Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Silvia Baroni

« Un observateur qui ne cesse de philosopher »

Francesco Spandri (dir.), Balzac penseur, Paris : Classiques Garnier, 2019, 427 p., EAN 9782406079798.

1De son vivant, Balzac est considéré un peintre autant qu’un philosophe. On songe notamment à Paul Bourget1 et à Hippolyte Taine2, à Charles Baudelaire3 et à Félix Davin4, qui esquissent un portrait de l’écrivain en observateur des choses humaines, des mœurs de la nouvelle société bourgeoise mais aussi en théoricien des passions et de la volonté, des sciences naturelles et de la création artistique. Toute une tradition critique, qui date au moins d’Ernst Robert Curtius, a décrit les milles facettes de la pensée balzacienne, se concentrant notamment sur la question de la théorie de l’énergie vitale, sur la mise en fiction de la physiognomonique et la phrénologie, sur la religion et la quête de l’absolu. Le volume collectif dirigé par Francesco Spandri, Balzac penseur, s’inscrit dans cette tradition, tout en élargissant l’horizon de l’enquête : comme l’explique Spandri dans son introduction, « le champ d’application qui s’ouvre à l’exercice de la pensée abstraite […] se situe dans une zone très étendue, où entrent en circulation l’animal humain, son moi social et le récit chargé d’en restituer la spécificité et le sens » (p. 23). Issues d’un colloque organisé par l’Université de Rome III (12‑13 mai 2016), les contributions recueillies dans ce volume visent l’analyse de cette pluralité de sens et de formes de la pensée abstraite balzacienne, une pensée saisie au moment même de sa naissance et de son développement, c’est‑à‑dire en étant « une pensée en acte » (ibid.), observée dans ses métamorphoses et contradictions. Dans cette perspective, qu’on pourrait bien définir rhizomatique, Balzac penseur évoque l’essence de l’univers balzacien, riche de tensions mais toujours en quête d’unité.

2Les vingt‑et‑un articles du volume sont organisés autour de trois axes de recherche. L’exercice de la pensée abstraite touche d’abord à une question d’application des sciences naturelles dans les textes — de fiction mais aussi dans les codes et traités —, question qui est analysée dans la première partie, « L’œuvre balzacienne et les savoirs scientifiques » (Tortonese, Pagani, Barel‑Moisan, Baron) ; la deuxième section, en revanche, intitulée « Le Mouvement d’une pensée en acte », étale un éventail de thématiques touchées par la pensée balzacienne — histoire, religion, etc. (Bierce, Déruelle, Roulin, Massol, Wilhelm, Pietri, Le Huenen, Scepi, Kamada, Lyon‑Caen, Glaudes, Oppici) ; une pensée qui, enfin, doit être interrogée du point de vue de l’écriture, de l’énoncé et de l’énonciation, réflexion qui caractérise les contributions de la troisième section, « Une forme qui pense » (Ebguy, Couleau, Véron, Del Lungo, Bordas).

La mise en scène des savoirs scientifiques

3La fascination que certaines sciences du XIXe siècle exercent sur Balzac est bien connue : Buffon, Lavater, Cuvier et Saint‑Hilaire sont des noms reparaissant de La Comédie humaine dont les théories scientifiques ont influencé l’écrivain et sa vision de l’homo duplex. Les quatre articles de Balzac penseur s’interrogent sur certaines questions encore ouvertes, telles que la représentation de la « querelle des analogues » et du magnétisme qui paraît parfois contradictoire ou susceptible d’être touchée par des changements substantiels. Paolo Tortonese revient sur ce qu’on appelle « la querelle des analogues », à savoir le débat centré sur le principe de l’unité de composition qui opposa, autour de 1830, les naturalistes Georges Cuvier et Étienne Geoffroy Saint‑Hilaire. Si, dans l’Avant‑Propos à La Comédie humaine, Balzac décerne la palme à Cuvier, il est vrai que les deux traversent les romans et contes balzaciens en se croisant : Tortonese démontre que Balzac prend ce qui l’intéresse de l’un et de l’autre d’une manière très précise, en extrayant un modèle de la pensée abstrait et généralisable de Cuvier pour le faire dériver vers la philosophie naturelle de Saint‑Hilaire. Cette opération est conduite pour faire primer le principe — ontologique mais aussi herméneutique — d’unité sur lequel Balzac voulait bâtir La Comédie humaine : si tout est signe intelligible, c’est que tout appartient à un ensemble cohérent où chaque partie répond aux autres. Dans cette perspective, la coïncidence entre le type et son milieu, telle que nous la retrouvons dans Le Père Goriot avec Madame Vauquer ou dans La Recherche de l’Absolue avec Balthazar Claës, et les différentes parties de la réalité sont toutes cohérentes de façon analogue. De même, les analyses de Francesca Pagani et Claire Barel‑Moisan sur le magnétisme montrent le principe qui gouverne la philosophie moderne : « le vide n’existe pas5 », tout est signe, même l’invisible. Exemples tels qu’Ursule Mirouët ou César Birotteau esquissent un imaginaire des fluides (Francesca Pagani) dérivé de la physique des fluides moderne de Mesmer : les fluides, symbole de ce qui est invisible, intangible et impondérable, deviennent la manifestation de la volonté et, par conséquence, la possibilité de la voir et la comprendre. Claire Barel‑Moisan, de son côté, souligne le fait que le magnétisme représente aussi un défi à la narration balzacienne, car il est question de mettre en scène un fluide imperceptible. Balzac élabore trois solutions différentes : dans Le Centenaire (1822), le magnétisme est représenté par le vampirique, sous l’angle du fantastique, à travers le personnage éponyme ; dans Ursule Mirouët, en revanche, le somnambulisme magnétique se présente sous forme irénique et bienfaisante ; dans Le Cousin Pons, enfin, le magnétisme est à l’œuvre durant des scènes violentes et ironiques, par exemple dans la scène de voyance de Mme Fontaine. La fiction problématise ainsi les thèmes scientifiques auxquels Balzac est profondément attaché, se manifestant d’abord par le fantastique, puis par le spiritualiste et l’ironique. Dans cette perspective, on pourrait bien concevoir avec Anne‑Marie Baron l’écriture de Balzac comme une « métaphore vive » : empruntée à Paul Ricoeur, la métaphore vive désigne un langage vivifié, heuristique, car « constitué par l’élan de l’imagination qui anime les concepts » (p. 81). Langage qui caractérise l’écriture de La Théorie de la démarche où la Pensée est incarnée dans le mouvement, c’est la réalisation d’une poétique philosophique fondée sur l’iconicité, voire, dans ce cas‑là, sur la personnification où « l’Idée, devenue Personnage, est d’une plus belle intelligence6 ». Néanmoins, la pensée est la puissance qui corrompt non seulement la démarche mais aussi l’écriture elle‑même.

Les chemins de la pensée

4La suggestion de cette dernière image, de l’incarnation de l’idée dans le personnage, ouvre une réflexion sur les métaphores organicistes que Balzac exploite dans plusieurs textes pour décrire sa pensée politique, sociale et même littéraire. Chantal Massol s’interroge sur la présence de la métaphore du corps social : image appartenant d’abord à une tradition chrétienne et adoptée ensuite par la philosophie politique, cette métaphore perdure après la Révolution française, malgré l’événement symbolique de la décapitation du roi, chef et tête du corps social. Or, ce n’est pas non plus ce fait qui met en crise la métaphore dans l’écriture balzacienne mais plutôt la pensée elle‑même qui peut mettre en risque l’unité du corps social, voir le « désincorporer », comme dans le cas de Catherine de Médicis. De façon similaire, c’est la pensée créatrice de l’artiste qui, paradoxalement, risque de mettre en danger son chef‑d’œuvre : Takayuki Kamada, en prenant l’objet livre comme « matérialisation de la haute énergie humaine » (p. 225), démontre que le livre conduit, de fait, au problème de la mise en forme concrète de l’idéal artistique, question qui concerne à la fois la conception et l’exécution de l’art. Contre la tendance moderne de faire de la publication une forme de prostitution de la pensée, l’œuvre étant considérée comme un produit, une marchandise susceptible de contrefaçon, Balzac conçoit trois gestes de défense et de valorisation du livre : la pratique de prépublication en feuilleton ; la pratique de traitement documentaire des manuscrits et épreuves ; la pratique de l’écriture comme un work in progress perpétuel, jamais achevé ou clos. La pratique de la lecture est ainsi indissociable d’un geste de relecture mais aussi de reliure. Il est inévitable de penser au Chef‑d’œuvre inconnu et au problème de la forme qui y est posé, à travers le tableau de Frenhofer. Henri Scepi revient sur ce texte célèbre de La Comédie humaine et présente une nouvelle lecture du dialogue entre Frenhofer et Poussin ; à l’impétueux Frenhofer, représentant de la démesure romantique, s’oppose le silence de Poussin, symbole de l’équilibre classique, les deux s’affrontant dans une scène capitale pour l’esthétique moderne. Point de départ de cette philosophie sur l’art moderne est bien la mise en discussion de la conception classique du génie : Roland Le Huenen réfléchit à l’évolution du concept chez Balzac, qui étend les prérogatives de cette figure aux grands hommes d’action, tels que Vautrin. Le génie n’est plus une qualité à posséder mais une puissance innée qui détermine l’être ; néanmoins, cette prédisposition est vouée à l’échec dès lors qu’elle est privée d’un travail constant et de la foi dans sa mission. La question du génie témoigne donc de l’importance de l’intériorité dans les personnages de La Comédie humaine. Si le génie artistique caractérise surtout les grands hommes, les femmes, en revanche, sont normalement animées par la foi religieuse. Comme le soutient Vincent Bierce, Balzac consacre à la représentation de la foi diverses formes de représentation romanesque : l’expression « sentiment religieux » désigne l’activité de la vie intérieure, le côté intime de l’expérience mystique mais, étrangement, ce n’est pas dans les Études philosophique qu’on la retrouve ; ce sont les Études de mœurs qui mettent en scène la foi et les idées religieuses qui deviennent des « choses sociales », puisque le culte religieux, d’après Balzac, ne peut pas être conçu indépendamment de la société qui en détermine les formes.

5Il est évident que les articles de Balzac penseur reposent sur une hypothèse commune : la pensée de Balzac est déterminée par les contextes social et historique dans lesquels elle se développe. La philosophie balzacienne est interprétée dans le souci d’une description de la société vue sur un plan synchronique mais aussi diachronique, où les mœurs du présent s’expliquent par les événements du passé. Aude Déruelle, Jean‑Marie Roulin et Pierre Glaudes proposent une réflexion sur Balzac penseur de l’histoire, tandis que Fabrice Wilhelm, Patrizia Oppici et Susi Pietri se plongent dans la question sociologique. Aude Déruelle analyse les articles journalistiques des premières années de la décennie 1830 et remarque comment Balzac évoque souvent, en les listant, les protagonistes du champ de la théorie, ou mieux de la philosophie, de l’histoire, tels que Vico, Spinoza, de Bonald, Hobbes, etc. Or, si Balzac n’est pas un philosophe de l’histoire, il se sert quand même de la fiction romanesque pour faire « travailler » les concepts de la philosophie de l’histoire et les interrogations contemporaines des historiens : l’écrivain se pose la question du sens, à la fois comme direction et comme signification. Balzac, notamment, va à contre‑courant en dénigrant le progrès et en y substituant une pensée pessimiste bien visible dans Le Député d’Arcis. En bref, Balzac récuse l’idée que le sens de l’histoire puisse être intelligible. Jean‑Marie Roulin, de son côté, approche l’argument de manière très originale : il se concentre sur le motif du retour, thème portant de La Comédie humaine qui revient dans plusieurs romans et contes tels que la nouvelle Adieu, Le Colonel Chabert et Une Passion dans le désert. Entre la Révolution, l’Empire et la Restauration, un flux de soldats qui migrent à l’étranger et puis reviennent sont une forme particulière du personnage « revenant », ce qui fait du retour « l’un des paradigmes majeurs de la recomposition sociale, de refondation politique et du renouveau esthétique et intellectuel » (p. 117). Dans la contribution de Pierre Glaudes également, la pensée sur l’histoire se prolonge dans une réflexion sur le pouvoir politique, étalée dans Les Deux Rêves. Dans cette partie du roman Sur Catherine de Médicis, Balzac représente une « logique dilemmatique », qui oppose aux principes fermes du système monarchique la conséquence de leur application, ce qui confère un caractère utopique à l’apologie de la force comme condition de l’unité du corps social.

6De façon similaire, dans le cadre d’une pensée sur les mœurs et sur la société, c’est le motif du mensonge qui constitue un véritable dilemme éthique pour les personnages de La Comédie. Fabrice Wihlelm analyse les diverses figurations romanesques du mensonge en acte dans plusieurs récits balzaciens. Dans Le Médecin de campagne et dans Le Curé de village, le docteur Benassis et Véronique Graslin représentent le repentir qui succède au mensonge, tandis que La Maison Nucingen montre la relation ambivalente que la nouvelle société bourgeoise entretient avec les « imposteurs » sociaux, les parvenus qui ont gagné leur place grâce à la spéculation et à la malversation. Le Colonel Chabert enfin témoigne de cette ambivalence qui touche au « revenant », à l’un des héros de l’armée napoléonienne, Chabert.

7Patrizia Oppici et Susi Pietri envisagent la pensée sur les mœurs du point de vue du don, Oppici en suivant une perspective sociologique et Petri en suivant la perspective de la création artistique. Oppici examine La Bourse et soutient que la nouvelle propose une mise en scène symbolique axée sur le don capable de concentrer et de résoudre un conflit d’ordre historique et esthétique. Selon Mauss, le don renforce les liens sociaux, mais il demande toujours un contre‑don, dans un système qui, toutefois, s’accomplit dans la liberté ; c’est le mécanisme qui se passe dans La Bourse, avec le tableau donné par Schinner et la bourse confectionnée par Mlle de Rouville. La Bourse « témoigne une fois de plus de sa capacité de réfléchir sur les assises anthropologiques d’une société en voie de transformation radicale » (p. 287).

8De fait, continue Susi Pietri, un conflit implacable oppose le don et l’échange marchand dans La Comédie humaine comme deux formes antithétiques de « transmission » de la pensée et de l’art. Leurs espaces sont antinomiques et incompatibles. Leurs sphères respectives se définiraient par l’exclusion réciproque. Mais entre ces deux pôles extrêmes, la pensée du don se développe chez Balzac dans une multiplicité de formes, typologies, paradigmes du donner sensiblement différents et alternatifs au nivellement aliénant de la valeur négociable. Créer, c’est donner.

Écrire la pensée

9L’écriture devient le champ où la pensée de Balzac se déploie et réfléchit sur elle‑même. Jacques‑David Ebguy conduit une enquête sur le philosophique dans trois textes des Études philosophiques — L’Enfant maudit, La Réquisitionnaire et Les Proscrits — et montre comment « écrire le philosophique consiste […] moins à remonter une cause, à exposer un principe explicatif, qu’à créer une connexion dynamique, parfois temporelle, parfois spatiale, entre les différents éléments de la description » (p. 303). Dans cette perspective, le personnage balzacien est l’expression du monde matériel mais aussi d’un monde autre qui se donne en partage et, à la fois, expérience d’un dehors toujours en expansion : le philosophique ouvre la porte à une multiplicité de relations possibles entre le sens et la réalité. L’œuvre n’est pas l’énonciation d’une pensée, mais également un donner à penser au lecteur. Et c’est sur le procédé de la lecture que Christèle Couleau se concentre, en décrivant les trois étapes du processus de la lecture que le texte balzacien présuppose : la réflexion suggérée, l’immersion et la réappropriation. Balzac semble être concerné par un double souci : d’un côté, il se confronte à la modélisation de la lecture, qui concerne le texte du point de vue de la stratégie et de la maîtrise, tentative d’orienter la voie de la lecture ; de l’autre, la modalisation concerne une pratique individualisée de la réception du texte, intégré à la pensée individuelle du lecteur sur le monde.

10Laélia Véron et Boris Lyon‑Caen analysent, de leur côté, comment l’écriture réfléchit sur elle‑même dans le texte mais aussi dans le paratexte et le péritexte. Véron se consacre au Balzac penseur de l’esprit, au niveau du langage : c’est le mot d’esprit entre discours et métadiscours qui est au centre de son article, entre textes romanesques et péritexte (dédicaces, lettres), entre personnages et narrateur. Boris Lyon‑Caen s’interroge en revanche au sujet du « statut de la connaissance » dans la Physiologie du mariage : du moment que la pensée se donne comme une connaissance de l’amour conjugal, l’écriture assume une forme particulière, celle de la scène anecdotique, matrice essentielle de La Comédie humaine entière.

11Le travail de réflexion de Balzac sur l’art du roman se poursuit même après la mort de l’auteur, dans son recueil de Maximes et pensées publié chez Plon en 1842 dont Andrea Del Lungo met en lumière le caractère herméneutique et gnomique : le recueil se présente comme un ensemble de fragments dont la lecture « fait surgir un effet de monumentalisation de l’œuvre, sans doute propre à cette pratique éditoriale […] qui consiste à en fixer la pensée pour valoriser sa portée morale et l’ériger en système philosophique » (p. 355). Intéressant de noter que l’ironie qui caractérise les maximes des Petites misères de la vie conjugale ou de la Physiologie du mariage, cède sa place aux maximes sérieuses : le recueil publié chez Plon se configure ainsi comme un espace de véritable réflexion théorique.

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12À la lumière de cette pervasivité de l’ironie et de la contradiction dans l’écriture balzacienne, trait saillant relevé par plusieurs chercheurs du volume, la question posée par Éric Bordas en guise de conclusion est bien légitime : pourrait‑on véritablement parler d’un Balzac théoricien du roman, ou bien plutôt d’un « discours théorique » énoncé au cours de certains textes balzaciens ? La Fille aux yeux d’or et La Rabouilleuse démontrent que le théorique est « une véritable proposition d’intellection et programme de lisibilité et de cohérence globale : une sollicitation d’un savoir général à partir d’une poétique de l’observation » (p. 375). Le théorique est bien le discours où la matière observée trouve une explication, trait d’union entre le général et le particulier, énonciation endogène du Balzac théoricien « non pas du roman mais par le roman […] de la connaissance » (p. 575).