Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Mélanie Leroy-Terquem

Le romantisme au creuset de la modernité

Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris / Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006, 236 p.

1Les poètes romantiques ne sont aujourd’hui plus guère lus, enfermés dans le carcan obsolète que les manuels de littérature et les anthologies ont progressivement refermé sur eux depuis la fin du xixe siècle – carcan contre lequel les surréalistes s’insurgeaient déjà en affirmant que « l’histoire du romantisme, telle qu’elle s’enseigne, est à refaire de fond en comble »1. C’est précisément cette « lecture rétrospective qui nous aveugle sur le véritable dynamisme que [ces poètes] ont imprimé à la poésie en marche vers la modernité » (p. 23) que Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand s’attachent à corriger dans La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, qui propose de relire le romantisme en le recadrant et en faisant « valoir ses droits à la modernité, la modernité poétique dont il a été intrinsèquement porteur autant que celle qu’il a rendue possible » (p. 10). Ce recadrage prend place dans une réflexion plus large sur la modernité poétique exposée à travers un diptyque formé d’une part par le présent ouvrage et d’autre part par Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, des mêmes auteurs, qui paraît simultanément en poche aux éditions du Seuil.

2S’il est usuel de classer Baudelaire et Apollinaire parmi les poètes de la modernité, il est plus surprenant d’y ranger les poètes romantiques, et le titre même de l’ouvrage de Bertrand et Durand se donne à lire comme une alliance de mots, reconnue comme telle dans les premières pages : « il y a une manière de coup de force à étendre la modernité en amont des Fleurs du mal et, en l’occurrence, jusqu’à Lamartine » (p. 9). Coup de force, donc, à instituer le romantisme comme point de départ d’une modernité dont l’œuvre baudelairienne constitue d’ordinaire l’acte de naissance. Tour de force, également, dans l’association de deux termes – modernité et romantisme – qui enveloppent maints paradoxes2 et dont la caractéristique première est de résister à toute définition univoque, de glisser entre les doigts de qui tente de s’en emparer fermement.

3Modernité : le terme est utilisé pour la première fois en 1863 par Baudelaire qui le fixe en une formulation aussi fulgurante qu’absconse : « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable »3. Ainsi définie, la notion plonge dans un embarras assumé par les auteurs qui notent, dans le second volet de leur diptyque, que « la modernité en poésie est de ces évidences qui aveuglent : chacun croit deviner ce qu’elle recouvre, en l’associant à Baudelaire, puis à ses descendants symbolistes, et pourtant, dès qu’on entend la définir et la cerner historiquement, les perplexités se multiplient » (Les Poètes de la modernité, p. 7). Il en va de même avec le terme de Romantisme, dont Valéry disait qu’« il faudrait, pour s’essayer à le définir, avoir perdu tout sentiment de la rigueur »4. Le pari – réussi à de nombreux égards – de La Modernité romantique est de faire jaillir, de la confrontation de ces deux masses obscures que sont modernité et romantisme, une clarté nouvelle.

4L’introduction, placée sous le signe des « Révolutions » tant historiques que culturelles, relève ainsi le défi de la définition du romantisme en fondant sa réflexion sur trois axes majeurs, concept, combat, crise, triple c qui met en valeur le principe de rupture à l’œuvre tant dans le romantisme que dans la modernité. Concept, le romantisme marque le passage de la représentation à l’expression, à l’expérience du moi et du langage ; combat, il s’impose contre l’ordre établi, qu’il soit artistique, idéologique ou politique ; crise, il vient bouleverser « le fonctionnement même de la communication littéraire dans son ensemble » (p. 21) et de la poésie en particulier, à la fois lieu de renaissance et de rupture. La rupture est donc analysée aussi bien dans ses composantes esthétiques et historiques que philosophiques et socio-économiques, Bertrand et Durand considérant que le romantisme doit être abordé comme un phénomène pluriel et en prise sur les bouleversements politiques, sociaux et techniques de son époque.

5Les auteurs de La Modernité romantique convoquent pour cela différents outils méthodologiques appartenant à l’histoire culturelle, à la sociologie de la littérature ou à la stylistique, et opèrent une synthèse des nombreux regards qui ont été portés sur leur objet, depuis Albert Thibaudet jusqu’à Jacques Rancière, en passant par Paul Bénichou, Jean-Pierre Richard, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Envisagé non plus comme l’émergence d’une sensibilité littéraire ou d’un tempérament esthétique caractérisables par un certain nombre de traits supposés romantiques, mais comme un « système global » qui révèle une « conception nouvelle de l’activité littéraire » (p. 13) et qui joue le rôle de « plaque tournante de la modernité naissante » (p. 14), le romantisme, « vague qui déferle sur près de trente années, de 1820 à 1850, au sommet ou dans le creux de laquelle se retrouvent de grandes et de petites voix » (p. 25) peut désormais faire retentir un son plus audible aux oreilles contemporaines. Telle est l’ambition des six chapitres qui analysent ces figures majeures et mineures de la poésie romantique que sont Lamartine et Sainte-Beuve, Vigny, Hugo, les « petits romantiques », Musset et Nerval, – tandis que Gautier, que l’on aurait pu attendre ici, est, en sa qualité de théoricien et praticien de l’art pour l’art, associé dans le second volet du diptyque aux « poètes de la modernité ».

6Outre la limpidité de la synthèse qu’il propose du romantisme, le grand mérite de l’ouvrage réside dans l’art avec lequel il se fait l’écho de voix que l’on peine à entendre, de textes qui ne sont plus lus ou qui le sont peu ou mal – leurs auteurs étant entachés de vices divers qui en brouillent la lecture : Lamartine et Vigny, trop passés de mode ; Sainte-Beuve, trop sauvagement assassiné par Proust ; Musset, trop léger ; Nerval, trop hermétique ; les « petits romantiques », trop petits ; Hugo, trop hugolien… Chaque chapitre étudie ces idées reçues et les confronte à la lettre des textes, pour les mettre à mal ou les faire jouer. C’est sans doute la raison pour laquelle les chapitres les plus éclairants sont aussi les plus longs, qui prennent le temps de donner à lire ces chants romantiques oubliés, tels ceux sur Hugo5 et sur Vigny qui constituent le cœur de l’ouvrage.

7L’étude sur Vigny, présentée dans le second chapitre, est à ce titre exemplaire. L’œuvre poétique vignyenne, réduite au seul recueil des Poèmes antiques et modernes auquel se grefferont, à titre posthume, les onze poèmes des Destinées, est mince et ne fait guère le poids devant Chatterton, pièce de théâtre instituée comme l’étendard de la misère romantique, ou devant Cinq-Mars, récit scottien à la française qui propose une refonte du roman historique6. Prenant la partialité de la postérité à rebours, Bertrand et Durand démontrent que, si Vigny a raté le virage moderne en orientant la seconde partie de sa carrière poétique dans la voie du poème philosophique, il n’en a pas moins jeté « les bases d’une poétique moderniste » (p. 105). C’est ce que développe notamment la belle analyse de « Paris », dernier des Poèmes antiques et modernes, dont la modernité réside moins dans la mise en valeur de ce qui sera appelé à devenir la « capitale du XIXe siècle » que dans l’élaboration d’une énonciation poétique qui établit la ville à la fois comme objet du texte et comme figure de l’engendrement du texte, forgeant ainsi « un langage en résonance avec l’époque » (p. 87).

8Le plan de l’énonciation, qui bénéficie d’une attention soutenue dans tous les chapitres, constitue ainsi le véritable fil rouge de La Modernité poétique. Car « la modernité du romantisme, en définitive, est peut-être bien d’avoir su conjoindre personnalisation du je et extension de cette subjectivité personnelle à l’échelle d’une “subjectivité absolue” » (p. 233). C’est sur cet ultime paradoxe que se clôt un ouvrage tout entier porté par une pensée qui se nourrit de l’exploration de contradictions sans jamais chercher à en réduire la riche complexité.