Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Marion Mas

Le Dictionnaire Balzac : un dictionnaire-monde

The Balzac Dictionary: a world-dictionary
Éric Bordas, Pierre Glaudes, Nicole Mozet (dir.), Dictionnaire Balzac (2 tomes), Paris, Classiques Garnier, 2021, EAN 9782406115397.

1Réunissant 1234 notices et 2818 entrées, fruit d’une ambition et d’un travail colossaux, le Dictionnaire Balzac vise « la totalité sans l’exhaustivité » (I, p.9), à l’image de la Comédie humaine. Cette revendication implique des partis pris forts, exposés dans une introduction qui théorise le « dictionnaire d’auteur » comme objet. S’il est désormais d’usage que tout grand nom de la littérature ait « son » dictionnaire, la construction de cet objet ne va pas sans un certain nombre de problèmes méthodologiques, que l’introduction série, tout en présentant les solutions apportées, et en mettant en relief, ce faisant, la spécificité de l’objet « Dictionnaire Balzac » et les questions de méthode idoines.

2En effet, saisir « Balzac » dans sa totalité imposait de prendre en charge non seulement ses œuvres romanesques, mais l’ensemble de ses écrits (articles, poèmes, essais, brochures, pièces de théâtre, etc.), la biographie, le vocabulaire, les concepts propres à l’auteur, aussi bien que la réception et la postérité de La Comédie humaine : or, se demande Éric Bordas dans l’introduction, quels choix opérer dans des textes dont certains demeurent d’attribution incertaine, notamment ceux qui furent publiés entre 1824 et 1832 ? Comment « penser le biographique autrement que sur le mode de la déclinaison des noms propres » (p. 15) ? « Qu’est-ce qu’un concept balzacien ? » (p. 12). Et comment identifier et circonscrire la postérité de Balzac ?

3Au premier écueil, il est difficile de répondre mieux qu’en s’appuyant sur l’état des connaissances génétiques acquises en 2021. Un système de renvois permet au lecteur de prendre connaissance de toutes les strates du texte, depuis son état de projet, mentionné dans telle lettre ou dans tel passage des Pensées, sujets, fragments, jusqu’à sa publication pré-originale, puis dans l’édition originale, avec ses reprises, et, le cas échéant, les corrections personnelles de Balzac (p. 15). Chacun des textes fait l’objet d’une présentation analytique, comportant systématiquement, pour les textes achevés et excédant la taille de l’article, un résumé, une « histoire du texte » et une analyse. Une manière de lever la seconde difficulté a été de ne pas se contenter de répertorier les sujets de la biographie ni des noms de lieux, mais de s’intéresser également à ses objets : la maladie, le café, les dettes, la canne… Chaque contributeur a eu soin d’adjoindre, dans la mesure du possible, « des éléments fictionnels » aux éléments biographiques (p. 15). Cette entrée dans le biographique, par le document et par la fiction, par les objets et par les noms, par l’arbitraire de l’ordre alphabétique, a le mérite d’en remettre en perspective la matière, et d’en éclairer, immédiatement et par contraste, la vulgate et les mythes. Elle permet également de mettre en relief quelques anecdotes savoureuses, telle celle du bougeoir « finement ciselé » grâce auquel Balzac éclaira le chemin de ses hôtes, en les reconduisant, une nuit d’été, de la rue Cassini à l’Odéon (I, p. 185).

4Quant au « concept balzacien », il s’agit d’un « objet de représentation extralinguistique […] mis en scène de façon particulièrement remarquable chez Balzac » (I, p. 12). Il peut être thématique (l’argent, l’énergie, la province, etc.) ou poétique (le roman, la description, le discours, etc.), cette catégorie incluant des néologismes, dont certains voués à la postérité (« modernité, spécificité »), aussi bien que des « balzacismes, ces tics stylistiques ou concepts langagiers authentiques, qui dessinent un vocabulaire balzacien », à l’instar de la tournure « un de ces qui… » (I, p. 13). Ce choix révèle, notamment, l’importance du monde matériel de l’œuvre, comme en témoignent par exemple les entrées « boue, étoffe, mouche, etc. ». Or, si, d’un point de vue méthodologique, il convient de travailler à partir des « unités présentes dans un corpus, textuel et biographique » (ibid.), il est également nécessaire de « penser les absences », ces mots et ces objets qui ne figurent qu’en creux, ou de biais, dans l’univers balzacien, mais qui n’en font pas moins partie. Ainsi de l’homosexualité : la chose existe, de fait, dans La Comédie humaine, « mais pas encore le mot du XXe siècle » (id.). C’est donc la notice « Troisième sexe » qui en fait l’état de la représentation, notice à laquelle le lecteur est renvoyé grâce à la table analytique des objets et des concepts figurant en fin d’ouvrage qui comporte, elle, le terme « homosexualité ». D’autres notions, comme le pessimisme, sont tout simplement absentes, car elles sont radicalement étrangères à l’univers balzacien. Mais là encore, leur absence éclaire l’œuvre, en négatif pour ainsi dire.

5Appréhender la postérité de Balzac pose, comme celle de la biographie, le problème d’une approche par le nom propre. Pour limiter les oublis et les choix arbitraires, trois solutions ont été adoptées : la recension des « classiques […] qui se sont (ou non) réclamés de Balzac […] : Flaubert, Dostoïevski, James, Proust, Simon, etc. » (I, p. 15) ; celle des auteurs et des discours théoriques contemporains qui se réfèrent à Balzac et au roman balzacien (Butor, Michon, Houellebecq, Sarraute, Robbe-Grillet, etc.) ; et celle de disciplines du XXe siècle qui payent un tribut explicite à Balzac : la sociologie, la narratologie, la psychanalyse ou la génétique parmi d’autres exemples. À cela, il faut ajouter la prise en compte des études balzaciennes, avec ses instruments et ses écoles critiques : on trouve ainsi une notice consacrée au « Vocabulaire de Balzac », cette entreprise de numérisation de la totalité du lexique de Balzac réalisée par le Professeur Kiriu, ou encore une notice « Groupe d’Études balzaciennes » et une notice « Groupe International de Recherches Balzaciennes ».

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6Ainsi, tout en s’appuyant sur « cent-soixante et onze ans » d’études « érudites et patientes » (p. 16), le Dictionnaire Balzac propose une mise en perspective des recherches, jusqu’aux plus récentes, dans des notices offrant un regard neuf sur l’œuvre. Certaines présentent d’intéressants renversements de point de vue : la notice « Marx » invite par exemple à se défaire d’une lecture qui oppose Balzac à Balzac pour « constater que Balzac peut nous révéler un Marx qui échappe au marxisme issu de lui » (II, p. 794). D’autres proposent, contre la vulgate scolaire (qui fait, de manière judicieuse, l’objet d’une notice « programmes scolaires »), et sur des questions aussi épineuses que celle du réalisme, quelques salutaires et impeccables mises au point : ainsi, les notices complémentaires « réalisme » et « vrai ». Érudit, synthétique, limpide, très maniable grâce à ses tables et à ses systèmes de renvois, le Dictionnaire Balzac restitue pleinement le monde de l’auteur, et se lit presque comme un roman.