Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Alice Pintiaux

Réception et création

Littérature et Nation, n° 32 : « Réception et création : travaux de littérature comparée d'étudiants de Tours », sous la dir. Philippe CHARDIN, Presses Universitaires de Tours, 2005.

1Après un numéro consacré à la poésie francophone (« De Francophonie et de France, le poème, aujourd'hui »), puis à la traduction littéraire (« Polychronie de la traduction. Temps de l'écriture - Temps de la traduction »), la Revue Littérature et Nation présente dans son N° 32 un ensemble d’articles consacrés à la réception et à la création littéraire. Ce volume, constitué d’articles issus de travaux récents soutenus en littérature comparée, illustre le dynamisme du comparatisme à l’Université de Tours et propose une confrontation entre des auteurs et des oeuvres de langues très diverses. Mêlant écrivains de grande renommée et moins connus, les études recueillies dans cet ouvrage se répartissent en deux ensembles, comme le précise Philippe Chardin dans sa préface. Tout d’abord, il s’agit d’aborder la « réception créatrice », démarche qui se situe au cœur de l’axe principal de la recherche comparatiste à Tours : ainsi, c'est un résumé de l’histoire des mises en scène de Tchekhov en France qui inaugure ce recueil, puis l’étude de deux oeuvres de Viteslav Nezval définit l’enjeu de la recherche typographique et du rapport qui s’établit entre surréalisme français et tchèque dans l’entre-deux guerres ; une analyse des influences de L’Education Sentimentale sur l’oeuvre de Machado de Assis élargit l’étude de réception au domaine étranger, enfin la confrontation des oeuvres de Camus et de Kafka au moyen du concept d’angoisse permet de mesurer l’ampleur de la question existentielle dans le processus même de l’écriture. Dans un second temps, il s’agit de placer l’étude comparatiste dans une perspective plus historique, afin de considérer les enjeux des réécritures de grands mythes. Ainsi, le roman de la conscience malheureuse fait l’objet d’une analyse qui montre comment il se rattache à la problématique de l’identité nationale, de Goethe à Musil et de Ugo Foscolo à Italo Svevo. La résurgence du mythe de Narcisse chez Gide et Wilde révèle ensuite un rapport à l’écriture placé sous le signe de l’appréhension inquiète d’une possible stérilité littéraire, quand la figure féminine d’Arcane 17 d’André Breton, se donne à lire comme le creuset d’un riche arrière-plan mythique. La Médée de Christa Wolf illustre à sa manière les enjeux de ces réécritures, dans la mesure où l’oeuvre contemporaine est elle-même en passe de devenir mythique. Une lecture philosophique des pièces d’Heiner Müller montre que la vision des anges de l’histoire suggère son étroite proximité avec Walter Benjamin. Enfin, une lecture conjointe de Crime et Châtiment de Dostoïevski et de deux romans méconnus des frères Goncourt et de Benito Perez Valdos montre la complexité des systèmes d’explication et de l’image de la prostitution dans la littérature du XIXe siècle.

2Ce riche volume a le mérite de présenter de façon à la fois succincte et ambitieuse des travaux qui invitent au questionnement ou renouvellent la lecture d’oeuvres « reconnues », au moyen d’une confrontation inédite et dynamique entre ces oeuvres et des oeuvres moins souvent étudiées.

3Frédérique Treffandier étudie de façon chronologique les différentes approches du théâtre de Tchekhov dans les mises en scène françaises au XXe siècle. Dès 1921, la primauté est accordée à l’atmosphère si particulière du théâtre de Tchekhov, dans lequel on déplore toutefois une absence de structure, et ceci pendant de nombreuses années. Si le texte est déclaré réfractaire à l’étude, il est plutôt bien accueilli cependant, dans la mesure où il semble illustrer cette « âme slave » dont les Pitoëff, pionniers de la diffusion du théâtre de Tchekhov en France, semblent décidés à créditer le texte tchekhovien, par la mise en valeur du jeu psychologique des acteurs grâce à une économie de moyens. Le « dolorisme délicat » qu’on prête dans la presse aux Pitoëff inaugure des mises en scène adaptées au goût du public français. En traitant la Cerisaie comme une comédie, Sacha Pitoëff rompt avec une lecture par trop conventionnelle des pièces de Tchekhov, afin de montrer comment la mise à distance comique permet de rendre le discours particulièrement instable. Toutefois, la nouveauté réside sans doute dans le choix d’une adaptation pour la scène de Platonov, par Jean Vilar en 1956. Longue pièce réputée injouable, la pièce est coupée et donne lieu à un spectacle dans lequel Vilar reprend à son compte le parti pris farcesque du texte, dans le prolongement de la lecture de Sacha Pitoëff. Si un accueil favorable est réservé à la pièce, il a néanmoins fallu attendre vingt ans pour la voir de nouveau à l’affiche. Georges Lavaudant insiste quant à lui sur l’humour de Tchekhov et dénonce une tendance à ne restituer de l’oeuvre que cette impression de futilité et d’ennui léger : le caractère « joyeux » de Tchekhov n’est pas de mise sur une scène française réticente à bouleverser une image par trop figée du texte tchekhovien. C'est l’influence d’une lecture de type psychanalytique et d’une parenté avec Beckett qui oriente sensiblement les lectures ultérieures des pièces, et principalement chez les metteurs en scène étrangers influencés par le théâtre de l’absurde et la fragmentation de l’intrigue et de l’espace scénique. Devenu « l’outil d’une nouvelle écriture scénique », pour reprendre les termes de F. Treffandier, le théâtre de Tchekhov offre la possibilité d’un compromis entre réalisme et symbolisme, mais aussi d’une mise en avant les émotions plus que du sens du texte. Ainsi, tout semble se jouer autour de la primauté des émotions et le refus d’une lecture univoque. L’inachèvement qui caractérise le Platonov de Patrice Chéreau en Avignon, à l’été 1987, ressortit de cette orientation. Résolu à ne monter que les deux premiers actes de cette pièce, le metteur en scène opte résolument pour une lecture fragmentaire à l’extrême, ce qui lui vaut un accueil pour le moins défavorable d’une certaine critique. Toutefois, à l’opposé de cette tendance, le choix d’une mise en scène très structurée et qui se revendique comme héritière du naturalisme est illustrée par Peter Stein, qui monte, en 1988 Les Trois Sœurs, en s’appuyant sur les notes de Stanislavski.

4Comme l’indique F. Treffandier, les mises en scène les plus récentes de Tchekhov mettent l’accent sur la variété (des décors, des discours et la multiplicité des événements) : c'est bien le mélange des genres et la rupture de ton qui épousent dorénavant le mieux la lecture contemporaine du théâtre tchékhovien. L’intertextualité est à l’oeuvre dans la convocation de références explicites à d’autres spectacles (comme en témoigne cet Ivanov, dans la mise en scène de Claire Lasne, donne lieu à une adaptation du Dernier métro de Truffaut. Musique contemporaine, animation filmique et jeu de voile translucide sont convoqués pour une mise en scène à la fois « expressionniste et archéologique ». Cette évolution dans les choix de mise en scène donne lieu à un réexamen de la scène tchekhovienne et privilégie la recherche de l’épure, en jouant sur la forme monumentale de la scène. Froide, abstraite, rendue mouvante par l’installation de parois coulissantes ou de trappes de plancher qui créent un jeu de lumière destiné à rapprocher la scène d’un damier, la scénographie insiste sur la dimension existentielle de la situation dramatique et illustrent cette tentation du vide. C'est Alain Françon qui offre la mise en scène la plus dépouillée des Trois soeurs en 1996, en jouant sur les tons neutres et l’espace vide, mais le berlinois Peter Zadek, qui propose sa Cerisaie au public viennois, met en garde contre l’ennui que susciterait l’abandon des personnages dans ce « vide expressionniste », et revendique d’une « réalisme minimal » destiné à rendre l’extrême concentration du théâtre tchékhovien.

5Ce moyen terme entre le dépouillement extrême et le réalisme hérité du naturalisme ne saurait toutefois emporter totalement l’adhésion, comme le montre l’exemple d’Eric Lacascade, qui révèle le contraste entre la rectitude froide issue des couleurs tranchées propres aux éléments du décor et la gesticulation des personnages, ou Stéphane Braunshweig, qui fait le choix d’une scénographie plus formaliste.

6L’adaptation à la scène de Tchekhov présente donc une évolution orientée principalement vers l’abandon d’un théâtre « d’atmosphère » pour privilégier, selon l’expression de Frédérique Treffandier, à la « mise en scène de réseaux de signes précisément organisés », avec pour corollaire le choix d’une esthétique dramaturgique qui l’emporte sur l’émotion ou le jeu des acteurs. En cela, la tendance au minimalisme, qui demeure aujourd'hui encore une constante dans la scène française, l’oppose radicalement aux choix des metteurs en scène autrichiens ou allemands.

7Si Viteslav Nezval peut être à juste titre considéré comme le représentant le plus célèbre du surréalisme en Europe centrale, la recherche typographique qui accompagne la publication, en 1936, des deux recueils auxquels Sarah Druet consacre son article, constitue bien une spécificité esthétique du groupe pragois. La recherche sur la typographie émane des travaux de Karel Teige — et principalement de son essai paru en 1927, La Typographie moderne — qui l’impose au groupe poétiste (mouvement avant-gardiste pragois qui conçoit le livre comme un espace total d’expérimentation destiné à « tous les sens »), avant même l’adhésion de ce groupe au surréalisme. Héritée principalement du constructivisme russe, la réflexion sur la typographie constitue une tentative de synthèse de « la profusion figurative de l’imagerie surréaliste avec les exigences de rigueur quasi fonctionnalistes héritées de ses typomontages poétistes », écrit Sarah Druet. La collaboration entre Nezval et Teige se fonde ainsi sur « l’idée d’une recomposition volontaire du monde selon les lois assumées du désir érotique », comme en témoigne la réédition du recueil Poèmes de la nuit de Nezval dont Teige réinvente la couverture. Concilier le livre total et l’aspiration à suggérer l’indicible pour susciter l’inspiration semble être le maître mot de l’entreprise conjointe menée par Nezval et Teige. La réflexion sur l’espace blanc, menée par Teige dès son essai de 1927, constitue un des fondement de la collaboration, en ce sens qu’elle témoigne de l’attrait pour l’inachèvement, le vide et les espaces ouverts dans la création de « livres-réceptacles des mots autant que du silence » afin de repousser les limites du livre.

8C'est ainsi que Prague aux doigts de pluie se donne à lire comme une oeuvre passage, une promenade constituée en errance poétique et quotidienne dans les rues pragoises. La typographie changeante et le choix parfois arbitraire des modifications de police, de disposition ou de titres mime l’errance chaotique mais obéit toutefois à une architecture d’ensemble dans laquelle se répondent les poèmes situés en position initiale ou finale du recueil, « poèmes-coursives », fondés sur l’énumération anaphorique, qui se répondent en écho. La belle image de Prague aux doigts de pluie prend alors tout son sens : il s’agit de guider le lecteur-promeneur dans la ville, de lui indiquer les lieux, les rapprochements entre origine et fi de la poésie et érigent le poète en poète universel, sous le signe d’une réciprocité féconde entre Prague et son poète. Cette « structure miroitante à fonction symbolique » suggère plusieurs lectures, mais outre la glorification du héros dont le « je » anaphorique semble présenter « l’adoubement personnel », c'est bien plutôt la multiplicité des visages de Prague, la mise sur le même plan du poète et de sa muse et l’invitation à une « errance vitale » entre Vie et Poésie qui sont au cœur du recueil. La typographie de Teige oriente la lecture dans ce sens, dans la mesure où, en accordant par exemple, au dernier poème – éponyme – du recueil l’encadrement réservé d’ordinaire au texte inaugural, il semble bien suggérer, à l’issue de la lecture, un nouveau départ. La couverture joue elle-même le rôle d’antichambre de l’ouverture inaugurale, en présentant une arcade gothique qui laisse entrevoir une autre derrière le couloir qu’elle abrite, créant ainsi une mise en abîme, les doigts, et un tableau figurant un homard, réutilisé ensuite pour le frontispice, en guise de signe astrologique d’un nouveau genre. La répétition est remarquable également dans la présence des images essentielles du recueil « distillées au fil des collages d’ouverture, comme si le lecteur devait passer par une série d’antichambres initiatiques pour accéder au livre », écrit Sarah Druet. Pour autant, l’invitation à un pacte de lecture de type surréaliste est contredite par la profusion des éléments qui figurent au verso de la pseudo-couverture. Les repères de fin eux-mêmes offrent la possibilité d’une lecture dans les deux sens du livre, et l’espace blanc de la fin, dans lequel s’inscrit un collage de lyre de forme analogue au homard de la couverture, apparaît comme une invitation, en projetant « sa lumière blanche sur l’illustration ombragée de a couverture », « comme pour transfigurer visuellement, et contre tout respect des bornes traditionnellement infligées à la poésie, les marges en nouveau commencement », écrit Sarah Druet.

9La Femme au pluriel est désigné d’emblée comme un livre « totalisant en perpétuelle germination », en ceci que le recueil présente l’image d’une femme protéiforme, comme allégorie sensible d’une poésie de la métonymie inspiratoire et du détour altérant », comme on en trouve chez les surréalistes français, mais qui serait ici le pendant de Prague au doigts de pluie. Génératrice des mouvements de diastole et systole appliqués à la poésie, la femme multiple, La Femme au pluriel s’organise selon une structure signifiante : à la première sous-section, qui s’intitule également, ainsi que son poème liminaire, La Femme au pluriel succèdent une section de Journal intime ponctuée de récits de rêves, des Pages de journal, la suite de poèmes Après-midi sans mémoire, le drame avant-gardiste L’Oiseau-menace, le poème-section Le Manuscrit du soir, les comptes-rendus d’Expérimentations surréalistes, et les poèmes de la section Le Pont au manège. En réconciliant Poésie et théâtre, Nezval s’affranchit d’une pratique propre aux surréalistes français, et plus généralement, c'est la présence dans le recueil de texte extra-littéraire aux côtés de poèmes qui constitue la première spécificité de La Femme au pluriel. En ce sens, le recueil se donne à lire comme une véritable écriture de la différence : les constants aller et retours, ainsi que le jeu des correspondances, notamment, entre littérature et extra-littérature, le placent tout entier sous le signe de la non-contradiction. « Livre-gigogne à couverture enchâssée », avec cette mise en abîme du collage dans le collage figurant sur la couverture, La Femme au pluriel joue sur une double entrée en faisant se répondre sommaire et table des matières, mais aussi, à l’intérieur même du recueil, grâce à des procédés de répétition inversée ou non – des éléments symboliques (fenêtres, Lettre N, statue antique, bras sorti d’un cadre)… Selon Sarah Druet, ce « jeu complexe des mises en abîme successives [...] signale symboliquement l’intégration du livre à ce qui l’excède ». Or le recueil se place sous le signe de la circulation, de ces « appels d’air », créés par les jeux typographiques récurrents, l’inachèvement de certains poèmes, la constante correspondance entre l’écriture et la vie, comme l’illustrent en particulier les Pages de Journal. Le rapprochement entre vie et création répond à la réciprocité fécondante qu’entretiennent la poésie et le quotidien : « éternellement à l’état d’ébauche, la poésie est faite de ces brillantes aspérités, de ces faits quotidiens qui la stimulent et qu’elle sublime ». Mais par-delà ces correspondances – et peut-être comme leur corollaire – s’impose à nouveau le jeu entre le texte et le blanc, la voix et le silence, le poème et ses marges, comme un « mouvement perpétuel par quoi le silence et les mots s’entraînent l’un l’autre », écrit Sarah Druet.

10La toute dernière partie de l’article propose une comparaison entre la Critique de la poésie, dernier poème de La Vie immédiate de Paul Eluard, et L’esprit de dégradation, de Nezval, qui se donne à lire comme un plagiat assumé du texte français. La modalité conditionnelle de la fin du poème illustre précisément cet esprit de dégradation et rend ostensible l’impossibilité d’une fin immédiate ». Cette adresse véhémente au lecteur peut être entendue comme un appel à la complicité de celui-ci, « comme si, métapoétiquement, la fin devait se donner comme le modèle augural d’une infinie dialectique que le lecteur seul aurait la charge de poursuivre », pour reprendre une formule que Sarah Druet écrit en conclusion de cette remarquable étude.

11En l’absence d’études consacrées aux influences de Flaubert sur la littérature brésilienne en générale et de Machado de Assis en particulier, Céline Durupthy entreprend d’analyser la « réception créatrice » de L’Education sentimentale présente dans Quincas Borba (1891). Après un bref rappel de l’intrigue, C. Durupthy aborde en premier lieu le roman brésilien sous l’angle thématique de l’amitié. Le héros Rubião en effet, nous est présenté comme un jeune homme bien naïf : Palha, rencontré sur le bateau qui le conduit à Rio, lui emprunte de l’argent d’autant plus volontiers que celui-ci s’est passionnément épris de sa femme Sofia. Camacho, quant à lui, promet à Rubião une carrière politique. La description des relations amicales dans le roman flaubertien conduit C. Durupthy à voir dans le couple Frédéric / Deslauriers une homosexualité latente, et montre un Rubião privé, pour sa part, d’ami d’enfance. Mais c'est surtout l’appât du gain et l’ascension sociale des proches de Frédéric comme de Rubião qui permet d’étoffer la comparaison entre les deux personnages : une explication d’ordre psychologique souligne enfin leur manque de discernement dans la relation amicale.

12Céline Durupthy aborde ensuite la dimension métadiscursive des deux romans, qui seraient en toute bonne logique des romans sur la littérature, ne serait-ce que parce qu'ils subvertissent un pacte de lecture supposé – Frédéric Moreau ne serait pas le héros balzacien auquel on aurait pu être en droit de s’attendre, pas plus que Rubião, pour des raisons qui mériteraient d’être éclaircies, ne deviendrait le Candide ou le Huron que le début du roman laissait augurer. Conclure que les deux romans sont réalistes mais recèlent une valeur symbolique ne laisse pas de faire regretter que les références précises aux interventions de l’auteur et aux procédés de mise en abîme présents dans le roman brésilien n’aient pas pu faire l’objet, dans le cadre qui était imparti à Céline Durupthy, d’une analyse plus approfondie. Soulignant in fine la différence majeure des voix narratives entre les deux romans, l’étudiante conclut que « ce qui est certain, c'est qu'il y a beaucoup à dire sur les liens entre Machado de Assis et Flaubert ».

13La crise moderne dans la relation de réciprocité qu’entretiennent l’oeuvre et le monde implique une rupture entre l’être et son univers. Elle met ainsi à mal la « littérature de consentement » qu’évoque Albert Camus dans L’Homme révolté et génère une dissidence dont le corollaire serait précisément l’angoisse, dont les maîtres mots seraient appréhension inquiète et incompréhension. Prenant pour principe d’analyse l’angoisse comme « matrice interrogeant les fondements de l’être [...] agissant à l’unisson d’une expérience ontologique destinée à cerner les liens de l’être au monde », Wilfried Péribois expose tout d’abord les appréhensions respectives de l’angoisse chez Camus et Kafka : si le premier a cherché des « solutions comportementales » à cette emprise, Kafka a « creusé la signification » de ce qui alimente la littérature. Dire l’angoisse relève en effet d’un gageure, tant la notion doit « rester dans l’indicible pour prendre tout son sens », afin que le lecteur, par la connivence qu'il entretient avec l’oeuvre, puisse se l’approprier et en faire un angle de lecture comparée des oeuvre de Camus et de Kafka, étant entendu que l’angoisse est « une chose indestructible, commune à tous les hommes, ciment unique et indestructible parmi les hommes ».

14Ces préalables une fois établis, Wilfried Péribois dresse le constat de l’ « exigence impérieuse » que constitue l’écriture pour Camus et Kafka, qui contient en elle tout la fois « la menace et la promesse de l’abîme ». La similitude entre la démarche de Calus et de Kafka tiendrait principalement dans ce principe d’exil que constitue l’écriture, dont l’angoisse serait à la fois le moteur et la cause d’une perpétuelle insatisfaction chez l’écrivain.

15La souveraineté de l’angoisse, telle que la présente Wilfried Péribois, interroge profondément le rapport au monde de l’écrivain, qu'il s’agisse du refus du compromis ou d’une forme d’acceptation parfois complaisante de l’angoisse qui suscite l’isolement.

16Dans La Chute de Camus, l’invasion du discours prend la forme d’une dialectique agressive émanant d’un seul individu, qui incrimine le lecteur en passant du « je » au « vous » au sein d’un monologue accusateur : « prophète vide pour temps médiocres », pour reprendre les termes de Camus, Clamence exprimerait « la prophétie de la pensée égocentrique » en accusant tout en se justifiant. En ce sens, La Chute est le roman de Camus qui présente le plus de parenté avec les oeuvres de Kafka. En effet, les deux écrivains ont en commun la « ‘vision’ d’un monde clos, sans issue, et symptomatique de l’univers de procès ». Clamence comme les personnages de Kafka clament leur innocence, et se trouvent accusés ; les frontières entre innocence et culpabilité sont mal définies, d’autant qu’aucune justice transcendante n’est présente pour justifier la justice humaine. Sous l’influence de Dostoïevski, Camus comme Kafka placent le destin de leurs personnages sous le signe d’une « culpabilité irréparable », dont la dialectique emprisonne l’individu et le soustrait sans cesse à une loi aussi invisible qu’inaccessible.

17La démarche de l’individu chez Kafka le retranche de la communauté et l’incite à un double mouvement d’exclusion et de révolte. « Parce qu’il est exclu, régi par la vérité immédiate de la nécessité, l’écrivain ne trouve le moyen de sa révolte que dans la poursuite aveuglante de cette vérité », quitte à ne trouver au terme de sa quête que le silence ou la mort. Une double séparation se révèle alors : « les personnages, occupés à en éprouver les effets sans cesse renouvelés, sont séparés de leur faute par l’oubli de celle-ci, comme ils le sont de la communauté ». C'est alors la nécessité d’éprouver les limites de l’écriture qui rapproche Camus et Kafka, conduisant au seuil de l’ « absolument séparé », pour reprendre les termes de Maurice Blanchot., autrement le lieu de l’accomplissement qui eut prendre la forme d’une cave, d’un cachot, d’une cage, d’un souterrain… Au motif de la séparation vient s’associer celui de l’enfermement, qu'il soit concret (Meursault, ou le personnages de Kafka), ou abstrait pour Clamence, prisonnier d’un langage stérile. Or ce que demande l’écriture, c'est « l’absolu commencement », qui consiste à franchir « un seuil au-delà duquel s’ouvrent les possibilités infinies de la création », écrit Wilfried Péribois. Pour autant, le refuge ainsi trouvé est le fruit d’une série de renoncements, et l’ascèse qu'il impose montre que le principe artistique participe résolument chez Kafka de l’expérience vitale. L’angoisse serait donc une part constitutive de l’être dans sa fonction de créateur et l’unique voie de la création.

18La tension qu’établit l’angoisse prend des formes différentes chez Camus et Kafka : chez le premier, Wilfried Péribois distingue une « oscillation permanente » entre ce consentement au monde et de refus de celui-ci, quand chez Kafka le personnages isolé parce qu’expulsé rêve à une (ré)intégration dans la communauté. Or l’angoisse est le vecteur commun à ces démarches sans cesse renouvelées qui impliquent une insatisfaction permanente elle-même génératrice de création, doublée d’une logique de l’inachèvement chez Kafka comme chez Camus.

19Ainsi, écrit Wilfried Péribois, « la principale différence, dans l’approche [créatrice] de Kafka et de Camus, est dynamique : Camus conçoit sa double existence d’individu et d’artiste selon un va-et-vient permanent entre soi et la communauté. [...] Les construction mentales de Kafka au contraire, le conduisent à adopter [...] une tout autre position : la séparation, l’exil né du conflit oedipien et poursuivi jusqu'à l’âge adulte ». Pour autant, si Kafka et Camus ont en commun les mêmes interrogations sur la culpabilité de l’homme, l’impasse de l’écriture, l’oeuvre de Camus s’inscrit dans une perspective cyclique quand Kafka fait de l’angoisse un moteur et un obstacle à la connaissance claire et de soi. Comme l’indique Wilfried Péribois, « l’angoisse, comme situation fondatrice du processus de création, se mue en pratique noétique », et autorise par là même à parler d’une éthique de l’écriture, au sens d’une loyauté envers soi-même et ses propres engagements, qu’elle soit « bienveillance » pour Camus, « persévérance » et « humilité » pour Kafka.

20Pour clore cette analyse dense et pénétrante du concept d’angoisse chez Camus et Kafka, Wilfried Péribois procède à une dernière comparaison, pour le moins audacieuse, entre Kafka et le samouraï, qui s’élève à mesure des épreuves et des souffrances, dont la voie « réside dans la mort », au terme d’un processus consistant à éprouver le monde dans sa totalité… L’image emporte l’adhésion parce qu’elle se donne à lire comme une perspective nouvelle et inattendue, au terme d’une remarquable analyse (où l’on pourra juste regretter l’absence de traduction de certaines citations) ; elle éclaire d’un jour nouveau le rapport au monde et à l’écriture maintes fois étudié chez Kafka rapproché ici de façon particulièrement éclairante du concept d’angoisse chez Camus et confère à cette étude un caractère novateur, conforme à ce qu’on s’attend à trouver dans une telle publication.

21Le rapprochement des quatre oeuvres qui constituent le corpus d’Emmeline Ceron - s’inscrit dans une étude consacrée à la continuité littéraire entre des oeuvres préromantiques et des romans dits « de la conscience malheureuse » au début du XXe siècle.

22Les contextes géopolitiques respectifs de ces quatre oeuvres - Les Souffrances du jeune Werther (1774)de Goethe, Les Dernières lettres de Jacopo Ortis d’Ugo Foscolo (1798), La Conscience de Zeno (1919-1920) d’Italo Svevo et L’homme sans qualité (1918-1842) de Robert Musil - ont en commun leur complexité et leur instabilité. La fiction de Svevo et de Foscolo se déroule dans la région italienne de Frioul Vénétie Julienne, rattachée tour à tour à la France, à l’Autriche et à l’Italie. L’Allemagne au temps de Goethe est un territoire morcelé en confédérations d’états souverains, et l’Autriche qui sert de cadre à la fiction de L’Homme sans qualité est une Autriche affaiblie et en proie aux pressions des mouvements nationalistes. Ces contextes proposent une grille de lecture des romans et de leurs personnages, comme l’écrit Emmeline Ceron : « les tourments des héros, notamment le déracinement, moteur d’une quête d’identité nationale, sociale, personnelle » ainsi qu’une « réflexion sur le destin historique et sur le pouvoir des l’homme à influencer celui-ci ». Sans faire explicitement mention de dates ou d’événements historiques, les oeuvres proposent à différents niveaux des « indicateurs de l’état d’esprit ou du mal être de la société dont ils sont issus ».

23Il peut s’agir de l’expression du patriotisme, ou de la perte du sentiment national autrichien chez Musil, dans le contexte de l’Action parallèle, de la quête de l’identité linguistique, pour Svevo qui tranche entre dialectique triestin et langue italienne ; les héros de Goethe et de Foscolo, quant à eux, revendiquent leur héritage gréco-romain en convoquant Homère ou Plutarque. « Cette recherche effrénée, chez les personnages, de modèles d’une filiation sûre est révélatrice, pour Emmeline Ceron, d’un besoin d’unité nationale ou culturelle.

24Une autre constante se dégage de la confrontation des oeuvres et de leur contexte : c'est la fascination qu’exercent sur les héros les « grands hommes » et plus particulièrement Napoléon. Mais par-delà la figure historique se dessine une philosophie de l’histoire chez Musil, dans la mesure où l’intrusion de l’histoire dans la fiction participe de la dimension ironique du roman, en dénonçant le principe de causalité historique au même titre que celui qui régit le discours narratif. Ainsi, c'est la narration discontinue à l’oeuvre dans L’Homme sans qualité qui constitue une rupture avec la tradition du bildungsroman et met en évidence l’importance des « événements périphériques » dans l’histoire. On peut aussi lire dans l’absence de référence explicite précise à l’histoire dans Wether une apologie de la communion avec la nature, loin de la vanité et de l’agitation humaines et au-delà des conjonctures historiques. Toutefois, cette généralisation ne saurait faire oublier la référence au siècle présente dans ces quatre œuvres, ce qui peut illustrer leur impossibilité de « dissocier totalement le général du particulier » – la question du moi dans la masse s’inscrit résolument dans les problématiques majeures de cette lecture précisément recontextualisée.

25Parus la même année (1891), Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde et Les Cahiers d’André Walter d’André Gide présentent des différences notables d’ordre narratologique, générique et thématique : le récit fantastique d’un esthète anglais et le journal intime d’un adolescent tourmenté par l’amour et le désir d’écrire offrent de prime abord peu de matière à comparaison. Toutefois, envisagés par Hélène Ripoche comme « produits similaires d’une époque particulière, elles seraient représentatives d’une « crise des valeurs », née de la fin de l’idée de Dieu, qui bouscule l’Europe en cette fin de XIXe siècle.

26La place assignée au moi dans le contexte de l’émergence de la psychanalyse constitue également une élément décisif de ce bouleversement : « dès lors, l’expression du moi change : la conscience s’éprouve elle-même dans la rupture, le dédoublement, tout en essayant de se justifier, de se trouver un nouvel équilibre », écrit Hélène Ripoche. Le mythe de Narcisse semble par conséquent s’inscrire logiquement dans ce contexte, et la fascination qu’il exerce en cette fin de XIXème siècle repose quelques thèmes récurrents : la projection de soi et la solitude, tout en mettant l’accent sur « la mort de la passivité d’un individu dont seule compte l’intériorité secrète ». L’écriture serait en totale inadéquation avec la passivité du narcissique. Le rapprochement entre les deux oeuvres apparaît très nettement dans la contemplation éblouie de leur image, chez les deux jeunes gens, dans le tableau ou dans le miroir. De plus, la passion douloureuse conduit également les protagonistes à deux mouvements contradictoires : le dédoublement et le ressaisissement de soi, ce qui les mène bientôt à la mort.

27Cherchant à cultiver leur moi, en quête d’un idéal de sensibilité, les deux protagonistes du Portrait de Dorian Gray et des Cahiers d’André Walter éloignent tout objet de distraction, « comme si [leur] intériorité constituait à elle seule tout l’espace géographique et textuel ». Or cette forme privilégiée de l’introspection se mue bientôt en analyse éprouvante, voire aliénante, quand l’image rendue vivante fait de l’individu le simple reflet de son reflet. Pour y échapper, la tentation de la volupté (illustrée la théorie du nouvel hédonisme chez Wilde) tend à s’élargir à toutes les expériences, bonnes au mauvaises, ou, pour André Walter, à un désir suicidaire de rester prisonnier de son monde intérieur. La folie aura raison de ces deux moi hypertrophiés avec cependant une différence notable puisque l’angoisse de la « stérilité du narcissisme » chez Gide n’apparaît à aucun moment chez Wilde. En outre, l’évocation du livre qu’écrit André Walter, intitulé Allain, et la mention d’un mystérieux « livret jaune » confié à Dorian par lord Henry, participent d’un effet de mise en abyme dans les deux romans : par-delà la réflexion sur le genre romanesque, l’oeuvre de Gide propose ainsi un « roman du romancier », en suivant la démarche d’écriture – voire de réécriture de fragments d’autres écrivains – de son protagoniste, quand Dorian fait exclusivement figure de lecteur-spectateur. Il s’agit ainsi de mettre l’oeuvre au service d’une divinité, dans une démarche qui allie sacrifice et négation de l’individu. Chez Wilde au contraire, « l’oeuvre seule, objet autonome, a valeur absolue », et le créateur est secondaire. En cela réside la différence la plus grande entre Wilde et Gide, pour qui il s’agit de « mettre le génie dans sa vie ». La crise des représentations trouve par conséquent dans Les Cahiers d’André Walter et Le Portrait de Dorian Gray une illustration d’autant plus pertinente qu’elle réactive le mythe de Narcisse pour figurer l’éclatement de la notion de sujet, qu'il soit récepteur ou créateur d’une oeuvre artistique.

28Si le processus de « conversion des signes », qui consiste à transformer tout ce qui est de l’ordre du négatif en positif et va donc dans le sens d’un changement de société est à l’oeuvre dans Arcane 17 d’André Breton, il peut être élargi, d’après Elise Champion, aux réécritures des figures mythiques de Médée et de Cassandre chez Christa Wolf. Entendu tout d’abord comme un accomplissement dans le parcours de la prose narrative d’André Breton depuis Nadja, Arcane 17 présente une figure féminine « de la résolution dialectique », en ce qu’elle matérialise le passage de l’annonce de l’espérance à son accomplissement. Chez Christa Wolf, Cassandre et Médée représentent « les étapes nécessaires d’un projet global de réécriture des mythes » : chacune des deux femmes représente le double opposé de l’autre, posant la question de la responsabilité individuelle et collective face à la connaissance du mal et à la douleur éprouvée. Si le héros masculin est montré comme un homme prisonnier des codes sociaux et finalement incapable d’agit librement, c'est le rôle de la femme qu’interroge Christa Wolf en modifiant, comme André Breton le fait lui-même, les invariants du scénario mythique originel pour faire de ces mythes de femmes monstrueuses des figures de la rédemption. Le processus d’inversion redouble le cri de Mélusine pour la réintégrer dans le monde des humains, ce qui permet au poète de suivre la femme dans le monde merveilleux de la poésie et du rêve, monde dans lequel elle erre. Quand le cri mythique de la femme double devient le cri symbolique de fraternité et d’amour, qu'il convient de susciter chez toutes les femmes, ainsi qu’entend le faire Christa Wolf, la réécriture du mythe donne naissance à un mythe nouveau, où le féminin prend le pas sur le masculin, et condense en elle-même toutes les luttes contre l’ordre établi, prônant les trois principes majeurs du surréalisme : l’imagination, l’amour et le rêve. Ainsi, « métamorphosée, elle [Mélusine] devient le symbole de la lumière et du salut terrestre. Médée connaît la même évolution, qui, magicienne maléfique, devient guérisseuse originelle ; en montrant une figure de victime n’ayant jamais connu de crime, Christa Wolf fait de Médée une figure lumineuse dont la voix met en scène sa propre responsabilité : seul le système patriarcal est à l’origine des crimes commis, et la dimension féministe de la modification du mythe apparaît alors clairement. Mais il s’agit aussi de montrer qu’une société peut sciemment organiser la barbarie, ce qui renvoie en filigrane au passé allemand durant la seconde guerre mondiale. A ce titre, la façon dont Médée appréhende le culte des morts chez les Corinthiens est représentative de la figure nouvelle que lui assigne Christa Wolf : si ce culte fait de la mort la limite absolue du pouvoir, il représente la peur de ce qui est différent, transposant ainsi la crainte de la mort sur celle de l’étranger concret. Ainsi, « la société malade lui [à Médée] attribue les morts dont elle a besoin pour conserver un sentiment de prise sur la vie ». Ainsi, « Médée s’affranchit de ses crimes et révèle sa nature purement salvatrice » : la magie de la reconstruction mythique fait d’elle une figure de l’éternelle jeunesse. Ainsi réhabilités, les personnages de Mélusine et de Médée prennent leur place dans l’organisation de la société et contribuent à la faire évoluer positivement.

29Connu pour ses pièces mettant en scène l’homme aux prises avec l’histoire, Heiner Müller présente dans une série de textes réunis sous le titre Le Dieu Bonheur la figure de l’ « ange de l’histoire », manifestement empruntée à Walter Benjamin, ainsi que le caractère fragmentaire et inachevé des Voyages du Dieu Bonheur de Bertold Brecht.

30A l’opposé d’une conception historiciste de l’histoire, entendue comme un progrès inéluctable, Walter Benjamin assigne à celle-ci la mission de « sauver » le passé et le futur coextensif à notre présent. « Le temps historique peut être revu [...] car l’intelligibilité historique provient pour Walter Benjamin de la rencontre entre un moment du passé et un moment du présent, ce qui génère une herméneutique de l’histoire », écrit Tessa Charuel. Ainsi, un « choc dialectique » qui consiste à confronter passé et présent fait renaître l’espérance par l’irruption de l’utopie, qu'il nomme Rédemption, dans le présent.

31La figure de l’ange nouveau, inspirée d’une aquarelle de Paul Klee, représente un ange poussé vers l’avenir, auquel il tourne le dos, par la tempête du progrès. L’allégorie semble donner à lire, à travers l’impuissance de l’ange, la responsabilité de l’historien et de l’écrivain face à l’histoire leur rôle serait de faire sortir les hommes d’une vision réductrice de l’histoire.

32Outre qu’il s’inspire de la conception benjaminienne de l’histoire, Heiner Müller dénonce, dans sa réécriture critique des Voyages du Dieu bonheur, intitulée « l’Ange malchanceux », à partir de 1958, la « simplification volontaire » qui caractérise la conception du communisme chez Brecht. Les Voyages présentent des tableaux métaphoriques des échecs du communisme dans un monde manichéen où le Bien serait incarnée précisément dans la « figure ronde » du Dieu bonheur brechtien, dans un monde envisagé comme harmonieux et soumis à une vérité universelle. Or cette conception et cette image ne sont plus valables chez Heiner Müller : pour lui, le monde est constitué de « fragments en lutte les uns contre les autres », et les Voyages du Dieu bonheur détournent le Dieu bonheur brechtien, réduit à n’être qu’un ballon mis en jeu de différentes manières dans le texte de Müller. Les variantes qu’introduit Heiner Müller dans la représentation de « l’ange malchanceux », titre du dernier fragment des Voyages, témoignent d’une conception de l’histoire imprégnée de la vision benjaminienne l’ange, qui semble représenter le passé et attend l’histoire, et l’idée de « remettre l’histoire en marche » consistant à reprendre « l’histoire discontinue des vaincus » en lieu et place de celle des vainqueurs. Pour être réactualisé, le passé doit être sauvé de l’oubli au présent, et cette mission incombe plus spécifiquement à Heiner Müller qui vit au jour le jour « l’utopie au pouvoir » en RDA. Cette lecture éclairante, quoiqu’un peu elliptique par endroits, est d’autant plus efficace qu’elle procède d’une démarche comparatiste qui associe étude génétique, histoire et philosophie politique.

33Etudier les prostituées Sonia, Elisa et Isidora, héroïnes respectivement de Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, La Fille Elisa d’Edmond de Goncourt, et La Deshederada de Benito Perez Galdos comme personnages romanesques, permet de dépasser une lecture d’ordre historique et sociologique, ou de réduire les romans dans lesquels elles apparaissent, à leur seule appartenance aux courants réaliste ou naturaliste. Les trois «filles » présentent des différences notables ; Sonia est une fille « à numéro » mais on itinéraire dans Crime et châtiment est d’ordre ascensionnel, tandis qu’Elisa est avant tout une fille « de maison », et qu’Isidora ressortit au personnage de ma femme entretenue. C'est l’analyse comparée, comme l’annonce Marjorie Rousseau, qui permet de dégager une « image cohérente de la prostituée ».

34Le personnage romanesque est marqué tout d’abord par une forte détermination sociale, géographique et familiale, caractéristiques du roman réaliste, et a fortiori naturaliste : les trois filles sont originaires de milieux provinciaux ou peu fortunés. Toutefois, si Isidora et Elisa renvoient aisément aux prostituées de l’imagerie populaire, Sonia se distingue d’elles par son caractère angélique. Exclues de la société, les prostituées sont contraintes de quitter l’univers familial, et peuvent subir un enfermement, au propre comme au figuré. C'est leur caractère enfantin qu renforce cette exclusion, et, dans le cas de Sonia, qui confirme le caractère oxymorique de ce personnage partagé entre souillure et pureté.

35Selon une lecture psychanalytique, le personnage d’Isidora « n’a toujours pas dépassé ce stade infantile du roman familial », selon Marjorie Rousseau, dans la mesure où elle s’imagine des origines nobles qu’elle n’aura de cesse de revendiquer. Devenue obsessionnelle, cette quête la conduit à la folie, ce qui la rapproche du personnage d’Elisa : les symptômes de l’hébétude complète qui la saisit après son emprisonnement sont analysés avec la précision clinique du naturaliste. Chez Sonia Marmeladova, la forme d’expression physique du désarroi, allant jusqu’à l’épouvante, renvoie à l’image du fol-en-christ, de l’ « innocente » (jurodivaja). Etrangère au monde, Sonia l’est d’autant plus qu’elle n’est jamais envisagée selon un point de vue interne son intériorité échappe totalement au lecteur, contrairement à celle d’Isidora et d’Elisa qui se livrent à de longs monologues : oscillant entre démesure et innocence, Sonia est le personnage du dialogue et du don. Mais si la parole est en échec pour les trois personnages, et c'est surtout la proximité avec la mort qui les caractérise enfin, comme ultime avatar de leur absence au monde, qu'il s’agisse d’une mort symbolique (par l’emprisonnement), ou d’un mort réelle (le meurtre de Raskolnikov, la condamnation d’Elisa). Soumises à une dualité (qui se révèle par l’apparence vestimentaire, mais aussi, pour Isidora, par la dissonance entre prénom et patronyme), les personnages romanesque des prostituées invitent par conséquent à une relecture des grands romans réalistes, et si Marjorie Rousseau propose, à la fin de son article, une évocation de Nana de Zola, mais aussi une vision quelque peu réductrice du personnage d’Emma Bovary, on aurait pu s’attendre également à ce que soient cités les noms de Boule de Suif ou de Fantine, même si les contraintes du format de l’article ont naturellement restreint le champ des références convoquées pour étayer cette étude comparée. L’analyse éclairante du caractère oxymorique de Sonia Marmeladova, chez qui la synchronie des deux états (pureté / prostitution) permet de dépasser une lecture traditionnelle de l’itinéraire de la pécheresse repentie, suggère d’autres ouvertures, et Marjorie Rousseau a su montrer dans cet article combien les rapprochements et les différenciations qu’appelle une lecture comparée peuvent donner lieu à des relectures aussi enrichissantes qu’inédites.