Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Jean‑Marc Proslier

D’une révolution politique à une révolution poétique & culturelle

From a Political Revolution to a Poetic and Cultural Revolution
Catherine Coquio, À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous, Arles, Actes Sud, coll. « Sindbab », 2022, 268 p., EAN 9782330169664.

1En nous, les Occidentaux que nous sommes et les premiers destinataires du livre de Catherine Coquio : À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous, celui‑ci suscite un sentiment d'angoisse diffuse, en nous mettant face à notre responsabilité dans cette mise hors sens et « hors humanité » d'une révolution, d'un peuple et de son sacrifice. À quoi bon encore le monde ? si celui‑ci n’a pas entendu l’appel à l’aide militaire (la compassion ne suffit pas, ni la honte exprimée de notre mauvaise conscience) et ne répond toujours pas à l’appel de légitimité. On comprend l'importance du sens, aussi pour une révolution perdue, et cette mise hors‑sens est la pire des conséquences de ce nihilisme que l’auteur dénonce dans la lâche indifférence de la communauté internationale. Celle‑ci, pour se dérober, n’a pas hésité à taxer les révolutionnaires syriens, dans leur affrontement avec la terreur répressive des Assad, de naïveté et d’irresponsabilité. Notre nihilisme fait triste résonance avec le nihilisme guerrier et politique du régime syrien. Comment ne pas entendre en arrière‑plan, et ce propos nous appartient, le constat et l'avertissement lucides de Imre Kertész qui déplorait dans son Journal de galère l'avènement d'une époque qu’il appelait du « meurtre », succédant à celle irrémédiablement révolue du respect de la vie, époque de l'extermination systématisée, et perpétrée alors que continue à se dérouler une vie normale, extermination acceptée, donc devenue « forme d'existence, attitude naturelle » (Kertész, [1992] 2010, p. 236) ?

Redonner sens

2Pourtant, le livre de C. Coquio n'est pas désespéré. À travers ces voix syriennes dont elle se fait la porte parole, cette perte de sens même recèle un commencement. C’est depuis cette « nihilisation folle » de la lutte des syriens pour la démocratie, devenus « parias du sens », que doit s’édifier la possibilité de construire un sens. Ce commencement n'est pas illusion, faux semblant, il se nourrit d'un face à face lucide de ces hommes et de ces femmes qui l'ont vécu, avec leur révolution et son échec (mais aussi toute la dimension essentielle, souvent passée sous silence par la plupart des médias, de la bataille civile, dont ils témoignent, authentique foyer de cette révolution). Ce face à face a la force d'un travail d'écriture et de pensée qui cherche et crée des formes neuves. Ainsi, dans la première partie, mais ensuite presque d'un bout à l'autre de ce livre, nous cheminons avec Yassin al‑Haj Saleh, essayiste (exilé et vivant à Berlin depuis 2013), son engagement, et son inventivité intellectuels pour recréer une « croyance au monde » (p. 31), selon la formule de C. Coquio en ouverture. Il s’attache à élaborer, dans un rapport de pensée étroit et critique avec Hannah Arendt, une scène de pluralité radicale, une « pluriversalité », où tous les subalternes (la « voix des absents ») qui n’ont pas droit à une écoute, à une parole, confisquée par une minorité « civilisée » et dominante, la pensée occidentale et sa reproduction enfermante sur elle‑même, puissent surgir sur la scène des parlants. Ils sont aussi désireux de se voir du point de vue des autres, il s’agit de répondre ainsi à la crise d’aujourd’hui, non seulement faite de violences mais de nos oublis. Neuve, elle est, cette créativité culturelle, que nous ignorons ici pour beaucoup, issue de cette révolution politique. Son foisonnement, sur tous les plans de la création et de la pensée, même graphique ou filmique, est né de la nécessité de témoigner du pire. Elle tâche de sauver de la confusion, de la folie, en rétablissant ce partage de la mort et de la vie. Comment faire un tel partage face à ce délire de cruauté déchainé par la répression du régime ? C'est bien la question qui revient sans cesse, brûlante, troublante, jamais autant perceptible que quand ce non‑sens atteint les corps détruits : « ligne rouge », dit l’auteur, ténue mais essentielle, orientant toute la deuxième partie du livre. Cette ligne sépare le rien du presque rien, ce « presque » de la mise en mots qui redonne sens : mise en mots des corps torturés (la littérature de prison et une réflexion sur leurs années de prison, entre autres, du poète Faraj Bayrakdar, du romancier Moustafa Khalifé, ou de Yassin al‑Haj Saleh qui dans ses Récits d’une Syrie oubliée nous expose qu’il a réussi à faire de la prison une expérience émancipatrice), des corps déchiquetés par le déluge destructeur des bombardements (le parcours, en tant que témoin, de la romancière Samar Yazbek), le pourrissement du corps qui est profanation du mort et de la mort (étude du roman de Khaled Khalifa La mort est une corvée). Corps torturés, corps disloqués, corps déchets : il y a une écriture syrienne du corps, du corps tragique.

Écriture & témoignage

3Le médium littéraire qui était central dans La littérature en suspens, à travers le projet qu’avait C. Coquio d’envisager le rapport entre littérature et témoignage dans les écritures de la Shoah, le situant dans l’entre‑deux entre nécessité et contestation du littéraire, occupe désormais une place plus décalée ou relative. Cette révolution culturelle syrienne, disions‑nous, se montre d’autant plus extraordinairement féconde qu’elle mobilise toutes les formes d’écriture. C’est désormais le langage qui se trouve au premier plan, que se soit dans l’acte et l’exercice de la pensée, comme chez Yassin al‑Haj Saleh, où l’essai fraye de nouveaux cheminements à la réflexion grâce aux associations lexicales inédites (« braises des idées »), dans des formes d’expression relevant de l’art graphique (les dessins en noir et blanc des corps torturés en prison, de Najah Albukai) ou cinématographique (de nombreuses notes de l’auteur y font référence), ou dans la recherche d’un espace (sur internet) pour une parole politique libérée des tabous, des idéologies, espace de discussion et de partage, pluriel, diasporique, où il s’agit pour de jeunes intellectuels, artistes, chercheurs engagés dans le processus révolutionnaire, de dire « quelque chose d’essentiel du monde d’aujourd’hui et de demain » (p. 103).

4En tant qu’acte d’écriture, ce langage, non seulement outil de rétrospection et d’analyse, de réflexion et d’autocritique, de description et de dénonciation, devient puissance créatrice d’un lien : il y a une écriture syrienne qui a été et est, pleinement promesse aujourd’hui, une réponse au refus d’entendre que ne cesse de lui opposer la communauté internationale.

5Le lecteur mis devant un tel foisonnement, une si riche variété de voix et de formes, qui existent ensemble, sans se contester, même si les uns revendiquent une parole de témoignage qui se veut étrangère à la littérature et d’autres au contraire y font appel, est confronté à des singularités. La notion est déterminante, elle situe chacune de ces voix à partir de l’expérience qui la fonde. C’est le vécu, et non les idéologies ou les partis pris, qui devient l’étalon à la fois d’un savoir, des valeurs qu’il génère et d’un combat, de même que la source d’une inventivité pour nommer.

6Quand C. Coquio analyse un livre, qui s’est voulu œuvre ou non (journal, romans, dessins…) elle analyse un parcours, ce qu’elle restitue c’est une démarche, un mouvement (pour un journal par exemple, avec ses doutes, ses découragements, l’obstinée volonté d’espérer) : l’écriture comme expérience. Le « mal de monde », pour recréer une croyance en celui‑ci, doit faire face au « mal de vérité » : comment dire le vrai dans la mesure où ce vrai dépasse le pensable, un réel qui devient surréel dans l’inimaginable de la cruauté et de la démence répressives, notion qu’elle reprend ici (p. 182), et avait théorisée dans son livre Le Mal de vérité, ou l’Utopie de la mémoire ?

7L’art, qualifié par l’auteur de « quantificateur de puissance » (p. 136), trouve nécessairement sa place dans cette interrogation. Il revient en force dans sa deuxième partie, à travers la forme littéraire principalement, mais pas seulement. Celle‑ci peut se constituer en « ultime exercice de liberté » (p. 157), c’est ainsi que Faraj Bayrakdar définit la poésie, mais elle peut aussi faire œuvre de vérédiction à travers le parti pris délibérément fictionnel de la narration romanesque, ou à travers une recherche d’expression qui refuse les masques que permet un tel dispositif. C. Coquio analyse trois romans : La Coquille, prisonnier politique en Syrie, de Moustafa Khalifé, La mort est une corvée, de Khaled Khalifa, La Marcheuse, de Samar Yazbek. Le recours à un narrateur ou à un personnage, héros fictifs, derrière lequel se dissimule l’auteur du roman, donne une certaine liberté à l’imagination, dès lors se pose le problème de l’antinomie entre fiction et document : une œuvre romanesque peut‑elle avoir valeur de document ? La fiction, malgré la noirceur de cette réalité qu’il faut dénoncer et qui pousse l’ironie sous‑jacente à certains de ces récits (La Coquille et La Mort est une corvée) aux limites de l’humour noir ou du macabre, ne compromet pas le témoignage. Au contraire, la liberté de manœuvre que permet un tel narrateur offre les conditions d’un regard absolument corrosif et lucide, sur la réalité des prisons par exemple avec La Coquille ou d’une étrangéisation du réel à travers le regard d’un enfant (La Marcheuse). Cette étrangéisation, en rendant possible l’approche de l’inhumain, permet son retournement en une parole humaine, porteuse d’imaginaire enfantin et de rêve, ce « presque » rien du sens.

8Le croisement le plus délicat, et le plus émouvant, est peut‑être celui où il y a brouillage (« Ils se croisent et se brouillent à dessein » dit C. Coquio [p. 202]) du littéraire et du témoignage : c’est l’imagination et l’expérience d’un « je témoin » et non fictif, qui entre en contact direct avec l’horreur. Chez la romancière Samar Yazbek, en effet, le travail littéraire, par le truchement de l’allégorisation et du récit de rêve, parvient à faire de ce « je » un corps qui, à la fois cri et tombe, est le théâtre où s’incarne l’éclatement des corps disloqués par les bombes (ceci dans un texte de mars 2021, publié dans un recueil collectif Tous témoins). Le parcours non chronologique que C. Coquio fait de son œuvre, plutôt trajet, qu’elle reconstitue, des jalons de son cheminement d’écriture, est assez emblématique de cette interrogation de fond sur les rapports entre témoignage et écriture littéraire, la romancière les ayant conjoints dans son journal (Feux croisés, journal de la révolution syrienne) et dans le récit rétrospectif de ses retours clandestins en Syrie en 2012 et 2013 (Les Portes de l’enfer), avant qu’elle ne les sépare, le « je fictionnel » (celui de l’enfant dans La Marcheuse) reprenant la relève du « je témoin », tout en donnant, sans médiation littéraire cette fois, la parole à des femmes syriennes engagées, dans 19 femmes : les syriennes racontent. Témoignage et fiction marchent dès lors côte à côte, séparés, sans se contester, mais en mettant en miroir l’interrogation toujours vivante qui les lie et les oppose, ou veut les opposer.

Voix de femmes

9De toutes ces voix que l’auteur fait entendre, on retiendra ici parmi beaucoup d’autres, celles de femmes, exemplaires, dont l’humanité, l’exigence morale, et le courage, sont si bien rendus autant par la précision et les nuances de l’analyse, que par l’engagement aussi et l’empathie qu’elle manifeste : bien sûr Samar Yazbek, dont nous avons parlé, mais aussi Samira al‑Khalil (enlevée en décembre 2013 à Douma, et disparue. Elle est la femme de Yassin al‑Haj Saleh) qui inaugure le livre. Dans son Journal d’une assiégée, écrit avec des mots d’une simplicité biblique, et qu’elle n’avait pas eu le temps de destiner à la publication, elle s’adresse à un monde, le nôtre, Européens, qui se tait et qu’elle défie, elle veut y témoigner de toutes les disparitions dans une ville, Douma, qu’un siège de plusieurs années a réduit à l’état de désert, mais s’obstinant à espérer, se refuse à l’amertume et à la haine, « morts de l’âme ».

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10À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous est donc un livre qui, s’associant étroitement à l’analyse des différentes composantes et différents temps d’une situation politique complexe, témoigne, à son tour, d’une révolution poétique, et de pensée, féconde et extrêmement vivante, à travers une réflexion, déjà entamée par Catherine Coquio bien avant dans son œuvre, sur la catharsis de l’écriture, littéraire ou non, confrontée aux pires des réalités de l’asservissement totalitaire.