Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Joséphine Vodoz

Introduction

Introduction

1On date des années 1980 et on situe dans les départements d'archéologie la naissance d'un material turn qui a donné naissance, dans les universités anglophones, aux material culture studies (Hicks 2010). Rapidement, cet intérêt pour les objets, qui deviennent un centre de focalisation épistémologique, s'étend à un ensemble de disciplines : l'anthropologie, assurément, mais aussi l'histoire, l'histoire de l'art, la sociologie, les lettres, en bref, les sciences humaines. Si l’on peut inscrire le material turn dans un plus large cultural turn, c'est aussi en ce qu'il s'est moins sédimenté en une discipline qu'il n'a infusé dans celles qui lui préexistaient et qui avaient, d'une manière ou d'une autre, un intérêt pour les pratiques socioculturelles et leurs significations. Il serait peut-être imprécis d’entendre la traduction française de « culture matérielle » comme une importation stricte des intérêts anglo-saxons, car elle s’inscrit dans une tradition de recherche différente (Bonnot, 2010). Cela dit, les sciences humaines francophones témoignent elles aussi, dès les années 1990, d’un intérêt croissant pour l’histoire et l’anthropologie des objets dont on trouve, depuis quelque temps déjà, des anthologies (Bartholeyns, Govoroff et Joulian, 2010).

2Ce que réaffirme avec force le material turn, c'est que les artefacts sont non seulement le produit de pratiques qui permettent leur production et leur diffusion — que l'on ne comprend qu'en surface si on les regarde comme des phénomènes purement économiques — mais sont également eux-mêmes les sédimentations, les vecteurs et les modélisateurs de pratiques signifiantes. Ce dossier témoigne d'une vivacité actuelle de la question en francophonie, mais aussi de son transfert dans les études littéraires, dont l’ouvrage panoramique de Marta Caraion Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle (2020) est un jalon récent. Comme il apparaît de plus en plus formellement, la littérature est travaillée par les objets dès lors qu’elle représente les pratiques signifiantes dont ils sont le cœur (parfois révélées ou réinventées en son sein), les inclut dans ses intrigues, en fait parfois de vrais personnages. Qu’il soit de facture « réaliste » ou non, que ce soit en régime descriptif ou non, on peut faire le pari de lire un texte à objets comme un morceau de culture matérielle, au sens où il donne à voir comment les « actions matérielles participent à la cohérence globale des interactions des individus et des groupes entre eux et avec leurs systèmes de pensées » (Lemonnier, 2011, p. 311).

3On se réjouit dès lors d'un intérêt pluridisciplinaire dont les études littéraires peuvent profiter, en particulier les études littéraires francophones qui, héritières de systèmes de valeurs ancrés où la matérialité n’a jamais le bon rôle, ont longtemps fait peu de cas de la présence, pourtant massive, des objets dans leurs objets. Ce dossier critique fait alors voir les diverses formes de « lecture matérialiste » (Caraion, 2020) qui s’exercent actuellement et ce qu'elles relaient des différentes disciplines dont elles sont l’écho.

4Les comptes rendus réunis dans ce dossier sont de deux ordres. On trouve d’une part la recension d’études relevant de l’histoire ou des sciences sociales. Les ouvrages de vulgarisation ou à destination du grand public et la naissance des collections qui les accueillent témoignent d’une volonté de placer les enjeux matériels de nos existences au centre de l’attention collective, à une époque où nos systèmes de production et de consommation sont scrutés et radicalement questionnés. La mise au jour de nos rapports aux objets apparaît alors comme un enjeu tout particulier de notre contemporain, dont il est nécessaire de comprendre l’histoire.

5D’autre part, les recensions concernent des études littéraires portées sur l’analyse de la présence d’objets dans les textes. Elles peuvent adopter une perspective poétique ou narratologique, visant à dégager les modes d’existence et de fonctionnement des objets dans le fil de la narration. Elles peuvent aussi consister en des lectures socioculturelles des objets littéraires, auxquels elles donnent une épaisseur de significations sociales et historiques. Dans les deux cas, on constate que le potentiel herméneutique et heuristique des objets traverse les époques et les genres. En nouant encore un peu plus le dialogue entre sciences sociales et études littéraires, le présent dossier pourra peut-être faire vivre ce potentiel dans les recherches à venir.

Bartholeyns Gil, Govoroff Nicolas et Joulian Frédéric, Cultures matérielles. Une anthologie raisonnée de Techniques & Culture, n° 54-55, janvier-décembre 2010.

Bonnot Thierry, L’Attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, 2014.

Bonnot Thierry, « Les objets comme sujet », En attendant Nadeau. Journal de la littérature, des idées et des arts, 23 juin 2021, disponible en ligne : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/06/23/objets-sujet-caraion/.

Caraion Marta, Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020.

Hicks Dan, « The Material-cultural turn. Event and effect », dans Dan Hicks et Mary C. Beaudry, The Oxford Handbook of Material Culture Studies, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 25-98.

Lemonnier Pierre, « Les tartes à la crème sont meilleures en dessert ! Ethnographie des actions matérielles versus raccourcis théoriques en anthropologie de l’objet », dans Fabienne Wateau (dir.), Profils d’objets. Approches d’anthropologues et d’archéologues, actes du colloque organisé par la Maison René-Ginouvès, Nanterre (juin 2010), Paris, Éditions de Boccard, 2011, p. 307-316.

Perras Jean-Alexandre, « Comment la littérature pense les objets : théorie littéraire de la culture matérielle Par Marta Caraion », French Studies, vol. 76, n° 2, avril 2022, p. 296–297.

Vodoz Joséphine, « Marta Caraion, Comment la littérature pense les objets : théorie littéraire de la culture matérielle, éditions Champ Vallon », Revue des sciences humaines, n° 344, 2021, p. 175-177.