Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Julie Gaudreault

Réseaux littéraires

Daphné de Marneffe et Benoît Denis (éd.), Les réseaux littéraires, Bruxelles, Le Cri / CIEL, 2006, 300 p.

1Réseau (amical, professionnel, social) : un mot passe-partout aux connotations multiples, une notion fonctionnelle pour certaines disciplines en sciences humaines, notamment l’économie ; mais pour quel usage, exactement, en matière de littérature ? Voilà la question qui oriente les contributions de ce recueil tenant lieu de bilan ou, à tout le moins, s’offrant comme un outil pour pouvoir réfléchir, d’une part, à la valeur théorique de la notion de réseau en sociologie de la littérature et, d’autre part, aux possibilités de l’appliquer à l’étude sociologique de l’espace littéraire.

2On le constate dans plusieurs des contributions qui composent ce recueil : interroger la pertinence théorique de la notion de réseau en sociologie de la littérature nécessite qu’on la mesure à la théorie de Pierre Bourdieu. Paul Aron et Benoît Denis, qui présentent cet ouvrage, affirment que la notion de réseau permettrait de décrire adéquatement les modes de sociabilité en cours à l’intérieur d’une « institution faible », comme la belge, par exemple, qui demeure chez Bourdieu un sous-champ de la littérature française. Dans cette perspective, l’outil que constitue la notion de réseau rencontrerait son objet de prédilection, l’institution faible, afin « de mettre au jour des modes de fonctionnement ou d’organisation qu’un champ fortement autonomisé tend à masquer » (Aron et Denis, 2006 : 10). La notion d’« institution faible » remplacerait celle de « sous-champ » et désignerait la relation d’interdépendance qu’y entretiennent l’espace littéraire et l’espace social – relation naturelle compte tenu de l’histoire politique et sociale de la Belgique. L’étude des réseaux littéraires permettrait selon eux de saisir la réalité des modes de fonctionnement de l’institution faible, parfois flous, disparates, temporaires, périphériques ou encore marginaux par rapport au champ littéraire français. Si elle n’explique pas les causes et les effets de l’acquisition d’un capital symbolique, la description des réseaux littéraires permettrait de déterminer le « capital relationnel […] d’un agent, [à savoir sa capacité à] utiliser ses liens (d’amitié, de connivence, de proximité idéologique, etc.) en vue de produire certains effets » (Aron et Denis, 2006 : 16) – le capital symbolique demeurant seul à l’origine de la reconnaissance de l’institution littéraire. Le pari des présentateurs de ce livre est donc le suivant : la notion de réseau devrait rendre possible l’intelligibilité positive (formalisée) et non péjorative (non par une pensée du « manque », caractérisée par l’emploi d’un terme comme celui de « sous-champ ») du fonctionnement d’un espace littéraire minoritaire. Ce faisant, l’analyse des réseaux respecterait les catégories concernant la valeur esthétique de la littérature : si le champ politique participe indirectement aux activités qui ont cours dans l’institution faible de la littérature belge, par exemple, l’analyse des réseaux doit pouvoir décrire comment et pourquoi, sans enlever aux agents le statut qu’on leur reconnaît au sein de l’institution littéraire française, mais également sans attribuer à certains agents externes un statut autre que celui qui est le leur (politique ou religieux, par exemple).

3Parmi les contributions qui discutent la valeur théorique de la notion de réseau en sociologie de la littérature, dans la première partie du recueil, « Approches théoriques et méthodologiques », arrêtons-nous à celles de Frédéric Claisse et de Gisèle Sapiro. En répertoriant les principales recherches qui ont institué l’analyse structurale des réseaux en sociologie et en déclinant ses principales composantes, le premier insiste sur le niveau de formalisation des faits de société que permettrait cette approche. L’analyse structurale des réseaux serait davantage qu’un outil en sociologie de la littérature : sans être parfaitement légitimée, elle posséderait les caractéristiques d’un paradigme scientifique. Expliquer le fonctionnement du monde littéraire et les comportements de ses agents à partir de cette approche reviendrait à relativiser l’influence de la structure du champ sur ceux-ci et présupposerait que les agents agissent individuellement et rationnellement en fonction de la nature et de l’organisation non formelle des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Selon Frédéric Claisse, l’étude de groupes restreints (écoles, groupes, revues) se prêterait bien à l’analyse structurale de réseau et permettrait d’expliquer efficacement des phénomènes « d’hétéronomisation du champ » (Claisse, 2006 : 39). Sa contribution cherche somme toute à affranchir la notion de réseau de la théorie de Bourdieu et à la faire adopter en tant que théorie de l’espace social.

4Gisèle Sapiro, au contraire, pense que la théorie des champs et l’analyse des réseaux ne s’opposent pas ; selon elle, la notion de réseau serait employée à meilleur escient en tant que méthode « pour explorer le champ littéraire » (Sapiro, 2006 : 46). Elle rappelle que la théorie de Bourdieu empêche de réduire les rapports sociaux entre les individus à leurs interactions effectives ou aux relations interpersonnelles qu’ils développent. Au contraire, elle étudie les rapports sociaux en cherchant à les objectiver, selon le principe qui veut que « les individus se définissent les uns par rapport aux autres indépendamment des relations effectives entre eux (qui peuvent bien sûr exister ou se concrétiser à un moment donné, mais qui peuvent aussi masquer les relations objectives […]) » (Sapiro, 2006 : 47). Ce principe fondamental de la théorie des champs n’empêche cependant pas Sapiro de proposer que la notion de réseau en sociologie de la littérature pourrait servir, par exemple, à modéliser les relations effectives qui existent entre les individus à l’intérieur d’un champ ou d’une institution – non pas à partir d’interactions, mais à partir des prises de position des agents eux-mêmes, facteur que la théorie des champs ne considère pas d’emblée. Elle propose enfin huit conditions pour l’utilisation de la notion de réseau en sociologie de la littérature. Toutes démontrent un souci de documenter la position du réseau analysé au sein du champ littéraire : l’analyse des réseaux en sociologie de la littérature permettrait donc de quantifier le champ littéraire.

5Anna Boschetti, en prenant exemple sur l’étude des revues, abonde dans le même sens : pour comprendre les effets de réseaux, on devrait tenir compte de la structure du champ littéraire, c’est-à-dire de la position qu’y occupe le réseau qui y évolue. Jean-Marie Klinkenberg, pour sa part, émet le même type de réserve à l’égard de la puissance descriptive de l’analyse réticulaire : un même réseau pourrait causer différents impacts sur des trajectoires individuelles distinctes. C’est pourquoi la connaissance objective d’une trajectoire, au sein du champ, aiderait à mieux comprendre les effets de réseaux. Björn-Olav Dozo et Bibiane Fréché, dans un article commun moins circonspect que les précédents, décrivent dans le menu détail la conception d’une banque de données visant à cartographier l’espace littéraire belge francophone.

6Les « Études de cas » qui composent la seconde (et la plus volumineuse) partie du recueil éprouvent pour la plupart l’efficacité heuristique de l’analyse réticulaire. Fanny Népote-Desmarres démontre l’implication des réseaux toulousains dans la composition de la mondanité parisienne au milieu du XVIIe siècle et, par là, dans la rénovation idéologique et la constitution d’un État moderne. Examiner les réseaux effectifs d’individus permettrait, dans ce cas, de nuancer la lecture habituelle des données historiques. Alain Vaillant utilise pour sa part la notion de réseau selon sa définition personnelle pour expliquer l’apparition de certains groupes littéraires du 19e siècle, notamment de la bohème, que des écrivains auraient formé afin de se prémunir des effets de l’industrialisation des communications. Ces réseaux auraient alors permis aux écrivains de restaurer la « valeur communicationnelle de la littérature » (Vaillant, 2006 : 129) et, ultimement, de développer leurs poétiques. Christian Berg, dans ce même ordre d’idées, expose comment la collaboration éditoriale et stratégique d’écrivains belges et parisiens a pour conséquence la formation d’une communauté partageant un seul thème et une même esthétique autour de la figure de la prostituée. Dans une tout autre perspective, Gérald Purnelle et Björn-Olav Dozo donnent une description d’un projet de mathématisation des réseaux littéraires belges francophones qui devrait, selon eux, produire des statistiques permettant de mieux interpréter les données croisées (dans ce cas, de différentes revues) : difficile de dire ce qu’une telle entreprise peut apporter aux études littéraires. L’étude exhaustive d’un ensemble de réseaux est un écueil que Cécile Vanderpelen-Diagre identifie d’emblée, car cela « rend difficile l’appréciation des récurrences comportementales » (Vanderpelen-Diagre, 2006 : 176). Elle étudie donc un réseau d’écrivains catholiques dont l’identité repose sur la religion commune. Leur lien identitaire n’est cependant pas univoque : écrivains, ils font partie d’un groupe relativement restreint aux préoccupations spécifiques et, catholiques, ils s’inscrivent par ailleurs dans un réseau belge plus vaste incluant l’institution politique. Maria Chiara Gnocchi relate dans son article la création du « réseau de Rieder », un groupe de librairie, à l’origine (1913), qui fonde la revue Europe en 1923 pour consolider les relations établies auparavant. Les choix éditoriaux de la revue créent une dynamique qui fait de ce réseau le point de rencontre de plusieurs autres. Une première dans ce livre : l’auteure pose la question de la fonction des textes publiés dans la constitution et dans le succès du réseau. Les textes entretiendraient, suggère-t-elle, un « fonds commun de références » (Gnocchi, 2006 : 198). La contribution de Michel Lacroix, probante dans la démonstration de l’efficacité de la notion de réseau lorsqu’elle est employée sur fond de sociologie des champs littéraires, décrit les relations effectives et pourtant improbables qui se sont développées et perpétuées entre des littéraires que tout séparait, le romancier régionaliste canadien-français Léo-Paul Desrosiers et l’éditeur Gaston Gallimard. Michel Fincœur offre un article plus descriptif que le précédent pour exposer le caractère tentaculaire du « réseau rexiste » belge, collaborationniste, dans le monde éditorial sous l’Occupation allemande. Il montre comment ce réseau s’édifie pour ensuite se déliter, puis comment certains des éditeurs qui y sont associés arrivent à se maintenir dans le champ littéraire après la guerre. Enfin, Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer analysent l’apparition de la « nouvelle génération romancière » française et identifient une nouvelle forme d’émergence, qui « épouse les mécanismes mêmes de l’économie néolibérale, centrée sur les effets de communication » (Bertrand et Glinoer, 2006 : 260). Ces écrivains participeraient d’un réseau aux racines médiatiques pour recevoir rapidement la reconnaissance de l’institution littéraire : du capital symbolique en échange d’un battage publicitaire.

7Dans sa conclusion, Alain Viala résume et départage : l’étude des réseaux en littérature n’aurait de légitimité que si elle demeure un moyen ou un outil, non une fin. Il considère que « l’observation des réseaux peut jouer un rôle utile et considérable dans la mise en contexte des faits et des œuvres littéraires » (Viala, 2006 : 266-267). Le terme « réseau » sied si bien à différentes structures sociales (à l’échelle personnelle, institutionnelle, nationale) et non point uniquement littéraires qu’il serait impératif de l’employer avec circonspection – d’ailleurs, tout groupe ou toute école n’a pas nécessairement fonctionné en réseau, n’a pas systématiquement existé de manière à favoriser la circulation de quelque chose (amitié, idéologie, esthétique, etc.). L’approche des réseaux littéraires devrait ainsi reposer sur l’auteur et chercher à problématiser cette notion, de même que celle de texte et de public – car certains textes existent sans auteur déterminé et des agents, sans être écrivains, occupent parfois des positions significatives dans le champ littéraire. Selon Alain Viala, c’est notamment en fonction des commentaires recueillis dans son réseau – son premier public – qu’un auteur récrit et retravaille un texte et que, progressivement, ce dernier prend la forme qu’il présente lorsqu’il est publié : « c’est alors non seulement sa communication qui est affectée, mais sa teneur et sa forme mêmes » (Viala, 2006 : 272). Cette préoccupation pour l’éthos, le discours et les formes de l’écrit publié affleure à peine dans ce livre ; la conclusion d’Alain Viala relance donc l’ensemble des contributions et parvient à décloisonner la notion de réseau en la situant dans une perspective littéraire, autre que typiquement sociologique. Les études portant sur les revues littéraires, tout particulièrement, gagneraient à déplacer l’objet de leur intérêt du contexte vers le contenu. Étudier les relations entre les textes qui sont publiés en revue au même titre que (et en regard de) la dynamique des groupes ou réseaux de revuistes enrichirait très probablement notre conception de ce mode d’édition et de sociabilité littéraires.