Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Anne-Sophie Tisserand

Aux limites de l’humain : quand la fiction interroge le réel

At the limits of the humanity: when fiction questions reality
Transhumanisme et Fictions posthumanistes, Textes réunis par Mara Magda Maftei, Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, coll. « Revue des sciences humaines », n°341, 2021, 318 p., EAN 9782913761889

1Pour Masahiro Mori, le concept de « vallée de l’étrange1 » (p. 69) soulève un paradoxe troublant : les imperfections d’un androïde sont d’autant plus dérangeantes quand celui‑ci ressemble quasi à la perfection à un être humain. Il existe donc une zone fictive et mentale qu’il s’agit de dépasser pour accepter la représentation d’un robot anthropomorphique, reflet de l’homme et objet manifeste de ses capacités techniques et scientifiques infinies liées à la notion de progrès. Et si les questions de l’identité, de l’altérité, de l’appartenance de l’individu à la collectivité, de l’essence même de l’homme étaient facilitées par le pas de côté, par leur transposition de l’homme à la machine ?

2L’ouvrage Transhumanisme et Fictions posthumanistes, dirigé par Mara Magda Maftei2, regroupe dix‑huit articles interrogeant les nuances à apporter à ces deux notions dont les affixes orientent les définitions et leurs usages réflexifs en milieu artistique et fictionnel. Ainsi, aux synthèses historiques et épistémologiques du concept, se mêlent des analyses littéraires contextualisées par des auteurs questionnant les limites de l’humain, au sein d’entretiens consacrés à chacun de leurs romans. Le choix de passer du général au particulier dans la macrostructure de l’ouvrage et, inversement, de la fiction au métatexte dans le recours à la conceptualisation par le commentaire des œuvres, permet au lecteur d’avoir une vue élargie des thématiques proposées et de leurs possibilités de figurations dans le récit. Le roman n’est pas le seul medium évoqué, l’« au-delà de l’homme » pouvant être mis en représentation dans les arts (Marie‑Laure Delaporte), les séries télévisuelles (Elaine Després et Hélène Machinal), ou le projet d’une hyperconnaissance, avec le Mundaneum, cerveau mécanique d’Otlet (Olivier Le Deuff). Dans un souci d’exhaustivité, ces dix‑huit textes se répondent, et mettent en tension différents points. Le transhumanisme est entendu comme un passage, un dépassement lié à la notion de perfectibilité, celle d’un corps, jugé comme vieillissant, infirme, périssable, envisagé comme de la chair, voire de la viande, dont l’organicité est vécue comme une fragilité et celle d’un surhomme (Nietzsche), ou hyperhomme (Otlet), en quête de santé, du bien‑être ou d’une condition humaine intellectuelle philosophiquement et culturellement plus accomplie. Quant à la notion de posthumanisme, d’aucuns s’accordent pour dire qu’elle n’est pas un « après de l’homme », une finitude au profit d’une soumission à la machine, d’une hégémonie des algorithmes, d’une dictature des robots et autres IA. Au contraire, ce concept n’est pas une finalité du transhumanisme, ni une sous‑catégorie, car nous sommes déjà dans le posthumanisme3, tout dépend où l’on place l’humanisme, en rupture ou en continuité avec l’usage qu’en font les Lumières et avec la notion de Progrès. Mais quand l’extropie fascine, les bioconservateurs alertent, et la fiction permet d’ouvrir un champ de réflexions éthiques, politiques et sociétales, d’y projeter les limites acceptables ou non des transformations du corps et de l’esprit, des hybridations, des augmentations (human enhancement) auxquelles la réalité nous confronte déjà (clonage, chirurgie esthétique, biogénétique, etc.). Ce recueil nous invite donc à réfléchir aux enjeux épistémologiques et ontologiques remettant en question l’homme d’aujourd’hui par rapport à l’homme de demain, réduit pour certains à de l’information et à de la communication.

Pluralité de voix

3Organisé en quatre parties distinctes, l’ouvrage tend vers une définition au travers des regards croisés d’artistes, d’écrivains, de philosophes, de sociologues et de scientifiques. La première partie, consacrée aux différentes formes d’art et à la fiction, propose une vision enthousiaste du posthumanisme culturel : que ce soit à travers le récit, comme les œuvres hybrides des plasticiens du groupe Art Orienté Objet, « le but de la fiction posthumaniste est d’influencer la perception sociale et l’appropriation sociétale de l’idée de transhumanisme en tant que métarécit, d’en développer fictionnellement les idées » (p. 14). C’est donc une fiction critique, spéculative, ancrée dans le réel, lui‑même objet du transhumanisme, et portée sur la critique du présent. Ceci expliquerait pourquoi certains auteurs, dans la section « Paroles aux écrivains », consacrée aux entretiens menés par M. M. Maftéi, ont une pensée pessimiste et négative, contrairement aux artistes cités par Marie‑Laure Delaporte ou à l’expérience de Otlet, ancêtre de notre Wikipédia ou des moteurs de recherches actuels, qui s’emparent, quant à eux, du transhumanisme dans un au‑delà des limites, démiurgique et divin, foisonnant et jouissif. Les interprétations dysphoriques ou euphoriques au fil des articles de l’ouvrage confrontent l’image du post‑humanisme à la condition humaine aux contours flous (par sa complexité, par son ambivalence) et en extraient une ontologie et une culture communes dont les points de contacts et les ressemblances sont démontrés par la fiction.

Figures posthumaines

4Ainsi les contributions proposent différentes figures « monstrueuses » de posthumains, hybridés avec la machine, les réseaux, l’animal, le végétal, etc. Autant de subjectivités qui fascinent et repoussent, afin d’interroger la « liminalité de notre état premier4 » (p. 76) et les possibles métamorphoses de notre être. Les termes cybernétique (Wiener, 1955), transhumanisme (Huxley, 1957) ou encore cyborg (Clynes & Kline, 1960) naissent à l’ère de la post-modernité, liant déconstruction et décentrement, dans une mise à distance du corps, de l’organique au profit d’une modélisation de l’homme par les algorithmes et la machine. Marc Atallah évoque un transhumanisme naïf, situé par rapport à un contexte, celui des années 60, à l’aune d’un monde artificiel et technologique, du libéralisme économique, en quête d’épanouissement individuel. La fiction, selon lui, permettrait d’« éprouver émotionnellement les utopies technoscientifiques » (p. 277) par la métaphorisation des « transformations subies par l’identité et la condition humaines » : le robot est l’alter ego de l’humain aliéné, le cyborg marque notre dépendance aux technologies, l’IA symbolise la disparition du corps à l’ère transhumaniste. Autant de doubles susceptibles de nous aider à réfléchir aux enjeux du posthumain : ces figures hybrides ou métamorphiques de la fiction invitent à conscientiser une possible évolution de l’homme, leur part d’humanité restant perceptible mais mise à distance, comme reflet déformé de nous‑mêmes. J.-P. Engélibert, E. Després, H. Machinal et M.-L. Delaporte s’accordent, dans la première partie de l’ouvrage, sur cette distanciation, facilitée par la caractérisation de personnages objets de métamorphoses – ni tout à fait un autre, ni tout à fait le même –, reflets de nous‑mêmes dont la distanciation est matérialisée par le petit écran (dont on limite parfois la présence tel un quatrième mur que l’on fait tomber dans la fiction par des angles de vue, la voix off, les effets de la bicaméralité) dans les séries télévisuelles, ou dans l’œuvre plastique, hybride et dérangeante, car éminemment politique. L’effet‑miroir de la fiction par l’émergence de subjectivités étranges et singulières incarnant nos préoccupations sociales, politiques et culturelles, par l’acceptation de l’Autre notamment, nous rappelle que le transhumanisme prend corps dans le réel, dans le présent et interroge notre propre « monstruosité », comme le souligne J.-P. Engélibert :

Les figures post‑humaines nous tendent des miroirs où étudier les processus de subjectivation qui nous font réellement humains. Elles brouillent ainsi les limites de l’humain en révoquant les uns après les autres les privilèges que les êtres humains revendiquent sur les machines et les autres espèces : unicité, sens moral, désir, capacité à aimer et à faire le deuil. (p. 29)

5La figure du Golem, convoquée par deux fois5, rejoint la notion de métaphore de la condition humaine évoquée dans l’entretien d’Isabelle Jarry pour son livre Magique aujourd’hui. C’est une certaine fragilité du personnage qui est mise en exergue, plutôt qu’un surhomme ou un homme augmenté, dans l’incarnation du posthumain évoquée par les auteurs interviewés de la deuxième partie : programmé, aliéné, manipulé dans une fiction qui interroge, sans donner de véritables réponses, le personnage projette ses doutes et prolonge les nôtres, que ce soit à travers les « orins » ou le fils d’une mère accaparante qui se télécharge à volonté6, ou bien Christian, premier spécimen augmenté qui souhaite devenir humain7, ou encore Ada, « une intelligence artificielle trop efficace8 » et qui fait sa propre loi. Les rapports dominants‑dominés ne sont pas ceux que l’on croit, les états d’âme de la créature comme du créateur dans la fiction, son hybris ou son aliénation, renforcent l’effet de mise en abyme et alertent sur des questions éthiques ou politiques, permises par la métaphorisation dans le récit, par la critique spéculative, à cheval entre le présent et le futur.

Fuite en avant ou progrès nécessaire ?

6Les approches philosophiques, dans la troisième partie, mettent en exergue un transhumanisme déterminé par les notions de désir et de manque, de bien‑être et de perfectibilité. La condition humaine étant vaine et fragile, la compensation par des prothèses et un au‑delà de la mort donne à l’homme la possibilité de dépasser l’entropie par l’extropianisme, inventé par Max More dans les années 90. Cette conception d’une vie meilleure, de la recherche du souverain bien n’est pas sans rappeler l’Humanisme du xvie siècle, tout comme la séparation cartésienne entre l’esprit et le corps, la raison et les passions, ainsi qu’une dimension utopique au transhumanisme dans un souci de perfection et de foi en un progrès infini. Selon Nick Bostrom, l’augmentation de l’homme permet de surmonter le mal inhérent à sa nature9, moral et physique, la prothèse faisant déjà partie des optimisations possibles de manière thérapeutique, comme de manière esthétique. Ainsi fait‑on la distinction entre l’amélioration qualitative, celle qui relèverait du traitement, du soin, et l’amélioration quantitative, davantage critiquable d’un point de vue éthique. Leur usage serait d’ailleurs lié à la capacité financière des uns et des autres à pouvoir s’acheter les différentes compensations proposées et déterminerait une société à deux vitesses selon l’accès ou non aux « bienfaits » de la technoscience. Le refus de la castration, le dépassement de la souffrance et des limites de la mort suggèrent non pas la fin de l’homme mais une renégociation de ce qui fait de lui intrinsèquement un homme : « un être qui s’appartient en propre et qui dispose librement de soi10 » (p. 236). La question de la marginalité et de l’exclusion recoupe celle des institutions, qui nous enferment dans un posthumanisme, selon E. Picavet, développant l’idée d’une « intelligence artificielle des institutions », instrumentalisée et inhumaine. Le concept de vie nue est aussi convoqué par Katia Schwerzmann et Pierre Cassou Noguès, comme objet moral d’un transhumanisme autopoïétique et optimiste pour l’une, comme objet du pouvoir pour l’autre, dans une mise à distance du corps et de son contrôle haptique. Pour K. Schwerzmann, « le transhumanisme fait du vivant une substance malléable et morale » (p. 231), soumis à la biopolitique, considéré toutefois comme obsolète par M. M. Maftéi car lié au vivant uniquement, ce qui en exclut les dangers liés au cybernétique et au numérique, à moins qu’on en vienne à considérer la machine comme vivante11, ainsi le test de Turing et ses démonstrations troublantes. Quand il s’agit d’approches scientifiques et philosophiques, les interprétations deviennent plus pessimistes et alarmistes que dans la perspective littéraire et artistique : aussi, l’ouvrage se termine par des horizons ouverts et incertains, où « tout est lié12 », présageant de nouveaux modes d’existence et de nouvelles normes, par le biais d’humanités numériques, virtuellement expérimentées par la fiction et ses vertus heuristiques. Le posthumanisme se vit à l’aune des représentations fictionnelles et symboliques, prophétisme prothétique ou métamorphose anthropologique portant l’homme vers un « tout‑autre », dans un continuum futuriste au prisme du présent.

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7Les quatre parties du recueil véhiculent donc un discours pluriel sur les représentations du concept de transhumanisme et sur les figures et effets du posthumain dans la fiction. À une vision optimiste des artistes, s’oppose la mise en garde des scientifiques et experts, selon qu’on envisage le body enhancement comme une victoire sur les limites du corps, une esthétique ou une thérapeutique ou bien une transgression morale, une instrumentalisation du corps au nom de valeurs politiques et technoscientifiques toutes-puissantes. Alors que son nouvel ouvrage, Fictions posthumanistes, représentations littéraires et critiques du transhumanisme, vient d’être publié chez Hermann en juillet 2022, Mara Magda Maftéi privilégie l’exhaustivité des points de vue à une interprétation globale par le biais d’une lecture prétexte, le choix des interlocuteurs permettant ici d’offrir au lecteur une pluralité d’études de cas dans une dimension réflexive et théorique. À la question d’une modélisation de l’homme de demain, le lecteur est enclin à formaliser et s’approprier les notions proposées de transhumanisme et de posthumanisme au moyen des paradigmes technoscientifique et culturel dont le clivage est repris par la structure de l’ouvrage. Le transhumanisme est stable et programme la modification prochaine de l’homme grâce aux technologies numériques et biomédicales, le posthumanisme, aux contours multiples et brouillés, rassemble les postures et réflexions qui envisagent ses mutations. Ce livre vient conforter l’idée d’une utopie réalisée, dans son ouverture conceptuelle et sa réflexion éthique, celle d’un transhumanisme déjà bien présent et dont il reste à confirmer les cadres futurs, afin qu’il ne vire pas au cauchemar, ce que la fictionnalité et l’expression artistique nous permettent d’envisager dans ses diverses acceptions et singularités, en nous donnant les moyens imaginaires de les anticiper et de nous y adapter.