Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mai 2023 (volume 24, numéro 5)
titre article
Christophe Premat

Fraternités croisées, Arguments et l’école de Francfort

Crossed Fraternities, Arguments and the Frankfurt School
Thomas Franck, Adorno en France, La constellation Arguments comme dialogue critique, Presses universitaires de Rennes, 2022, EAN : 9782753583313.

1L’ouvrage de Thomas Franck, au-delà de son indéniable érudition, pose la question de la circulation de la théorie critique dans les années soixante entre l’Allemagne et la France en s’appuyant notamment sur le cas de Theodor Adorno, éminent penseur de l’école de Francfort. L’intérêt de cet ouvrage tient à ce qu’il révèle le rôle important de la revue Arguments (1956-1962) dans la construction d’un espace de dialogue et de respiration au sein du marxisme critique. Selon l’auteur,

les échanges culturels qui se construisent avec les argumentistes gagnent eux aussi à être compris en fonction d’affinités d’habitus, de trajectoires idéologiques, de formations philosophiques communes, d’intérêts culturels croisés ainsi que de parcours de vie similaires, marqués par une lutte antifasciste et, pour la plupart, par un exil ou une clandestinité politiques (Franck 2022, p. 27)1.

2En effet, la comparaison des pensées de Theodor Adorno et de Kostas Axelos est éloquente, elle montre comment l’expérience du fascisme génère une conscience fondamentale du fait autoritaire. Ainsi, Adorno est certainement influencé par cet esprit autonome soucieux de ne jamais naturaliser les catégories sociales, comme ce fut la tendance naguère d’un certain courant de la sociologie française, ni de basculer en dehors des rapports sociohistoriques de domination. La visée est celle de l’émancipation rendue possible par une théorie critique pointant les logiques de l’obéissance inscrites au sein de la société capitaliste.

L’école de Francfort et le milieu intellectuel français

3Quiconque s’intéresse à l’histoire des transferts culturels rencontre vite la revue Arguments, qui a joué un rôle fondamental dans la réception des théories de l’école de Francfort et le dialogue avec Adorno. Les revues constituent des lieux importants dans la France des années 1950 et 1960, car elles sont le plus souvent animées par des groupes soucieux de trouver une voie critique originale. Les thèses de l’école de Francfort et en particulier d’Adorno et de Horkheimer ont permis à la revue Arguments d’affiner leur compréhension critique de la pensée marxiste traditionnelle. En France, ce sont davantage les revues qui assument le dialogue intellectuel et politique à l’instar de Socialisme ou Barbarie (1948-1967) et d’Arguments (1956-1962). Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces revues ont été fondées entre autres par des exilés grecs à Paris, Cornelius Castoriadis et Kostas Axelos (Jollivet et alii 2011). Il n’est pas étonnant que Theodor Adorno, marqué par une culture francophile, ait noué des contacts proches avec les argumentistes dans une période mouvementée pour cette école de Francfort. Paris et la France ont constitué un lieu d’accueil et d’ouverture pour cette théorie critique avant l’exil américain de cet Institut. À la fin des années 1930, Theodor Adorno a effectué plusieurs séjours parisiens au cours desquels il rencontra entre autres Benjamin et Kracauer. Cela lui permit d’être le médiateur informel entre les milieux parisiens et les penseurs de la première génération de l’école de Francfort avec un respect et une amitié envers le philosophe Raymond Aron.

4L’histoire et la littérature françaises retiennent l’attention des penseurs allemands comme en témoigne la correspondance entre Adorno et Horkheimer. Même si ces échanges entre intellectuels français et allemands sont importants, avec d’un côté Benjamin, Pollock, Sohn-Rethel, Kracauer, Horkheimer et Adorno et de l’autre Aron, Koyré, Halbwachs, Groethuysen, Bouglé, Leroy, Polin, Demangeon, Honigsheim et Duprat, la théorie critique de l’école de Francfort suscitait des questionnements dans le champ français, d’autant plus qu’Adorno avait pris ses distances vis-à-vis des travaux de Benjamin. Thomas Franck montre dans ce livre qu’il n’existe pas réellement d’unité intellectuelle au sein de l’école de Francfort, mais plutôt une constellation de pensées qui rend sa réception en France assez problématique. En effet, Benjamin avait produit sa théorie critique de la technique dans l’art qui avait tendance à détruire l’aura des œuvres d’art comme c’est le cas avec la photographie où les clichés sont reproductibles à l’infini avec parfois impossibilité de distinguer la copie de l’original (Benjamin [1935] 2013). Adorno interprétait plutôt l’aura comme un voile et préférait analyser les manifestations d’une forme de fétichisme culturel dans le prolongement des travaux marxistes. Au cours de cette période, ses travaux sur la littérature française et l’essai ont mis en évidence le choix d’une esthétique du fragment à l’instar des nouvelles de Maupassant (p. 54). Les échanges épistolaires entre Adorno et Benjamin révèlent une prise de conscience de la gravité de la situation géopolitique, car comme le signalait Benjamin à Adorno dans sa lettre datée du 2 août 1940 :

je suis condamné à lire chaque journal (ils ne paraissent plus que sur une feuille) comme une notification qui m’est remise et à percevoir en toute émission de radio la voix d’un message de malheur. […] J’espère vous avoir donné jusqu’ici l’impression que même aux moments difficiles je reste calme. Ne croyez pas que cela ait changé. Mais je ne peux pas me dissimuler derrière le caractère périlleux de la situation. Je crains qu’il ne faille un jour compter ceux qui auront pu en réchapper (cité p. 57).

5La disparition de Walter Benjamin le 26 septembre 1940 fut un coup très dur pour Theodor Adorno, qui allait par la suite au cours de son exil américain consacrer ses travaux à la relation dialectique entre industrie culturelle, rationalité instrumentale et irrationnalité mythique dans Dialektik der Auführung et Minima Moralia (p. 59). Adorno est revenu à Paris en octobre 1949 mettant fin à un long exil de dix ans hors d’Europe. Il avait été en contact avec les milieux intellectuels français avec en particulier Georges Bataille et les éditions de Minuit. Marcuse, Horkheimer et Adorno avaient également une position très critique à l’égard de l’ontologie phénoménologique de Sartre ainsi que ses positionnements idéologiques du début des années 1950 (p. 62). Ainsi, pour Adorno, les années d’exil ont contribué à affiner sa critique de l’idéalisme phénoménologique des philosophes français, ce qui ne l’empêche pas d’être attentif aux évolutions de la revue Les Temps modernes et du mouvement existentialiste (p. 65). Le retour en Europe d’Adorno est marqué par un sentiment de mélancolie comme en témoigne sa lettre à Horkheimer du 28 octobre 1949 :

Le retour en Europe m’a saisi avec une telle force que les mots me manquent pour décrire. À travers les lambeaux de la pauvreté, la beauté de Paris transparaît, plus touchante encore qu’auparavant […]. Peut-être ce qui existe encore est-il condamné historiquement et en porte distinctement les traces, mais que ce soit encore là, un anachronisme en soi, fait pourtant partie du tableau historique et recèle le faible espoir que quelque chose de l’humain survive en dépit de tout (cité p. 65).

6Les années 1950 ont vu des échanges nombreux entre les milieux intellectuels français et allemand et montrent déjà qu’Adorno et l’école de Francfort ont de solides réseaux en France. Cela tient en partie au fait qu’une génération de philosophes français s’intéresse à la philosophie allemande. Ces échanges ont constitué une plateforme permettant à Adorno de nouer des amitiés avec les futurs argumentistes tels que Kostas Axelos et Edgar Morin (p. 74-75). L’École Pratique des Hautes Études (EPHE), le Collège de France et le CNRS ont permis à ces échanges d’avoir lieu avec des invitations de conférenciers de l’école de Francfort. C’est aussi une époque ou Adorno s’est intéressé plus spécifiquement à l’expérience esthétique et aux avant-gardes musicales. Dans ce contexte, la revue Arguments a joué un rôle de médiateur en publiant des articles d’Adorno : « “Hegel et le contenu de l’expérience”, des fragments des Minima Moralia, des extraits de la Dialektik der Aufklärung (1959), ainsi que l’article “Musique et technique, aujourd’hui” (1960 » (p. 84). La revue a publié d’autres textes de penseurs de l’école de Francfort et constituait un lieu d’ouverture pour des intellectuels soucieux d’entretenir un rapport critique au marxisme avec le primat d’une désintoxication idéologique.

Kostas Axelos, le médiateur intellectuel

7L’ouvrage de Thomas Franck souligne le rôle déterminant de Kostas Axelos dans l’accueil de la théorie critique de l’école de Francfort. Le philosophe grec est passionné par les pensées d’Heidegger et de Marx, ce qui le conduit à construire une réflexion sur les enjeux de la technique. Kostas Axelos fut l’interprète du philosophe Heidegger lors du colloque de Cerisy-la-Salle de 1955 et s’est engagé dans une voie intellectuelle hétérodoxe avec une double filiation marxiste et heideggérienne (p. 113)2. Kostas Axelos est lié aux éditions de Minuit qui a publié les traductions des œuvres d’Herbert Marcuse. Il fut le directeur de la collection « Arguments » pour le compte de cette maison d’éditions avec un clin d’œil aux thématiques de la revue Arguments3. Vers la fin de l’époque de la revue Arguments, il a publié Marx, penseur de la technique en 1961, Héraclite et la philosophie en 1962 puis Arguments d’une recherche en 1963 et Vers la pensée planétaire en 1964. Comment ne pas voir les résonances de la pensée de Marcuse dans les thèses portant sur la technique planétaire ? En l’occurrence, la traduction française de L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse est assurée par Monique Wittig en 1968 aux éditions de Minuit. Axelos est lui-même séduit par le style aphoristique d’Adorno, ce qui a sans doute stimulé une innovation dans sa propre poétique fragmentaire. Les réflexions d’Adorno sur la littérature sont à lire à la lumière des articles de la revue Arguments d’autant plus que par la suite les éditions de Minuit ont largement fait connaître les écrivains du Nouveau Roman (p. 203).

8Thomas Franck revient sur les analyses de l’œuvre de Marcel Proust par Adorno. En réalité, la particularité de l’approche adornienne tient à l’esthétique fragmentaire comme si À la recherche du temps perdu révélait les caractéristiques d’imaginaires sociaux en train de disparaître. En analysant les passages du Temps retrouvé de Marcel Proust décrivant Robert de Saint-Loup, Adorno mettait en évidence la disparition d’un « habitus aristocratique et dandystique » (p. 120). Robert de Saint-Loup est moqué jusque dans ses postures qui ne sont que les vagues reflets mécanisés et stéréotypés d’un ethos anachronique, ce qui met en relation une Weltanschauung (conception du monde) avec des Abschattungen (esquisses, profils, p. 135). De facto, la littérature offre des types reflétant des imaginaires sociaux en transition. En outre, Thomas Franck souligne la proximité entre les analyses de Lucien Goldmann dans Le Dieu caché et celles d’Adorno dans ses Recherches dialectiques (p. 143). La pensée d’Adorno s’est attachée à montrer comment la raison des Lumières pouvait produire son négatif via des formes irrationnelles mythologiques émergeant dans l’Histoire. La possibilité d’un développement contradictoire des sociétés est maintenue dans cet éclairage adornien.

Esthétique d’une déconstruction avant la lettre

La revue comblait un vide. Nous n’appartenions à aucune des orthodoxies ou hétérodoxies existantes, à aucune école de pensée, à aucune structure politique ni à aucun mouvement littéraire ou artistique. Elle visait à créer un espace de recherche, de pensée et de discussion qui n’existait pas ailleurs, où un chef d’école ou un -isme quelconque dominait. Nous étions orientés vers un au-delà du marxisme et de l’existentialisme, nous essayions de mettre en œuvre une pensée multidimensionnelle et anticipatrice4.

9Voici ce qu’écrivait Kostas Axelos en revenant sur le climat intellectuel de la revue Arguments. Cette liberté de style et de ton a sans aucun doute été propice à la diffusion de la théorie critique en France avec les thèses de l’école de Francfort. La démystification des idéologies et la critique culturelle constituaient les deux piliers de ces nouvelles philosophies. Thomas Franck relève dans cette revue l’usage systématique des préfixes privatifs dé-(« démystifier » « dé-dogmatiser », « dé-réifier », etc.) pour éviter tout piège idéologique et tout fétichisme du langage qui serait de nature à restaurer une posture autoritaire (p. 151, p. 158). Les articles de Morin, Duvignaud, Barthes, Greimas, Gabel, Axelos portaient finalement sur une critique épistémologique des cadres de la connaissance et des pratiques culturelles (Ideologiekritik et Kulturkritik). Les analyses du Nouveau Roman s’inscrivent dans ce contexte de déconstruction même si le terme n’apparaît pas, car il s’agit avec Sarraute et Robbe-Grillet de mettre en crise le canon esthétique du roman centré autour d’une histoire et d’une psychologie des personnages (p. 165). Adorno a analysé de manière très juste L’Innommable de Samuel Beckett où l’organisme est réduit à des « mouvements de survie » (p. 171). Dans les années 1960, les études d’Adorno sur la musique ont complété ses recherches antérieures entamées pendant son exil américain pour mettre en lumière le vieillissement d’une musique d’avant-garde, comme si l’ancrage social et historique d’une œuvre musicale ne pouvait être effacé. La praxis transformationnelle joue de cette dialectique entre formes esthétiques et formes politiques. Pour Adorno et l’école de Francfort, il importe de dissocier l’auteur de son œuvre sans pour autant gommer le contexte qui entérine l’imprégnation sociale de l’œuvre (p. 195). Dans cette optique, l’œuvre balzacienne peut être interprétée en faisant référence à l’accumulation capitaliste des biens qui se trouve présente dans les descriptions des biens matériels des personnages. En quelque sorte, l’entreprise de La Comédie humaine révèle l’humanisme bourgeois triomphant profitant des nouveaux modes de privatisation des appareils de production après la Révolution française (p. 198).

Les illusions du technicisme

10La dernière partie de l’ouvrage montre les convergences des pensées des argumentistes et des tenants de l’école de Francfort sur le devenir de la technique. Marcuse a présenté la façon dont la technique se traduit par une obéissance des individus alors qu’elle prétend les libérer. Cette illusion d’émancipation devient le moteur d’un mensonge civilisationnel qu’Axelos aborde sous un angle plus phénoménologique avec le « jeu du monde » (p. 209). L’industrie culturelle renforce la diffusion de cette idéologie consumériste indifférenciant les relations conflictuelles entre les classes sociales. Cette nouvelle idéologie technicienne s’empare progressivement de toutes les sphères de la vie sociale et accompagne un mouvement de bureaucratisation de tous les appareils politiques et économiques (p. 235). Dans Éros et civilisation, Marcuse approfondit les thèses freudiennes de la répression du principe de plaisir par le principe de réalité à partir de l’analyse de la domination technicienne (p. 243). L’hypothèse de la sur-répression est posée pour indiquer l’évolution des dispositifs de contrôle des masses. Cette position est formulée en d’autres termes par Kostas Axelos qui perçoit dans le monde une dialectique entre cette domination bureaucratique et l’errance de l’Être (Premat 2017, p. 99-114).

Le règne planétaire de la technique moderne paraccomplit un appel très archaïque, implique une dimension mythologique. L’époque est mytho-techno-logique. La technoscience s’empare de tout, approfondit et étend sa domination (Axelos 2001, p. 26).

11Dans le passage ci-dessus, Kostas Axelos est resté malgré tout fidèle à une certaine terminologie heideggérienne même si son diagnostic était similaire à celui d’Adorno et de Marcuse (p. 283). Les discours des argumentistes et des penseurs de Francfort soulignent in fine les impasses de la société technicienne.

***

12L’école de Francfort et la revue Arguments nous ont laissé un héritage précieux pour dénoncer toutes les formes rampantes d’autoritarisme déguisées au sein de la société technicienne. L’attention à la création esthétique en général est un point commun qui montre comment la pensée d’Adorno par exemple a pu se nourrir des contacts avec le milieu intellectuel français. Il y a bien une constellation, c’est-à-dire des liens de fraternité entre cette revue et cette école qui se rejoignent sur la nécessité de l’analyse culturelle et idéologique. L’originalité de cet ouvrage, malgré son titre, n’est pas de se centrer uniquement sur la francophilie d’Adorno, mais de montrer comment une revue et une école ont pu renforcer leurs thèses respectives à partir d’un dialogue épistémologique fécond. Le privilège de la forme fragmentaire donne une liberté à ces penseurs qui ne souhaitent jamais ériger leur pensée en système.