Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mai 2023 (volume 24, numéro 5)
titre article
Lucile Combreau

Mettre en mots et en regards les esclavages, interroger les anti-esclavagismes

Cécile Coquet-Mokoko, Élisabeth Gavoille, Jean-Jacques Tatin-Gourier et Mónica Zapata, Esclavages et antiesclavagismes. Réalités, discours, représentations, Paris : Éditions Kimé, 2021, 241 p., EAN : 9782380720372.

1Publié trois ans après le colloque éponyme « Esclavages et antiesclavagismes » organisé à l’université de Tours, cet ouvrage collectif envisage l’étude des discours et des représentations de l’esclavage, depuis l’Antiquité romaine jusqu’à nos jours, dans une perspective interdisciplinaire. Les quinze contributions sont réparties en quatre chapitres qui ont l’intérêt de proposer une perspective à la fois chronologique, spatiale et thématique dont il convient de souligner non seulement la finesse et la pertinence des articulations, mais aussi l'importance des enjeux que ces chapitres soulèvent chacun ou ensemble. L’avant-propos revient sur l’apport des interventions qui n’ont pas fait l’objet de contributions dans l’ouvrage : la contribution « Esclavage pour dettes et paternalisme en Amazonie » de Florent Kohler, celle de Françoise Mingot-Tauran « Cinq-cents ans d’esclavage tsigane en Roumanie », mais aussi la projection du film Like Dolls, I’ll Rise de Philippe Nora (2018) et le débat animé par Louis-Georges Tin sur la question des réparations en France. La présentation d’Élisabeth Gavoille introduit le volume par une définition de l’esclavage comme « institution monstrueuse et sinistre, selon laquelle le droit de propriété est appliqué à des êtres humains — sans élargissement métaphorique aux notions d’esclavage moral et de servitude volontaire, ou d’exploitation de l’homme par l’homme » (p. 11), définition qui permet de distinguer avec pertinence les discours abolitionnistes des discours moralisants et des aménagements de la condition servile, qui ont participé à perpétuer l’esclavage plutôt qu’à en remettre profondément en cause les fondements. Tout comme l’ouvrage ambitionne d’interroger la diversité des esclavages et des anti-esclavages dans l’espace et le temps, Élisabeth Gavoille choisit de relier la pensée antique aux discours modernes et voit notamment dans l’opposition entre Grecs ou Romains d’un côté, et Barbares de l’autre, les prémisses de l’idéologie raciale et raciste qui a servi à justifier l’esclavage par la suite.

Dire l’esclavage, l’abolition et l’affranchissement dans l’antiquité romaine : entre histoire et politique

2Le recueil des contributions s’ouvre par un premier court chapitre sur l’antiquité romaine, composé de deux articles qui portent sur des narrations historiques d’auteurs antiques en dialogue avec les contextes politiques dans lesquels ils s’inscrivent. Dans la première contribution, Marine Miquel s’intéresse à la façon dont, au Ier siècle avant J.-C., l’historien romain Tite-Live fait le récit de l’esclavage pour dettes et de son abolition au IVe siècle avant J.-C. Selon l’autrice, si l’historien représente les corps violentés et enfermés des esclaves de manière à susciter l’émotion de son auditoire indigné, c’est au regard d’une société romaine où le poids des dettes persiste et pour faire de la notion de liberté le socle de sa conception de la politique. L’étude des Antiquités romaines de l’historien grec Denys d’Halicarnasse par Ida Gilda Mastrorosa met également en avant un discours historique qui participe aux débats contemporains de l’auteur sur l’affranchissement. Plus que les réalités de l’esclavage romain elles-mêmes, ce volet interroge donc d’emblée les enjeux politiques des discours sur l’esclavage et la façon dont les historiens antiques ont contribué aux réflexions politiques de leurs époques.

Discours et écrits de part et d’autre de l’Atlantique Nord des XVIIIe et XIXe siècles : (tout) contre l’esclavage ?

3La perspective historique et l’analyse des discours et des écrits pro- et antiesclavagistes se poursuivent avec un deuxième chapitre particulièrement étoffé consacré aux XVIIIe et XIXe siècles français et étasuniens. Les six contributions permettent de rendre compte de différents partis pris à l’égard de l’esclavage au regard des singularités géographiques et biographiques, mais aussi de la circulation des idées de part et d’autre de l’Atlantique.

4Antoine Eche commence par une étude des différentes mentions relatives à l’esclavage dans l’Histoire générale des voyages que l’abbé Prévost a fait publier entre 1746 et 1759. Il se focalise en particulier sur la table des matières et les choix de traduction de la compilation anglaise A New General Collection of Voyages and Travels de l’anglais John Green qui y est intégrée. La non-traduction des arguments antiesclavagistes avancés par ce dernier révèle le positionnement ambigu de l’abbé Prévost. En guise de conclusion, voire d’explication, cette étude comparative revient sur la différence entre les contextes éditoriaux français et anglais de l’époque. La contribution d’Érick Noël s’inscrit dans le sillage du Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne qu’il a dirigé, et en particulier du troisième volume consacré au Midi. Au moment où les premières plantations esclavagistes se mettent en place, l’arrivée de personnes dites « de couleur » en métropole a été une question à la fois lexicale et juridique dont les réalités ont différé suivant les périodes, les régions, les ports de traite et les arrière-pays. Avec la Police des Noirs, l’auteur met en relief la mise en place d’une politique racialisante, sans toutefois relier explicitement cet appareil répressif au socle juridique racial plus vaste sur lequel il s’appuie. Dans l’article qui suit, Jean-Jacques Tatin-Gourier, qui codirige l’ouvrage présent, s’intéresse aux débats sur l’esclavage et les droits des hommes de couleur libres dans la presse révolutionnaire. S’écartant momentanément de la perspective française et étasunienne de ce volet, il met en relief le tournant majeur qu’a constitué l’insurrection haïtienne pour les idéaux abolitionnistes de la capitale : « le journal [Révolutions de Paris] affirme clairement qu’avec l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, ce sont les faits qui imposent le droit » (p. 94) et amènent ainsi l’abolition de la traite et de l’esclavage à être revendiquée sans restriction.

5Les trois dernières contributions du chapitre portent sur des prises de positions individuelles. Éric Saunier étudie les retenues et les difficultés des intellectuels Jacques-François Dicquemare, Marie Le Masson Le Golft et Édouard Corbière à condamner ouvertement l’esclavage transatlantique dans le contexte havrais, au XVIIIe et encore au XIXe siècle, alors même qu’ils ont su le faire à Rouen et à Paris. Sous la plume de Francesca Genesio, la trajectoire du florentin Philip Mazzei se révèle particulièrement intéressante à l’égard du dialogue qu’il entame avec ses contemporains et de sa participation à la circulation des idées de part et d’autre de l’Atlantique. Comme dans les écrits des historiens de la période antique étudiés par Marine Miquel et Ida Gilda Mastrorosa, la perspective historique revendiquée par Mazzei dans ses Recherches historiques et politiques sur les États-Unis de l’Amérique septentrionale sert un propos politique où l’idéal de liberté inspiré de l’expérience américaine est contredit par la persistance de l’esclavage dont il appelle à l’abolition graduelle. L’article de Gérard Hugues revient à l’inverse sur l’argumentaire politique explicite de John Caldwell Calhoun, au Sénat et dans la Dissertation sur le gouvernement, en faveur du maintien de l’esclavage dans le Sud des États-Unis. Bien qu’ils s’intéressent à des partis pris très différents à l’encontre ou en faveur de l’esclavage, ces trois analyses révèlent un point commun sur cette période : le motif récurrent de « la tache » indique qu’en France comme aux États-Unis l’esclavage et sa défense politique sont associés au péché religieux et à la honte. Au XXe siècle, ce tabou qui entoure les esclavages persiste sous d’autres formes, notamment dans les champs littéraires et cinématographiques.

Des esclavages (in)dicibles et (in)visibles en littérature et au cinéma 

6Le troisième volet consacré aux représentations littéraires et cinématographiques aborde la question des esclavages du passé, selon un prisme fictionnel et à partir d’œuvres du XXe et XXIe siècles. Ce tournant dans l’ouvrage est amorcé avec l’analyse de la fiction historique Le Fils du Prophète (1999). Mohammed Lehdahda y interroge la façon dont l’écrivain Mohammed Ennaji, également historien et sociologue de l’esclavage dans le monde musulman, propose une « contre-histoire » qui dialogue avec les chroniques (l’expression est celle de Mohammed Ennaji placée en avant-propos). Le motif narratif de l’adoption et de l’appartenance à une lignée, fait écho aux statuts des enfants des femmes esclaves et à la dislocation des liens familiaux dont il est question dans les trois articles suivants. Ces derniers ont pour point commun de faire apparaître la question des genres qui constituait un des axes majeurs du colloque. L’étude de Mohammed Aït Rami aborde ainsi l’évolution de la mise en intrigue de la vie des Dadas marocaines dans la littérature du XXe siècle, depuis le point de vue des maîtres jusqu’à celui des femmes esclaves elles-mêmes et les différents choix narratifs permettent notamment de souligner les difficultés d’une parole sur l’esclavage domestique et sexuel des femmes.

7C’est sur l’enjeu de ce tabou que s’ouvre le texte « Performativité du tombeau : dire le deuil, pour le faire. Études de Beloved et Paradise de Toni Morrison, et de Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem et Heremakhonon de Maryse Condé », où Fanny Monbeig se positionne explicitement contre la pudeur des femmes abolitionnistes du XIXe siècle : « La question de ce qui doit être dit et ce qui dit être tu, ce qu’il faut révéler ou pudiquement voiler, dans les slaves narratives, n’est pas une question de bienséance. C’est une problématique fondamentalement politique, stratégique, et historiographique » (p. 167) ; en effet « la pudeur et un racisme latent on put conduire [les abolitionnistes eux et elles-mêmes] à euphémiser les viols dont étaient victimes les femmes esclaves » (p. 173). En s’intéressant à des romans qui mettent en récit des personnages de femmes esclaves afro-descendantes, la chercheuse s’intéresse cette fois-ci au tabou de l’expérience de l’esclavage. À l’image des romans étudiés, dans cet article « les militants abolitionnistes […] et leur combat courageux semblent tenus à distance » (p. 171), voire mis en critique pour leur héroïsme nostalgique auquel s’oppose la douleur traumatique de la mémoire de l’esclavage. À la « ligne de partage des couleurs » (W.E.B Du Bois), Fanny Monbeig ajoute, dans une démarche intersectionnelle, « celle du genre » (p. 172) et s’inscrit dans les pas de bell hooks en revenant non seulement sur le « processus d’altérisation par la sexualisation [qui] est caractéristique du rapport de domination esclavagiste » (p. 173) mais aussi la façon dont les stéréotypes racistes et sexistes liés à ce passé persistent dans les imaginaires post-esclavagistes. Cette contribution souligne avec grande pertinence les enjeux de la littérature mémorielle de l’esclavage, en mettant en regard des œuvres qui interrogent comment « témoigner de l’impossibilité de témoigner » (Giorgio Agamben) et d’autres qui mettent en relief une « indigestion de l’Histoire, un trop-plein de récits commémoratifs » (p. 174).

8Le dernier article du chapitre d’Emma L. Heishman porte sur la (non)-représentation du viol des femmes esclaves dans le cinéma hollywoodien. En réinscrivant le début du cinéma hollywoodien dans l’héritage du roman de plantation, cette étude souligne la persistance à l’écran d’un imaginaire nostalgique de la période esclavagiste et la difficulté persistante de rendre visible les violences sexuelles faites aux femmes esclaves. Rejoignant Mohammed Aït Rami, qui insistait sur l’ambiguïté des relations des Dadas avec les enfants des maîtres dont elles étaient les nourrices, Emma L. Heishman analyse la construction du personnage de la Mammy, dont le « corps, qui avait nourri les bébés esclaves comme les futures esclavagistes, était la métaphore idéale d’une coopération raciale » (p. 183). Le chapitre s’achève par une question à propos du film Django Unchained de Quentin Tarantino (2012) : « dans un film qui montre ouvertement toutes sortes de violences contre les hommes, que veut dire un cinéma qui n’est pas capable d’assumer cette violence particulière faite aux femmes esclaves ? » (p. 188). À cette question laissée en suspens, et alors que l’avant-propos invitait à porter attention au « souci d’une esthétique rendant compte de ces silences » (p. 8), on peut regretter que les modalités de représentation ou de non-représentation de la violence ne soient pas davantage questionnées au regard des choix cinématographiques autres que narratifs. Ce volet constitué uniquement d’œuvres fictionnelles aurait gagné à être enrichi d’un texte sur le documentaire Like Dolls, I’ll Rise, projeté en clôture du colloque et suivi d’un échange avec la réalisatrice Philippe Nora.

Les esclavages au présent

9Après un premier élargissement géographique de la question des esclavages dans le monde arabo-musulman et les Caraïbes grâce aux œuvres artistiques, le quatrième chapitre propose trois réflexions sur l’esclavage contemporain en Mauritanie, en Argentine et enfin dans le monde en général. Grâce à ce dernier volet, les études culturelles, historiques et littéraires qui dominaient jusqu’alors l’ouvrage sont complétées par les apports de l’anthropologie, de la sociologie critiques et des sciences politiques. Lui-même chercheur en Mauritanie à l’université de Nouakchott Al Aasriya, Mamadou Kalidou Ba analyse la condamnation de l’esclavage contemporain, du féodalisme et des castes en Mauritanie au sein des romans Et le ciel a oublié de pleuvoir de Beyrouk (2006) et Le réveil agité de Harouna-Rachid Ly (1997). Si cette étude interroge la relation de ces représentations romanesques avec les réalités sociales actuelles, l’article suivant s’appuie sur le contexte historique et social dans lequel une représentation théâtrale est jouée en 1976, en 1987 puis en 2011 à Buenos Aires pour permettre « l’appropriation et la (ré)interprétation corporelle et collective d’un récit historique en transposant le passé dans le présent, en réactualisant un appel à la continuité et en ouvrant la possibilité d’engendrer une nouvelle mémoire » (p. 210). Au-delà de la pièce Calunga Andumba elle-même, la chercheuse — également activiste et membre de la compagnie Teatro en sepia qui a repris la pièce en 2011 — rend compte des enjeux du processus de (re)mise en scène au XXIe siècle : les tableaux historiques qui composent la pièce ne sont plus appréhendés comme la représentation véridique d’un passé afro-descendant qui doit être donné à voir et à connaître, ils sont actualisés et mis en critique au regard d’une mémoire collective au présent. Plus qu’à une question de représentation théâtrale d’une réalité de l’esclavage en Argentine, le texte s’intéresse, comme le dit Lea Geder elle-même à propos de la compagnie, au « fait théâtral en soi, en tant que zone d’expérience » (p. 211), ouvrant ainsi avec pertinence le champ des possibles de la recherche sur les esclavages et leurs héritages.

10Dans une perspective biopolitique inspirée de Michel Foucault, de Judith Butler et d’Achille Mbembe, la dernière contribution aborde les réalités de genre, de race et de classe de l’esclavage d’une majorité de femmes, ainsi que d’hommes et d’enfants soumis à l’exploitation sexuelle, au travail et au mariage forcés. Jean-François Deluchey y examine plus particulièrement la responsabilité gouvernementale des États : la condamnation de l’esclavage par l’Organisation Internationale du Travail est davantage une déclaration de principes et le caractère juridique n’est pas suffisant pour enliser les legs de l’esclavage sur nos sociétés contemporaines et sur les formes néolibérales de gouvernementalité.

Histoire et contre-histoirEs des esclavages

11L’ouvrage interroge ainsi les esclavages passés et contemporains, tant au regard des discours historiques et politiques, que des représentations artistiques ou encore de la possibilité d’interprétation collective de ce passé au présent. Dans un contexte où les abolitions sont mises en avant par les discours et les mémoriaux des anciennes puissances coloniales, l’attention critique portée tout au long de l’ouvrage à l’égard des discours antiesclavagistes, parfois ambigus, est plus que bienvenue. La question de la mise en récit et en discours des esclavages parcourt les différentes contributions qui analysent non seulement les sources historiques et les œuvres artistiques, mais aussi les allégations des grandes organisations internationales. Les études littéraires permettent plus précisément d’interroger le caractère (in)dicible de l’expérience de l’esclavage, en particulier des violences sexuelles vécues par les femmes esclaves, tandis que l’étude des films hollywoodiens ouvre un questionnement sur le fait de rendre (in)visible ces violences à l’écran.

12« Like dolls, I’ll Rise » : lorsqu’elles sont représentées, les violences peuvent être montrées soit uniquement comme subies, soit comme le ressort d’un refus et d’une résistance de la part même de celles et ceux qui en font l’expérience dans leurs corps. Si cette capacité d’agir n’est que très peu présente dans les études ayant une approche historique, elle se manifeste en revanche à plusieurs reprises dans les œuvres étudiées, tels que le film Sankofa réalisé par Hailé Gerima (1993) et Civil Brand par Neema Barnette (2002). En s’appuyant sur le roman Paradise de Toni Morrison (1997), Fanny Monbeig oppose « l’histoire monumentale des hommes » à une « Herstory/HistoirE » (p. 178). Pour Lea Geler, c’est une démarche théâtrale collective incluant physiquement Afro-descendants et non Afro-descendants, les artistes et le public, qui peut permettre de démystifier l’Histoire et éveiller les regards critiques afin de mettre en œuvre de potentiels changements (p. 218).