Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mai 2023 (volume 24, numéro 5)
titre article
Cyril Barde

L’invention d’un regard : le japonisme

The invention of a gaze : Japonism
Sophie Basch, Le Japonisme, un art français, Dijon : Les presses du réel, 2023, 560 p. (246 ill.), EAN 9782378963095.

« Tout le Japon est une pure invention » (Oscar Wilde)

1Le titre de l’ouvrage, un brin provocateur, annonce d’emblée la thèse que Sophie Basch entend défendre dans ce livre-somme, qui comble assurément une lacune de l’histoire du regard et du goût à la fin du xixe siècle. Le japonisme y est d’emblée envisagé comme une sensibilité, un courant à la confluence de l’histoire de l’art, de la littérature et des mentalités de la France des années 1850 jusqu’aux années 1930. En cela, le japonisme ne doit pas être confondu avec un énième avatar de l’orientalisme ni même avec la science de l’art du Japon. Le japonisme se distingue en effet des toiles et bibelots qui ne seraient que des pastiches de l’art japonais, ces « japoniaiseries » dont se moquait Champfleury. En d’autres termes, le japonisme n’est pas un thème mais un style, un « changement de paradigme inscrit dans une réaction contre l’académisme » (p. 68), une manière de voir qui renouvelle et régénère l’art occidental dans la seconde moitié du xixe siècle. Ce phénomène aux multiples facettes ne peut, selon S. Basch, être compris selon la logique mécaniste de l’influence. À rebours d’une causalité positiviste, qui présuppose la passivité de l’influencé, l’autrice considère le japonisme comme un « levier épistémologique » (p. 20) qui révèle, confirme et stimule des innovations et révolutions esthétiques qui le précèdent et l’accompagnent. L’ouverture de l’empire japonais au monde en 1854 ne peut ainsi suffire à expliquer l’extraordinaire engouement pour l’art japonais et son rôle décisif dans la modernité artistique française et occidentale. Bien plus qu’une influence, le japonisme est l’« une des traductions majeures de l’aspiration au changement » (p. 20), l’autre nom d’une rébellion contre l’académisme et des conventions artistiques sclérosées. À rebours d’une étude de réception positiviste, S. Basch oppose une logique de l’innutrition, plus à même de rendre compte du véritable processus que désigne le terme « japonisme ». À l’étude des sources directes et aux influences explicites, l’autrice préfère donc un parcours à sauts et à gambades, une circulation plus rhizomatique dans la galaxie japoniste où se croisent peintres, écrivains, critiques d’art, amateurs, marchands et collectionneurs, sans pour autant perdre le fil chronologique qui permet de scander les grands moments de cette histoire du japonisme.

2Le japonisme est donc une invention française, qui en dit moins sur le Japon que sur une modernité en quête d’elle-même. Il regroupe « “l’art japonais”, distinct de l’art du Japon en général, admiré, collectionné ou utilisé par les artistes, et les œuvres qui, par ce contact répondant à une nécessité antérieure, ont contribué à la transformation du langage pictural » (p. 8). L’« art japonais » dont il s’agit mérite en effet ses guillemets puisqu’il est lui-même le fruit d’une construction et d’une opération de sélection des amateurs et des collectionneurs qui retiennent les œuvres et les formes congruentes avec leurs propres aspirations esthétiques. Autrement dit, le japonisme est un horizon d’attente. On ne s’étonnera pas dès lors que les estampes (ukiyo-e : « images du monde flottant ») qui firent les délices du japonisme, images populaires et colorées, entrent en résonance avec le goût de Baudelaire et Rimbaud pour les images d’Épinal ou les recherches de Chevreul qui publie en 1864 un traité intitulé Des couleurs et de leurs applications aux arts industriels, à l’aide des cercles chromatiques. Plus largement, « l’art japonais » devient le catalyseur d’un art pictural qui, de Barbizon aux nabis en passant par l’impressionnisme, cherche à se renouveler en s’affranchissant de la perspective, en explorant le décadrage et la dissymétrie, de nouveaux jeux d’échelle, la synthèse et la simplification des formes. Il nourrit également la réflexion de l’époque sur la porosité des arts majeurs et des arts mineurs, la contestation de prévalence des Beaux-Arts sur les arts industriels et la recherche d’un art social qui réconcilierait le beau et l’utile.

3Cette acclimatation du Japon au contexte et aux enjeux français donne lieu à un tout un jeu de références vertigineux et passionnant qui multiplie les analogies entre Grèce et Japon. Faire du Japon une Attique de l’extrême-Orient présente l’avantage, explique S. Basch, de légitimer, par la référence antique, la révolution de l’optique qu’opère le japonisme selon les mots d’Edmond de Goncourt1. La plasticité de ces références et de ces équivalences permet tantôt d’exalter la recherche de mesure et de perfection toute classique de l’art japonais, tantôt de célébrer la vivacité des netsukés, figurines d’ivoire représentant des gens du peuple et des scènes de rue en les rapprochant des Tanagras qui font alors fureur dans toute l’Europe. Qu’ils convoquent l’image d’une Grèce classique, blanche et hiératique ou celle d’une Grèce plus bigarrée, intime et humaine, ces rapprochements annexent l’art japonais à la tradition française et européenne. Le geste japoniste, comme le souligne l’autrice, relève ainsi en grande partie d’une construction discursive qui revitalise par là même un modèle grec en pleine mutation et l’enrôle paradoxalement au service d’une contestation de l’académisme.

À la lumière de l’est : réverbérations japonistes sur une fin de siècle

4S. Basch propose de resituer et de réévaluer plusieurs phénomènes esthétiques marquants de la fin du xixe siècle à l’aune du japonisme. Tout un chapitre de l’ouvrage, consacré à « l’invention d’Hokusai » (p. 109-172), analyse en détail la manière dont le japonisme constitue ses figures légendaires, élit ses images et ses formes de prédilection. Ce passage est très représentatif de la démarche de Sophie Basch qui articule une érudition méticuleuse à des mises en perspective percutantes et des thèses stimulantes. Si l’autrice mène une enquête minutieuse qui lui permet de situer précisément la découverte des estampes japonaises en 1856, elle montre également que l’esthétique d’Hokusaï « répond pleinement aux attentes de la modernité selon Baudelaire » (p. 137) dont la médiation est décisive pour toute la fin du siècle. La vogue Hokusaï, véritable figure tutélaire du japonisme fin-de-siècle, est aussi celle de sa célèbre vague dont Sophie Basch explore les échos sérieux ou parodiques jusqu’à un dessin d’Auguste Roubille paru dans « Le Rire » le 22 août 1903 en passant par Debussy, les poèmes de Jean Richepin et les essais des frères Goncourt. Le livre circule toujours avec une grande maestria entre les références et les formes d’art, dans un parcours souple propre à restituer la richesse et la complexité des circulations et des réseaux de sociabilité. Si un compte rendu ne peut donner qu’un aperçu modeste de ce parcours d’une densité impressionnante, on peut néanmoins mentionner, par exemple, les belles pages consacrées à la série de lithographies de Henri Rivière intitulée Les Trente-six Vues de la tour Eiffel (1888-1902), symptomatiques de l’effet du japonisme, où, selon les mots du critique Gustave Geffroy, « la tour Eiffel devient une sorte de Fusiyama du paysage parisien » (cité p. 120). Notons aussi l’étude des monotypes de paysages de Degas, pastels vaporeux que les commentateurs de l’époque ont immédiatement rapproché de l’art japonais. Sophie Basch révèle également au lecteur un texte méconnu d’Ernest Chesneau qui inaugure cette analogie entre les toiles de Degas et l’estampe japonaise à propos des Deux sœurs, exposé au Salon de 1867.

5De l’école de Barbizon aux affiches de Chéret en passant par l’impressionnisme et Loïe Fuller, S. Basch montre comment le Japon s’immisce dans la conception et la réception des images du second xixe siècle. Non seulement le Japon conforte et confirme les recherches des artistes désireux de s’émanciper des carcans de l’académisme, mais les discours des artistes, écrivains et critiques d’art ne cessent de convoquer la référence japoniste pour inscrire sous ses auspices les diverses manifestations de la modernité. Ainsi les personnages féminins d’Hokusai sont-ils tantôt comparés par Ernest Chesneau à la figure de Pierrot, tantôt rapprochés par Champfleury des sculptures maniéristes de Germain Pilon. Le japonisme, à lire S. Basch, devient alors un topos critique ou du moins, une catégorie d’un discours critique qui réévalue à sa lumière toute une partie de l’histoire passée et présente de l’art occidental. L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage s’emploie à démêler les relations complexes entre japonisme et Art nouveau en réfutant vigoureusement une tradition critique qui considère le premier comme l’une des influences séminales du second. À rebours de cette doxa, S. Basch montre, en s’appuyant sur une documentation abondante, que l’Art nouveau signe moins l’aboutissement que la défaite du japonisme. Si Siegfried Bing, grand marchand d’art japonais, abandonne ses premières amours pour ouvrir le pavillon de l’Art Nouveau en décembre 1895, c’est parce qu’il perçoit et anticipe le déclin du japonisme. Entre les deux phénomènes artistiques, il faut donc moins voir une affinité qu’une divergence. Là où le japonisme est un moyen de réactiver la référence à la Grèce antique, les racines de l’Art nouveau puisent plutôt dans les traditions vernaculaires et un moyen-âge gothique idéalisé. Lorsque le japonisme retrouve une certaine faveur, c’est comme antidote à l’Art nouveau et à l’excès ornemental. On saura gré à ce livre, qui en contient finalement plusieurs, de proposer également une relecture de l’Art nouveau considéré avant tout comme une quête de l’origine qui ne se nourrit du japonisme qu’en tant qu’il est lui-même rattaché à la tradition médiévale, à la valorisation de l’artisanat national et des savoir-faire ancestraux.

Une histoire de la galaxie japoniste

6Le troisième mérite de cet ouvrage touffu est de proposer une cartographie très informée et très fine de la galaxie japoniste en restituant les interactions entre mondes artistique, littéraire et savant. Sophie Basch rectifie là encore certaines tendances historiographiques qui, outre-Atlantique, ont tenté d’isoler le japonisme de son cotexte littéraire, dénaturant par là même un courant qui se déploie dans les revues où se côtoient artistes et écrivains et ne se comprend que dans la saisie des relations multiples entre les amateurs, les collectionneurs (par exemple, les Goncourt, Charles Guillot), les marchands d’art (Siegfried Bing et Tadamasa Hayashi), les historiens et critiques d’art (Louis Gonse, Georges Duthuit ou encore Louis Edmond Duranty), sans oublier les figures cardinales qui se situent au croisement de toutes ces sphères, telles que Philippe Burty, grand collectionneur et historien d’art japonais qui invente le mot « japonisme » en 1872. Si la plupart des astres de la galaxie sont bien connus, Sophie Basch attire notre attention sur certaines conjonctions étonnantes et parfois éclipsées. Le japonisme est par exemple envisagé dans ses connotations et ses collusions politiques, comme un aspect esthétique du « moment républicain ». Le japonisme est admiré par Clémenceau et Thiers, qui jouèrent tous deux un rôle majeur dans la constitution des collections d’art d’extrême-Orient du musée du Louvre. Le japonisme est également promu dès la fin des années 1860 par la Société du Jing-Lar, petit cercle d’artistes et critiques d’art républicains très hostiles à l’Empire, dont l’esprit potache annonce l’humour du Chat Noir. Le courant japoniste ne peut donc pas être détaché d’un mouvement réformateur et démocratique qui souhaite, à travers les publications et les expositions, mettre les connaissances scientifiques et artistiques à la portée du plus grand nombre.

7À cet enchevêtrement d’espaces et de sphères qui structure ce que S. Basch appelle « la planète japoniste », il faut ajouter une chronologie éclairante qui guide la composition de l’ouvrage et accompagne le lecteur dans le labyrinthe des réseaux, des références et des échanges. L’autrice scande ainsi les grands moments du japonisme, de son émergence dans le Paris des années 1850-1860 jusqu’à son procès amorcé dès l’année 1895 et poursuivi dans la première décennie du xxe siècle. Victime des attaques contre le cosmopolitisme après le Salon d’automne de 1905, affaibli par le retour à l’ordre classique et la dispersion des grandes collections privées dans l’entre-deux guerres, le japonisme perd progressivement le caractère subversif qui avait motivé son irruption sur la scène artistique au milieu du xixe siècle et devient, sous la plume des critiques du Salon de 1905, le sage compagnon de route d’un symbolisme lui-même en crise et désormais dépassé par le fauvisme.

8C’est donc un voyage dans l’espace-temps si particulier du japonisme que nous propose magistralement Sophie Basch, agrémenté d’une riche et magnifique iconographie qui embarque le lecteur sur ces mondes flottants, propices à la rêverie autant qu’à la réflexion.