Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Catherine d’ Humières

Littérature pour la jeunesse : par delà les frontières.

Le livre pour enfants, regards critiques offerts à Isabelle Nières-Chevrel, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2006.

1La littérature de jeunesse ne s’est jamais aussi bien portée que ces dernières années. Elle occupe un très large espace éditorial et fait l’objet, depuis à peu près un quart de siècle de nombreuses études et recherches. L’ouvrage présenté ici a été conçu en hommage à Isabelle Nières-Chevrel qui fait partie des précurseurs, de ceux qui se sont penchés très tôt sur les spécificités de cette littérature à qui l’on attribue un statut à part, sur les problèmes de sa traduction, de son adaptation ou de la réception d’œuvres célèbres comme celles de Lewis Carroll, pour n’évoquer que le sujet de sa thèse de doctorat. La liste de ses travaux et publications, placée à la fin de l’ouvrage, témoigne de façon éloquente de plus de trente-cinq ans d’activité de chercheuse infatigable au service de la littérature pour la jeunesse sous tous ses aspects.

2En introduction Cécile Boulaire retrace la gestation de cet ouvrage collectif qu’elle a coordonné et conçu en remerciement à Isabelle Nières-Chevrel pour cette carrière consacrée essentiellement à la littérature pour la jeunesse, traçant un sentier que tant de chercheurs ont suivi à leur tour, soit pour approfondir les sujets déjà envisagés soit pour s’en écarter et s’orienter dans des directions parallèles. Pour éviter l’écueil de l’académisme universitaire, plutôt que de réunir des articles de collègues éminents d’Isabelle Nières-Chevrel, comme l’aurait voulu la tradition, Cécile Boulaire a préféré solliciter des « presque inconnus » : jeunes chercheurs, universitaires venus tardivement à la littérature de jeunesse, ou chercheurs étrangers trop peu connus en France, présentés par des personnalités éminentes dans ce domaine, comme Jean Perrot pour n’en citer qu’un. De la sorte, elle a cherché à « mettre en valeur le passage de relais fécond […] qui permet la constitution de véritables équipes de chercheurs transcendant les générations, les disciplines, les universités et les pays. »

3Deux textes bénéficient d’une place particulière parce qu’ils servent de hors-d’œuvre, d’entrée en littérature de jeunesse comme on entre « en matière ». Le premier est la reprise d’un article d’Isabelle Nières-Chevrel où elle s’attarde sur ce qui a nourri sa réflexion et ses recherches, sur les obstacles rencontrés pour imposer la littérature de jeunesse comme une discipline digne d’être étudiée à l’Université, et sur la façon dont elle s’est formée pour proposer pendant de nombreuses années un cours intéressant et formateur, apprécié par plusieurs générations d’étudiants. Le second texte est écrit par Elmer O’Sullivan qui, d’après Denise von Stockar, partage avec Isabelle Nières-Chevrel « une vision comparatiste de la littérature pour la jeunesse, qui fait porter leur regard, toujours curieux, au delà des frontières de leur propre culture. » Ici, elle dénonce une grande inégalité culturelle et commerciale dans les productions pour la jeunesse, réfute l’existence d’une littérature d’enfance universelle, et remet en cause l’utopie rousseauiste pré-babélienne d’une république universelle de l’enfance.

4Le volume est ensuite divisé en trois parties : la première porte sur la littérature de jeunesse au XIXème siècle, la deuxième sur celle du XXème siècle et la troisième s’intéresse aux productions basées sur l’image. Dans la première partie, Christine Prévost relève ce qui différencie les contes d’Alexandre Dumas de ceux d’Andersen et de Grimm dont il s’est inspiré, pour montrer “comment un écrivain formé d’abord par le théâtre, et donc à la double énonciation propre à la scène, n’oublie pas moins qu’un conteur s’adresse à un double destinataire : l’enfant auditeur ultime et l’adulte médiateur qu’il faut inviter à s’approprier le texte avec plaisir.” Dans l’article suivant, Isabelle Cani s’intéresse à la Comtesse de Ségur pour signaler que ce qui a vieilli dans ses œuvres c’est « l’outillage mental » et non la pensée de la romancière. Elle propose, en conséquence une relecture très moderne de Quel amour d’enfant ! à la lumière du livre de Diane Purper-Ouakil : Enfants tyrans, parents souffrants. Enfin Virginie Douglas relève l’ambiguïté de départ quant au destinataire de The Light Princess de George MacDonald, et met en valeur le polymorphisme dont l’illustration et la traduction ont doté cet ouvrage, jusqu’à en proposer une véritable re-création.

5La partie consacrée à la littérature de jeunesse au XXème siècle commence par un article de Matthieu Letourneux sur les romans en fascicules en vogue entre 1910 et 1940, et plus particulièrement sur ceux de Jean de La Hire, L’As des boy-scouts. Il établit d’une part qu’il s’agit d’un genre extrêmement codé, qui exige en même temps une grande inventivité de la part de l’auteur pour maintenir l’intérêt des lecteurs, et d’autre part que l’intrigue est basée sur une certaine idéologie, et privilégie des valeurs martiales et l’euphémisation de la violence. Dans l’article suivant, Mathilde Lévêque présente trois allemandes, écrivains pour la jeunesse dans les années trente : Erika Mann, Liza Tetzner et Ruth Rewald, qui, d’après elle, illustrent bien le fait qu’à cette époque-là la littérature de jeunesse qui ne correspondait pas à l’idéologie nazie était “une littérature en exil, une littérature de résistance, une littérature cachée.” Ensuite, Esther Laso y León, en étudiant le cas des adaptations du Don Quichotte et des réécritures parodiques et subversives : Cyber Pan et Cochon-Neige, expose la diversité des formes et des interprétations qui président aux réécritures dans la littérature de jeunesse contemporaine. Dans l’article suivant, Vincent Ferré évoque l’œuvre de Tolkien en insistant sur le fait que l’auteur a toujours refusé d’assimiler jeunesse et contes, et il sépare, sur cette base, ce qui s’adresse davantage à un public jeune et ce qui vise plutôt un public adulte. Puis Isabel Vila Maior développe les thèmes abordés par Alice Vieira dans ses livres pour enfants et souligne son influence sur la littérature de jeunesse à partir de l’avènement de la démocratie au Portugal. Enfin Daniel Delbrassine démontre comment les “stratégies de séduction du lecteur dans le roman contemporain adressé aux adolescents” reposent essentiellement sur une tension particulière due à une focalisation interne très psychologique, et sur une étroite correspondance entre l’identité du narrateur et celle du narrateur-héros.

6La troisième partie est consacrée aux ouvrages qui privilégient l’illustration. Dans le premier article, Verity Hunt décrit les “livres à système” de la fin du XIXème siècle, qui cherchaient à allier la lecture, la technologie et la magie, et affichaient la nécessité d’un médiateur pour contrôler efficacement la technique et en tirer le merveilleux attendu. Katherine Capshaw Smith met ensuite en relief l’utilisation de la photographie comme illustration de livre pour enfants dans l’optique d’une revendication de la reconnaissance de la place des Noirs dans la culture des États-Unis, et, dans l’article suivant, Manon Richer évoque la censure opérée par les bibliothécaires ou les éditeurs canadiens d’albums jugés trop provocateurs par les parents ou les enseignants. Sophie Van der Linden, quant à elle, propose un parcours à travers les albums sans texte qui n’ont commencé à connaître un véritable engouement qu’à partir des années quatre-vingt-dix, et Nelly Chabrol Gagne insiste sur l’importance de savoir lire aussi le non-dit, le suggéré, l’ellipse « le blanc du texte ». Marie-Pierre Litaudon propose ensuite une analyse de l’album Les Cubes de Béatrice Poncelet et de ses lectures plurielles. Enfin, Mela Kocher compare l’imaginaire à l’œuvre dans les jeux de rôles français et japonais, expressions de conceptions ludiques fort différentes parce qu’ancrées dans la réalité de chaque société. D’après elle, au Japon, « le jeu vaut comme espace d’égalité et de libération par rapport à une vie quotidienne régulée », alors qu’en Occident, il « propage, au contraire, un bizarre prolongement de la réalité. »

7Cet ouvrage est fort intéressant par son ouverture « en étoile » : tout en restant focalisé sur les productions pour la jeunesse, il lance des pistes vers des directions bien différentes. La variété des thèmes évoqués reflète non seulement les options de leurs auteurs mais suggère également que cette littérature renvoie l’image de la société où elle s’épanouit et qu’elle en exprime les valeurs et les enjeux.