Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Corentin Bouquet

Vies et morts du surréalisme : quelle actualité après 1940 ?

Lives and Deaths of Surrealism: what Relevance after 1940?
Olivier Penot-Lacassagne (dir.), (In)actualité du surréalisme (1940-2020), Paris : Les presses du réel, 2022, 592 p., EAN 9782378962661.

1Au sein d’une production critique qui peine à extraire le surréalisme d’un entre-deux-guerres parisien certes fécond, mais insuffisant pour pleinement apprécier la dynamique de l’écart (absolu) à l’œuvre dans le mouvement, l’actualité éditoriale fait aujourd’hui la part belle à la réévaluation d’un surréalisme trop injustement déconsidéré qui, depuis 1940, a su se renouveler devant les exigences de son temps (Foucault, 2022). L’étude collective (In)actualité du surréalisme (1940-2020) dirigée par Olivier Penot‑Lacassagne propose de parcourir les huit décennies qui séparent l’exil américain d’André Breton de la vague d’hommages qui nous attend pour la célébration du centenaire de la fondation du mouvement.

2Regroupant une trentaine d’essais, l’ouvrage part d’un constat dont les termes sont empruntés à Annie Le Brun : à l’heure d’une « marchandisation de la différence » paradoxalement normalisée (p. 19), que reste-t-il du surréalisme ? Que peut encore nous dire, presque un siècle après la publication du premier Manifeste, un mouvement donc les actes de décès précipités se suivent et se ressemblent depuis L’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau en 1945 ? Bref, quelle est la part (in)actuelle, vivante et irréductible du surréalisme qui ne saurait s’achever en 1939 ? Pour O. Penot‑Lacassagne, cette permanence tient avant tout à sa « puissance de refus et de sécession » (p. 20), cette intransigeance à l’égard de l’existence, conformément au projet énoncé par Breton dans l’hommage qu’il rend à Artaud en 1946 : « transformer le monde, changer la vie, refaire de toutes pièces l’entendement humain1. » Le surréalisme ne saurait faire de concession, et c’est en cela qu’il peut encore avoir une valeur performative. De là, une approche politique de la pensée surréaliste qui ne saurait toutefois ignorer les productions poétiques, picturales, cinématographiques de son époque.

3En cela, l’ouvrage inscrit le surréalisme dans la dynamique des cultural studies, discipline inscrite de longue date dans l’étude et l’appréciation du mouvement aux États-Unis, comme le rappelle Effie Rentzou au cours de sa « Brève histoire critique du surréalisme aux États-Unis ». Là se trouve à nos yeux l’une des grandes qualités de cette étude collective : si chaque essai remet dans son contexte « la riche complexité des affrontements et des confrontations » d’alors (p. 18), le souhait de raviver le mouvement du surréalisme à travers le temps se manifeste également par la publication de tracts surréalistes qui, sans redites, offrent des éclaircissements efficaces parce qu’actuels à la production critique. « Rupture inaugurale » (1947), « Hongrie, Soleil levant » (novembre 1956) ou encore « Pour Cuba » (mars 1968), autant de déclarations collectives qui rappellent que le surréalisme n’a pas succombé au piège de l’immobilisme dans lequel ses détracteurs les plus véhéments (contemporains ou non) auraient souhaité qu’il tombe. Cette approche synchronique du surréalisme est renforcée par les nombreux encadrés qui parsèment le livre et replacent les débats dans la vaste histoire des idées et des mentalités depuis 1940, des membres de La Main à plume à Annie Le Brun, en passant par Artaud et les propos (réducteurs) de Bernard-Henri Lévy. À ce titre, l’ouvrage n’hésite pas à faire dans la contradiction avec le grand récit surréaliste de l’après-seconde-guerre. O. Penot-Lacassagne l’affirme d’ailleurs, (In)actualité du surréalisme ne doit pas s’appréhender comme une « défense » du surréalisme mais bien comme une interrogation « [d]es discours et [d]es récits dont il a été l’objet depuis les années 1940 » (p. 17). Transparaît dès lors une volonté d’exhaustivité pour rendre compte des trajets empruntés par le, ou plutôt les surréalismes, dans une logique d’héritage et de rupture.

Itinéraire(s) surréaliste(s)

4Le surréalisme n’est pas mort en 1939. Il est vrai que le départ en exil de Breton et de membres illustres freine son expansion à leur retour en 1946. Pire, la publication du Déshonneur des poètes de Benjamin Péret entérine la mise au ban du mouvement dans le champ littéraire et intellectuel gagné à la cause du Parti communiste et de l’existentialisme. Néanmoins, cette marginalité autant subie que recherchée va servir d’impulsion à ses auteurs et artistes pour rendre nécessaire l’actualité surréaliste dans son inactualité extérieure. Ruptures et continuités rythment ainsi la vie d’un mouvement marqué par une évolution constante : des surréalismes se forment en France dès 1940, au gré des (dés)accords internes et externes, pratiquant le pas de côté dans un demi-siècle ultra-polarisé.

5De cette façon, le groupe de La Main à plume, formé entre l’automne 1940 et l’été 1941, fait du surréalisme un moyen de lutte poétique sous l’Occupation. Regroupant artistes et poètes de France et de Belgique, le collectif, s’il se réclame de Breton, se place pourtant dans une logique de rupture. Pour Léa Nicolas-Teboul, La Main à plume est en cela « le premier groupe surréaliste qui a déjà le surréalisme en héritage » (p. 46). L’activité du groupe, qui se réclame toujours du mouvement de l’entre-deux-guerres, se veut critique et réflexive dans une tentative de perfectionner le surréalisme. Forte d’« un usage stratégique et situé de la parole surréaliste » en temps de guerre (p. 51), cette forme de dissidence met l’accent sur le caractère collectif de la poésie qu’elle pratique, en particulier dans le recours au fragment. Cette écriture en héritage, polarisée autour de Novalis, permet de contourner la censure allemande tout en trouvant implicitement son équivalent pratique dans le marxisme. Une fois établie, la convergence du poétique et du politique doit alors participer au renouvellement de l’activité surréaliste par la promotion de nouvelles disciplines à l’instar de l’intraphysique.

6L’actualité du surréalisme est assurée au moment où tout conspire à le faire taire. Néanmoins, la position radicale de La Main à plume l’empêche de rejoindre les rangs du surréalisme régulier au moment du retour d’exil de Breton. Le mouvement orthodoxe, désormais acquis à la cause du socialisme utopique de Fourier, conteste en effet l’hégémonie du Parti communiste et adopte une posture résolument anti-stalinienne dans une après-guerre qui consacre le « parti des 75 000 fusillés ». Face à cette « fuite en dehors du réel » qu’il dénonce, le groupe hétérodoxe va quant à lui mobiliser un certain héritage matérialiste qui va dépasser les dissensions entre surréalistes belges et dissidents français, et contribuer à la naissance du Surréalisme Révolutionnaire. La rupture avec un surréalisme « idéaliste » est définitivement consommée ; la question politique prime désormais par la résolution du faux dilemme entre le « changer la vie » rimbaldien et le « transformer le monde » marxiste de l’entre-deux-guerres en confiant la responsabilité de l’action politique au Parti communiste. L’activité surréaliste serait déterminée par la « nécessité historique » tout en valorisant, dans la continuité de l’activité résistante, l’expérimentation. Le vocabulaire scientifique que le collectif adopte permettrait alors, selon Anne Foucault, de se fondre dans la rhétorique marxiste en rompant avec une conception idéaliste du surréalisme. Et si le groupe est sommé par le P.C. de mettre fin à ses activités en avril 1948, l’expérience révolutionnaire servira de linéament pour de nouvelles avant-gardes qui conservent avec le surréalisme une relation en demi-teinte.

7Le surréalisme historique est également vivement attaqué par de nombreux auteurs affiliés au Parti. La critique la plus virulente provient notamment de Sartre qui, tout en évacuant le surréalisme de l’histoire littéraire, accuse ses auteurs de faire partie de la bourgeoisie pour avoir trop sacrifié à l’imaginaire. Révoltés sans révolution, les surréalistes sont jugés coupables par le théoricien de l’engagement de fuir toute responsabilité auctoriale par le recours à l’inconscient, quand l’action politique nécessité un effort réfléchi. Et bien qu’il reconnaisse le surréalisme comme « seul mouvement poétique de la première moitié du xxe siècle2 », c’est pour mieux signaler son échec dans la libération de l’homme et du désir. Cette position, qui témoigne d’une volonté d’établir l’hégémonie de l’existentialisme, ne reste pas sans contradicteur. Les Temps Modernes, revue d’envergure, trouve malgré tout comme réponse surréaliste, certes minoritaire mais contestataire, les revues Néon, Médium ou encore Le surréalisme même qui signalent l’actualité dérangeante du mouvement dont on s’empressa de prononcer la disparition au sortir de la guerre.

8Les engagements artistiques et politiques, parfois polémiques, qui se succèdent dans les années cinquante et soixante témoignent également de la grande vivacité du mouvement. Depuis le soutien apporté à Gary Davis dans les pages de Néon aux billets anarchistes du Libertaire, en passant par la controverse avec Camus autour de la question de la révolte dont rend compte Jeanyves Guérin, les auteurs de l’ouvrage font du surréalisme un « organe » qui a encore son mot à dire dans cet après-guerre remodelé.

9« Nous n’avons pas fini d’avoir raison » peut-on ainsi lire dans la déclaration liminaire de La Brèche, revue surréaliste publiée entre 1961 et 1965, dont le titre insiste d’emblée, pour Marie-Paule Berranger, sur la posture offensive du surréalisme. Les objets d’étude y sont multiples, dans une logique militante : ésotérisme, anthropologie ou archéologie se situent, au-delà de tout sectarisme, dans le prolongement du fouriérisme et de l’alchimie, qui distinguent le mouvement « de l’esprit dominant de l’après-guerre, au risque de la marginalisation » (p. 260). La revue s’inscrit malgré tout de plain-pied dans une actualité esthétique dont elle se veut porteuse en s’ouvrant à la bande-dessinée, mais aussi critique face aux thèses du Nouveau Roman. Les articles savants réaffirment quant à eux la non-séparation de la politique, de la poésie et de l’ésotérisme qui sert de fil directeur aux différents numéros. Au-delà de tout charlatanisme, critique réservée aux « apprentis sorciers » de la revue Planète, les surréalistes n’hésitent pas à articuler leurs réflexions aux sciences, dont ils gardent une certaine méfiance mais qui leur servent à se prévenir contre toute fuite réactionnaire hors du monde en pleine Guerre d’Algérie. Si ses principes moteurs sont jugés inactuels, c’est néanmoins dans ce décalage assumé avec les théories de l’engagement que peut advenir l’Action surréaliste : pour l’indépendance de l’art et contre la poésie de propagande et les réquisitoires sartriens, c’est avec la réconciliation de la poésie, de l’éros et de la transformation sociale que serait recréée une langue qui puise « dans un fonds mythique inter-civilisationnel et un imaginaire commun aux “citoyens du monde” » (p. 282).

10Au-delà de tout dogmatisme, les auteurs de la revue se placent sous le signe de l’écart absolu qui marque une insoumission totale aux partis politiques, aux institutions, de même qu’aux tentatives de récupération par la société de consommation. L’influence d’Herbert Marcuse se fait grandement ressentir à cette époque et entre en résonance avec la pensée de Fourier. L’exposition L’Écart absolu de 1965 conjugue en effet les réflexions de l’auteur d’Eros et Civilisation au socialisme utopique contre la « désublimation répressive » de l’individu au quotidien (p. 489). Pour ce faire, précise Alain Joubert dans un entretien accordé à Anne Foucault, il s’agit de « faire surgir une approche poétique susceptible d’éveiller dans l’esprit du regardeur la possibilité d’un ailleurs où le merveilleux viendrait supplanter le dérisoire du quotidien totalitaire » (ibid.). La mise en scène, qui fait la part belle au Désordinateur, doit déstabiliser le spectateur pour lui signifier la teneur du « principe de réalité » et l’amener à s’interroger sur les conditions de son affranchissement. Ce déséquilibre est rendu nécessaire par le choix des œuvres qui assure une continuité d’esprit entre la première génération du surréalisme et celle de 1965 : le mouvement puise dans son inactualité pour ériger une pensée actuelle, en mouvement, à rebours des positions promues par les partis et les intellectuels affiliés.

L’héritage d’avant-garde en question

11Supposément révolu dans la théorie comme dans la pratique, le surréalisme a perdu en 1945 son statut dominant de l’entre-deux-guerres. Il est vrai que son entrée dans l’histoire artistique et littéraire sous la plume de Nadeau fragilise son actualité d’après-guerre ; mais plutôt que d’en sanctionner la « mort », souligne O. Penot-Lacassagne, l’auteur de L’Histoire du surréalisme appelle davantage au dépassement d’un mouvement qui, se voulant anti-artistique et anti-poétique, a malgré lui proposé un nouvel art et une nouvelle poésie. De là, la propagation de la thèse de « l’échec » historique du surréalisme, servant d’argument à une nouvelle génération d’avant-gardes qui, sur ses fondations, cherchent à pousser plus loin le projet de transformation de la société. Les contributeurs de cet ouvrage ne se conforment naturellement pas à cette position ; au contraire, tous participent à réinsérer le surréalisme tardif dans l’actualité artistique et politique de son temps, où il joue un rôle de figure tutélaire paradoxalement doublé de celui du grand indésirable pour les autres avant-gardes.

12Anna Trespeuch-Berthelot aborde le cas du collectif CoBrA, qui s’appuie sur les principes surréalistes pour en effacer les supposées scories en les réinsérant dans un projet révolutionnaire communiste non séparé du peuple. Ainsi, quand bien même Constant loue le Manifeste qui mit « à nu des sources de créativité jusqu’alors occultées3 », il s’oppose néanmoins à la démarche de Breton qu’il accuse d’idéalisme : prisonnier de « la maladie de la culture des classes », le surréalisme historique aurait délaissé la pratique plastique et l’expérimentation des nouvelles formes et renoncé à entraîner les masses dans son ambition politique. D’une façon similaire, Asger Jorn lui reproche le dévoiement de l’écriture automatique, perçue comme fin en soi, qu’il souhaite mettre au service d’une « révolution des mœurs et des pratiques artistiques » (p. 234). Pour lui, acte créateur et révolution ne doivent faire plus qu’un dans l’affranchissement des normes culturelles, esthétiques et sociales qu’ils incarnent.

13La même importance accordée à l’acte créateur, sous une approche différente, se retrouve dans le Lettrisme. Reprenant la « tactique de conquête » qui avait fait le succès du surréalisme, le mouvement d’Isidore Isou observe également des rapports ambivalents avec son aîné. S’il se sert du surréalisme pour justifier l’existence historique du Lettrisme, Isou, qui souhaite reconstruire l’homme en tant que sujet dominateur, s’en détache rapidement et y déplore l’effacement du sujet par une approche « confusionniste » de l’automatisme et du hasard objectif qui l’éloignerait du réel. Du côté d’une rationalisation mathématique, il souhaite réintégrer ces pratiques dans un système théorique composé de « Lois » qui ne sauraient laisser libre cours à l’irrationnel, à la magie et au chaos. Le « Changer la vie » surréaliste ne peut à ses yeux aboutir par son manque de concrétude, demeurant loin des sciences empiriques. Et même lorsque lettristes et surréalistes semblent partager les mêmes positions, parmi lesquelles leur anti-stalinisme, Isou reproche malgré tout à leur poésie de se mettre au service d’une cause extra-esthétique : pour lui, l’acte créateur ne saurait être aliéné à une cause « extérieure », irrationnelle et révolutionnaire. Isou montre là, pour Fréderic Alix, « le visage moins spectaculaire d’une sorte de volonté de retour à l’ordre » (p. 118). Bien qu’il mette en avant la nécessaire succession du Lettrisme au surréalisme, il apparaît avant tout effrayé « par ce qui lui semble être une entreprise de destruction ou de déconstruction politique » (p. 119).

14C’est en partie ce rapport à la créativité et au refus de toute révolution qui conduit Guy Debord à se détacher du Lettrisme pour fonder en 1952 l’Internationale Lettriste (I.S.). Pour se faire une place de choix dans le jeu des avant-gardes et dans une logique héritée d’Isou et de Breton, Debord va naturellement s’attaquer aux surréalistes dont il moque l’anti-stalinisme. Et bien que l’héritage surréaliste soit sensible dans certains concepts, parmi lesquels l’errance et la psychogéographie développée par Chtcheglov, le chef de file de l’I.S. va prendre le soin de gommer les traces de cette influence, jusqu’à consommer catégoriquement la rupture au moment du centenaire de la naissance de Rimbaud. En 1958, Debord repense l’échec du surréalisme : voulant renverser le système de « l’ordre social dominant », il perpétuerait malgré lui « les mêmes impuissances de la création culturelle4 ». Invité par Noël Arnaud à donner une conférence sur le thème « Le surréalisme est-il mort ou vivant ? », le désormais situationniste évoque l’ambivalence d’un mouvement entre revendication d’une liberté totale et surestimation de l’inconscient, au profit de ce dernier. De là l’échec de l’articulation de l’art et de la politique, aggravé par des circonstances extérieures (« régression de la révolution mondiale », « réussite d’un art surréaliste »5) qui consacreraient l’(in)actualité du surréalisme. Son absorption culturelle serait alors, pour reprendre Olivier Penot-Lacassagne, « exemplaire de l’incorporation anesthésiante des éléments oppositionnels par la société bourgeoise » (p. 321).

15Conséquence de ce conformisme, l’inadéquation des surréalistes avec leur époque. Le projet situationniste rappelle Anna Trespeuch-Berthelot, en pleine construction autour du technicisme, fait par contraste du surréalisme un avatar has-been, dépassé par l’évolution technicienne de la société. Malgré tout, l’admiration pour Breton subsiste mais ses « épigones » sont plus durement traités : Cabanel, Legrand, Benayoun, Bounoure et Mansour, qualifiés d’insignifiants, restent accusés de détourner les questions politiques.

16Cependant, le surréalisme n’est pas forcément sacrifié dans son ensemble sur l’autel de la révolution par les avant-gardes émergentes. Louis Janover retrace à ce titre l’itinéraire de la revue Front Noir qui se dresse elle aussi contre la séparation de l’art et de la politique. Certes, le surréalisme se trouve accusé de contribuer à l’obscurcissement de la conscience révolutionnaire et en cela de trahir son essence même. Toutefois, à la différence des autres avant-gardes de son temps, l’originalité de ce projet collectif est de trouver la « juste position » entre la révolution surréaliste (absolue dans l’idée, aujourd’hui dévoyée) et le socialisme de conseils « pour former un tout et de montrer que le lien particulier entre les deux nous aide à redéfinir le rapport entre la transformation du monde et le changer la vie » (p. 249). Pour cela, Janover souhaite allier ce qui lui paraît indépassable dans la réflexion révolutionnaire du surréalisme à une « éthique anonyme du mouvement révolutionnaire » (ibid.). Les principes subversifs du mouvement, évoluant au rythme des luttes politiques et culturelles du moment, sont évacués au profit de ses principes critiques, réinvestis pour garantir une continuité entre art et critique : « l’avenir, malgré tout, sera surréaliste » (p. 256).

Après Breton, le surréalisme ?

17La mort de Breton le 28 septembre 1966 rebat les cartes de la légitimité du surréalisme dans le champ littéraire et artistique français. Émilie Frémond s’intéresse notamment au bilan critique tiré par les collaborateurs de la Nouvelle Revue Française sur plus de quarante ans d’activité, « la question étant moins de savoir si le surréalisme a gagné, que ce qu’il a gagné (ou perdu) » (p. 288). Conformément à l’esprit de la revue, les démarches universitaires côtoient les approches artistique et littéraire du mouvement ; cependant, écrivains et poètes s’avèrent moins tendres que la communauté scientifique à propos de Breton, dont l’échec poétique est pointé du doigt : quoique certains dressent le portrait de l’auteur d’Arcane 17 en « héros du monde occidental » (ibid.), une grande partie des témoignages provenant du dehors signalent l’établissement d’un poncif surréaliste.

18Du dedans, le mouvement survit à son fondateur et s’organise au rythme de l’actualité politique avec la publication de L’Archibras où figure dans le premier numéro le texte de Jean Schuster « Pour un demain joueur ». Contre toute faiblesse apparente de l’activité collective, Schuster appelle à l’engagement sans réserve ainsi qu’au soutien de chaque membre aux instances révolutionnaires du monde entier, parmi lesquelles la guérilla cubaine occupa une place primordiale. S’appuyant sur les réflexions de Marcuse, Schuster redéfinit la mission du surréalisme comme le travail de sape du principe de rendement au profit du principe de plaisir. Pour cela, la revue ouvre ses pages à des auteurs n’appartenant pas au mouvement au nom de « l’éclectisme des méthodes6 ».

19Pourtant, si la revue se démarque par son numéro censuré au moment de mai 1968, l’événement insurrectionnel va rendre « aigu, puis proprement intenable, affirme Jérôme Duwa, un état de crise qui finit par avoir raison en 1969 du groupe surréaliste parisien » (p. 297). À partir du tract « Pas de pasteur pour cette rage ! », l’auteur retrace les dernières années officielles du surréalisme français avant son interruption par les journées de Mai qui réalisent son programme dans l’expérience « spontanée7 » de la révolte de la « jeunesse ». Le rôle de l’intellectuel, nécessairement repensé à l’aune des événements, réinsère le surréalisme dans l’immédiat politique jusqu’au point de rupture. L’accomplissement du projet surréaliste brise définitivement la cohésion d’un groupe déjà entamée depuis les discussions autour de la question cubaine. Les trop fortes divergences internes sur la marche à suivre vont mener à la publication du « Quatrième Chant » par Schuster où celui-ci s’interroge sur l’avenir du groupe. L’auteur y distingue un surréalisme « historique » a priori finissant d’un surréalisme « éternel » censé perdurer, au-delà du vocable, dans la « variable qui succèdera » au mouvement (p. 503).

20L’auto-dissolution paraît inévitable. De la polémique qui s’ensuit découleront deux positions distinctes. L’une, annoncée par Schuster dans la déclaration précédente, est la revue Coupure. Cette publication collective incarne pour Jérôme Duwa « le moment spéculatif de ce difficile effort de conscience qui n’avait pu être entrepris dans le temps de la dissolution du groupe » (p. 495). Pour ses auteurs, le temps n’est plus aux activités sous la forme d’un groupe militant mais à la coupure esthétique, politique et sans hiérarchie qui se manifeste autant dans leur traitement de l’actualité sociale, culturelle, judiciaire que dans la forme même de leur maquette. Si les idées développées ne sont pas neuves, elles ont le mérite d’être mises à l’épreuve « par des forces pour partie seulement renouvelées et indépendamment du grand mot de surréalisme, devenu consensuel et encombrant » (p. 498). La seconde position, à la suite de Vincent Bounoure, évacue la notion de groupe au profit du « mouvement seul » et désindividué de la pensée, « sans figures et sans signatures (sauf celles auxquelles oblige la responsabilité) »8. Peu évoqué dans l’ouvrage, le Bulletin de liaison surréaliste propose quant à lui de prolonger l’aventure surréaliste, « à charge d’en réinventer les formes, et plus encore, d’en rouvrir les voies […] » (1970, p. 1). Contrairement à Coupure, le Bulletin ne renie pas l’utilisation du terme surréalisme sans pour autant chercher à définir une ligne éditoriale stricte. Plus qu’une nouvelle revue surréaliste, cette publication est avant tout un moyen pour les surréalistes dispersés de prendre connaissance des productions d’autrui et « de [se] reconnaître et de retrouver si possible le goût d’agir ensemble » (p. 2).

Surréalisme made in U.S.A

21Davantage que de « simplement » restituer l’histoire du mouvement dans la société française, plusieurs contributions de l’ouvrage reviennent sur l’impact de la recherche sur les décentralisations esthétiques et politiques du surréalisme, abolissant l’idée d’un centre parisien autour duquel graviteraient quelques satellites internationaux. L’impact des milieux universitaires étatsuniens est à ce titre exemplaire.

22Retraçant l’histoire et l’évolution de cette réception, Effie Rentzou s’attarde sur quelques œuvres-clés de la critique outre-Atlantique pour témoigner de sa réactivité devant l’actualité surréaliste. Forte de ce fond critique conséquent, l’autrice insiste particulièrement sur le tournant théorique des années 2000, où les approches universitaire et muséale, harmonisées, sont marquées par un retour « à l’historisation et surtout à la contextualisation » des œuvres (p. 398), sans pour autant renoncer aux apports de la pensée poststructuraliste des décennies précédentes. Cette importance accordée au contexte et à l’histoire des idées va de pair avec l’extension géographique et chronologique du domaine de la critique surréaliste qui s’inscrit désormais dans une perspective transdisciplinaire. La recherche étasunienne réalise de cette manière le dépassement critique d’un surréalisme suranné, limité au cercle parisien essentiellement masculin de l’entre-deux-guerres. Effie Rentzou pointe dans cette réévaluation la place faite aux femmes dans le mouvement, la question du genre et de la sexualité ainsi que le caractère globalisé d’un mouvement qui échappe désormais à toute hiérarchisation.

23Olivier Penot-Lacassagne partage cette position lorsqu’il affirme la nécessité de rompre avec la conception universitaire d’un surréalisme « franco-français » en considérant le surréalisme de la seconde moitié du xxe siècle comme ce qu’il a toujours été : « pluralité polyphonique, diversité hétérodoxe » (p. 409). Contre l’idée d’une « dépossession », il s’agit pour la critique de s’extirper d’une appréciation monolithique et d’apprécier le surréalisme, les surréalismes, comme « culture itinérante » à l’aune du « global turn » qu’évoque Effie Rentzou (p. 403).

24Mettant à l’épreuve la théorie, O. Penot-Lacassagne aborde la question du surréalisme des États-Unis et distingue deux moments distincts. Il s’attarde dans un premier temps sur la période d’exil des années 1940, marquée par une diffusion compliquée du surréalisme français sur le Nouveau Continent. Malgré une jeune génération d’artistes locaux, les textes fondateurs, bénéficiant d’une diffusion restreinte (les deux manifestes ne seront traduits qu’en 1969), sont reçus froidement par la communauté artistique outre-Atlantique. De là, un décalage dans la réception des figures centrales du mouvement, Breton le premier, qui participe à la mise à distance des principes moteurs de la pensée surréaliste. Bien que des revues surréalisantes ou proprement surréalistes subsistent, force est de constater que la conception étasunienne du mot surréalisme « déroge à l’histoire nationale du mouvement, à sa bibliothèque européenne, à ses réticences et ses résistances, à ses enthousiasmes, ses querelles et ses rejets » (p. 38). Cette indépendance du nouveau monde trouve sa résonance la plus forte dans les débats autour de la peinture américaine. Malgré une période initiale marquée par un compagnonnage surréaliste, la peinture américaine fait rapidement sécession sous la plume de Clement Greenberg. Si le surréalisme n’a pas réussi à transformer la sensibilité des artistes américains, sa dimension poétique et littéraire a néanmoins permis à de nombreux peintres de s’extraire de l’influence de Picasso et Miró, légitimant de la sorte « une évolution salutaire et “positive” de l’art » (p. 42). Il s’agit désormais pour Greenberg de regarder en face la réalité américaine, industrialiste et bourgeoise, abandonnant l’idéalisme social promu par un surréalisme académique. Pour O. Penot-Lacassagne, le constat est limpide : « l’art moderne traverse le surréalisme, qui le stimule mais ne l’incorpore pas ». Plus encore, le rapport ambivalent au surréalisme a permis à la nouvelle peinture américaine « l’exploration de possibilités inédites qui l’évincent » (p. 43).

25Cet « outrepassement » (ibid.) annoncé du surréalisme doit être nuancé. En effet, la pensée surréaliste, sous des formes variées et variables, persiste et s’implante durablement aux États‑Unis dans les sixties comme la possibilité d’un autre monde que celui promu par l’American Way of Life, à l’aune des luttes qui parcourent la décennie. Aussi O. Penot‑Lacassagne s’attarde-t-il dans un second temps sur le Chicago Surrealist Group, point de rencontre d’individus qui, partout sur le continent nord-américain, entendent occuper une « position de véritables “spécialistes de la révolte”, en opposition absolue, en insurrection permanente » (p. 413). Faisant de Marcuse, encore davantage qu’en France, leur interlocuteur privilégié, les (non) Chicagoans partagent les réflexions de ce dernier sur l’impasse de l’autonomie « artistique » du surréalisme qui, non seulement l’empêche de dépasser la critique effective de la société, mais interdit également qu’on l’identifie à la praxis révolutionnaire. « Le surréalisme de Chicago n’est pas une duplication du surréalisme de Paris », précise O. Penot-Lacassagne (p. 417) qui insiste sur la position étasunienne en faveur d’un arctivisme réfutant le principe d’autonomie du surréalisme français en « privilégiant l’action directe sous toutes ses formes (boycott, sabotage, etc.) afin de combler le fossé entre politique et esthétique » (p. 418). Loin de disparaître comme son homologue parisien, le Chicago Surrealist Group demeure actuel quand éclatent les émeutes de Los Angeles en 1992. En rupture avec les institutions obsolètes de l’État et en soutien aux manifestants, le collectif s’empare du mot whiteness pour mieux le déconstruire, perpétuant de la sorte une critique de l’idéologie blanche inscrite de longue date dans l’histoire politique du surréalisme. Le mouvement se trouve alors plus que jamais au cœur de la lutte antiraciste dont les stratégies traditionnelles sont néanmoins contestées au profit d’une « imagination active », capable de mettre en place un changement de cap politique.

26Le surréalisme étasunien est de ce fait, encore aujourd’hui, profondément (in)actuel, « son actualité, revendiquée autant que déniée, résidant dans sa promesse d’ébranlement et de libération » (p. 424). Ses prises de positions, en faveur des minorisé·e·s, des subalternes et des exploité·e·s, témoignent de cet indésirable désir de performativité.

Pour une approche gynocritique

27Cette volonté de donner une voix aux invisibilisé·e·s se retrouve dans le courant « gynocritique » du surréalisme, mis en avant par Katharine Conley. Ce terme, à l’origine employé par Elaine Showalter en 1979, renvoie à « la création d’un cadre féminin pour l’analyse de l’œuvre littéraire des femmes » (p. 429). À l’origine étasunienne, la gynocritique apparaît comme le champ d’étude privilégié pour mettre en lumière tout un pan de l’histoire du surréalisme, occulté par cinquante ans de domination masculine. Katharine Conley développe à ce titre un panorama critique qui témoigne des combats menés pour réhabiliter la part féminine du mouvement et s’affranchir des dogmes conservateurs de l’époque. En insistant sur plusieurs grandes figures de la discipline telles que Gloria Orenstein, Whitney Chadwick, Susan Rubin Suleiman ou Mary Ann Caws, l’autrice souligne la nécessaire réactualisation du surréalisme par la mise en valeur de ses créatrices et réaffirme par la même occasion la misogynie d’un mouvement qui a contribué à leur invisibilisation. Mais l’approche gynocritique du surréalisme ne doit pas se limiter au mouvement historique. K. Conley affirme en effet le besoin d’interroger l’héritage surréaliste à travers l’étude plus globale de la production artistique féminine.

28Un éclairage théorique similaire se retrouve dans l’essai d’Audrey Lasserre consacré à l’influence surréaliste sur le militantisme politique en France avec le Mouvement de libération des femmes (MLF). Loin de s’estomper après l’auto-dissolution polémique de 1969, le spectre du surréalisme se met effectivement à nouveau au service de la révolution (sexuelle), au sein de certains groupes qui en réactualisent de manière critique la pensée. A. Lasserre observe que le MLF tout comme le surréalisme ont voulu rendre l’art à un usage domestique, conduisant la plupart des femmes du Mouvement à appeler à une redéfinition totale de l’art qui convoquerait « une spécificité de la création au féminin » (p. 446). Et si l’on retrouve dans certains groupes des pratiques héritées de l’avant-garde comme le cadavre exquis, c’est surtout avec l’ouvrage capital de Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, que la coïncidence des deux projets se fait le plus ressentir.

29L’autrice n’y épargne pas le surréalisme, qualifié de conservateur et réactionnaire. Sont ici frappantes les résonances avec la production gynocritique étasunienne précédemment évoquée par K. Conley : Gauthier s’emploie à dénoncer la vision surréaliste de la femme — femme nature et/ou femme fatale — qui « ne se définirait que par rapport au créateur, le plus souvent masculin » (p. 451). Mais les critiques fondées de ce rapport de domination n’effacent pas pour autant les accents différentialistes de l’œuvre surréaliste dans laquelle puise en partie Gauthier pour forger le concept de femellitude, dont la réception au sein du MLF reproduit pour A. Lasserre les débats entre surréalisme orthodoxe et surréalisme révolutionnaire au sujet « de la libération des femmes comme de la valence du féminin (différentialisme vs matérialisme) » (p. 454).

Présence contemporaine du surréalisme

30L’on pourrait penser que le surréalisme s’estompe en même temps que se dissipe l’ambition révolutionnaire dans l’ère néolibérale. Pourtant, O. Penot-Lacassagne remarque la persistance du vocable surréalisme dans les milieux militants étasuniens des années 2000. Plus que la réactivation d’une esthétique aujourd’hui affaiblie et assimilée par la culture dominante, « c’est ici la violence assertive d’un mot dont répondent quelques hommes et quelques femmes qui est restituée, jetée dans le présent et relancée » (p. 424). Le climat politique post‑11‑Septembre favorise la réactivation de la charge émancipatoire du surréalisme. L’auteur évoque à ce titre le cas de la déclaration surréaliste Poetry Matters!, rejointe en 2002 par plusieurs dizaines d’artistes pour dénoncer « l’action policière des médias » (the media police action, p. 425). Jusqu’à très récemment encore avec le mouvement Black Lives Matter, le surréalisme reste diffus dans les voix d’une contestation que les porte-paroles de la morale médiatique peinent à faire taire.

31Ces éditorialistes et plus généralement ces moralistes sont régulièrement accusés en France de manquer de rigueur quant au surréalisme. Davantage qu’une émanation critique et surtout polémique d’une pensée singulière, cette vision essentialiste témoigne de la mentalité d’une époque progressivement gagnée aux discours néo-libéraux du « There is no alternative ». Pour O. Penot-Lacassagne, il a ainsi « toujours été de bon ton, et même de bonne tenue, de considérer comme désuète et un peu ringarde, sinon franchement nauséabonde et répugnante, cette exigence […] de lier poétique et politique » (p. 426). Aussi l’ouvrage revient-il sur cette réception douteuse par quelques gardiens d’une culture conservatrice qui assimile parfois avant-garde et totalitarisme. C’est à partir de ce raccourci hasardeux que se lancent certains penseurs dans une tentative de sauver l’esprit moderne de la « phraséologie », des « impensés » (p. 531), pire de l’« insensé » avant-gardiste. Le « cas Jean Clair » est un « symptôme » de ce réductionnisme : son essai Du Surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes échappe selon Hugo Daniel à la rigueur méthodologique, multipliant les raccourcis pour mieux dénoncer « l’idéologie » surréaliste (p. 536).

32Devant l’avènement d’une « dictature de la visibilité » (Le Brun & Armanda, 2021) marquée par une surconsommation effrénée de l’information et de l’image, le surréalisme court le risque d’être assimilé. Les tentatives d’appropriation ne manquent pas. Michel Deguy constate à ce sujet l’« aplatissement » du surréalisme sous l’opinion commune (p. 524). Pour lui, le mot surréalisme en est en effet venu « à signifier pour le “grand public” non pas l’inventivité soumise à la loi d’une génialité obstinée, mais l’association arbitraire de quoi-que-ce-soit avec “n’importe quoi” » (p. 520). Face à cette dénaturation, le poète appelle à sortir de « l’alternative enchantement-désenchantement » (p. 521) et à dépasser le rêve rattrapé par la vie que le mouvement voulait changer.

33É. Frémond signale la « domestication du rêve » dans l’art décoratif contemporain. Les objets surréalistes, ayant pour principe de rompre avec le fonctionnalisme distillé dans l’habiter, retrouvent très rapidement dans la facilité de leur imitation « une fonction au lieu d’un fonctionnement symbolique » (p. 556). Magazines, catalogues et studios contribuent de la sorte à la démocratisation d’un art surréaliste délesté de sa charge de contestation : les objets (re)produits ne sont plus que de simples produits dérivés. Le constat peut sembler alarmant. Doit-on dans ce cas, à l’instar de Raoul Vaneigem, considérer que le surréalisme, présent partout aujourd’hui, l’est avant tout « sous ses formes récupérées9 » ? L’ouvrage nous invite au contraire à considérer la survivance, pour ne pas dire la continuation des principes surréalistes dans la pratique paradoxale de l’écart créateur, absolu, en rupture avec ce surréalisme, vide de toute substance, présenté par la parole médiatique.

34Si le surréalisme n’a sans doute pas eu les moyens « de résister aux effets de la société de consommation » (p. 556), É. Frémond signale la teneur hautement contestataire du design des années soixante et soixante-dix qui poursuit la reconsidération symbolique du mobilier entamée par les surréalistes. L’autrice s’extrait pour cela du périmètre parisien pour évoquer les collectifs d’architectes-designers italiens qui manifestèrent la volonté de « repenser l’urbanisme et l’espace domestique » (p. 571). Elle distingue deux itinéraires dans l’appropriation de la pensée surréaliste : d’une part, les artistes qui (ré)inventent la maison habitable en occupant une position résolument anti-utilitariste, valorisant le hasard de la matière et les « ratés » de la production ; d’autre part, les artistes qui s’emparent d’un héritage « labellisé » pour proposer une vision domestiquée du surréalisme. S’ils capitalisent les « bénéfices symboliques de la contestation », il s’agit ici de récupérer ses « vertus du “signe distinctif” » pour introduire le concept d’« œuvre d’art fonctionnelle » (p. 566). Voilà donc le cœur du projet architectural italien qui dépasse l’ambition surréaliste de s’opposer à la « trahison des demeures10 ». Cette reconfiguration de l’héritage surréaliste ne se limite pas à l’activité transalpine. L’autrice recentre judicieusement son propos sur la France avec le groupe Totem. Originaires de Lyon, les membres de ce collectif mobilisent dans les années 1980 des pratiques surréalisantes pour repenser le « Vivre » et l’« Habiter ». Mais éloignés de leurs confrères italiens, c’est ici « bien du côté d’un design encore proche de l’art, éloigné de l’industrie autant que de la mode et du luxe, que se situent les prolongements de la démarche surréaliste » (p. 574).

35Le mouvement et sa pensée, réduits à un produit de consommation comme tant d’autres, victimes du fétichisme de la marchandise, persistent et se développent donc ailleurs, en prolongement autant qu’en dépassement du projet surréaliste initial. C’est dans ce décentrement, cette décentralisation, que réside à nos yeux l’(in)actualité certaine du surréalisme.

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36Cette étude collective propose une approche d’envergure marquant la diffraction du surréalisme depuis la Seconde Guerre mondiale. Fort d’une remarquable longévité, le mouvement se diffuse et prolonge l’aventure entamée dans l’entre-deux-guerres par la pratique de l’écart absolu. Si ses opposants d’alors proclament haut sa disparition et appellent à son dépassement, le groupe surréaliste perdure néanmoins et s’adapte non sans difficultés à un champ intellectuel qui le met au ban. À ce titre, les auteurs de l’ouvrage signalent fort justement l’évolution du mouvement selon les principes de permanence et de rupture, à l’origine d’une (dis)continuité de l’identité surréaliste. Plus qu’un surréalisme, des surréalismes parcourent l’histoire esthétique et politique de l’après‑1945 et, au-delà de toute centralisation, dépassent l’horizon déployé par le groupe parisien jusqu’à son auto-dissolution. Le travail du surréalisme sur lui-même a en effet permis l’éclatement du mouvement en foyers surréalistes, selon une logique d’internationalisation, mais aussi de captations, d’appropriations autonomes ou de décolonisation à une échelle plus globale11. Au-delà de tout particularisme géographique, il ressort de ces foyers une pratique à l’intersection des luttes décoloniales, antiracistes, féministes ou encore queer. (In)actuel(s), le(s) spectre(s) du surréalisme continue(nt) ainsi d’hanter la praxis révolutionnaire.

37Bibliographie

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