopée au second degré, en quelque sorte, agrémentée aux préoccupations du jour. La critique n’est pas sans fondement, tant l’écriture voltairienne se moule délibérément sur ses grands modèles, avec une virtuosité remarquable, et parfois avec une certaine audace – jeux intertextuels que l’édition Classiques Garnier éclaire de manière fine et précise. Mais l’essentiel n’est pas là. La mémoire poétique travaillée par Voltaire vient en appui d’une réécriture de l’histoire qui s’inscrit certes dans la perspective philosophique du siècle naissant, mais qui retrouve aussi ce faisant quelque chose des enjeux propres à l’épopée : dresser l’état des valeurs que les hommes attachent aux actions humaines. Si bien que la Henriade ne propose rien de moins que le remodelage axiologique, à travers sa page la plus sombre, de l’histoire de la France moderne. Sujet délicat entre tous car riche d’enjeux politiques et religieux à l’heure où les institutions monarchiques, libérées de l’ombre écrasante de Louis XIV, s’interrogent sur leur devenir.

10Ainsi, « l’histoire des guerres civiles constitue une époque miroir à travers laquelle comprendre et problématiser la conjoncture politique du présent », à la lumière d’une « philosophie politique » et d’une « vision de l’histoire » propre à Voltaire (« Introduction », p. 52-53). Son univers est celui de l’immanence et de la causalité humaine. Henri IV incarne une figure de roi moderne, au service de sa nation et, plus encore, d’une force civilisatrice dont il a su devenir le héros exemplaire. Ce qui fera affirmer à Condorcet, sur l’autre versant du siècle, que « parmi les tous les poèmes épiques, La Henriade seule a un but moral », « parce qu’elle respire partout la haine de la guerre et du fanatisme, la tolérance et l’amour de l’humanité1 ». Bref, Voltaire contribue ici de manière sans doute décisive à reformuler l’échelle des valeurs de la France moderne, en rompant – sans conflit ouvert – avec l’héroïsme guerrier de l’aristocratie, l’impératif de la raison d’État ou encore la sacralité du dogme catholique. Mais également en redessinant la cartographie temporelle des contemporains : l’histoire n’est plus seulement une page morte ou chaotique ; elle porte en elle une force capable de refaçonner le présent. De fait, à partir du poème de Voltaire, le passé devient lisible selon des critères « philosophiques » qui seront porteurs d’une dynamique sociale et politique. Plus encore : l’épopée se redécouvre œuvre fondatrice d’une conscience collective, qu’elle appelle à se reconnaître dans un nouveau récit national. Si bien qu’a posteriori, La Henriade peut apparaître, au même titre par exemple que les Lettres persanes (1727), comme un texte pionnier de la fiction des Lumières, même si elle ne se réduit pas à cela. Œuvre bifrons par excellence, elle regarde à la fois vers le passé et vers l’avenir. Mais c’est bien le second qui l’aimante irrésistiblement. On n’en lit les vers de Voltaire qu’avec plus de plaisir.