Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Nathalie Fortin

Études sur l’énigme Lautréamont

Pierssens, Michel, Ducasse et Lautréamont : L’envers et l’endroit, Du Lérot & Presses Universitaires de Vincennes, 2005, 208 p.

1Dans Ducasse et Lautréamont : L’envers et l’endroit, Michel Pierssens nous livre les résultats de plusieurs années de recherches sur ce qu’il nomme le « singulier moteur à deux temps de l’imagination ducassienne »1. Car ce qui frappe surtout, explique Pierssens, dans cette œuvre faite de rebondissements, de retournements et de paradoxes, c’est que l’on ne peut saisir la « vraie » posture de l’auteur, que l’on arrive difficilement à saisir chez Lautréamont l’envers de l’endroit.

2Mais c’est précisément le mystère de l’œuvre, peut-être entretenu volontairement par Ducasse, qui fascine le lecteur, en l’invitant à poser sans cesse de nouvelles questions. Par conséquent, propose Pierssens, il convient de traiter « l’énigme Lautréamont » non pas comme quelque chose qu’il faudrait comprendre, mais comme « un outil qui nous permet (nous demande) de comprendre ce qui l’a produit ». C’est ce qu’entreprend ici l’auteur, dans ces études qui se veulent une exploration de certaines pistes parmi d’autres, en vue, non pas de trouver la « vérité » Lautréamont, mais de poser de nouvelles questions. Comme celle de l’ancien et du nouveau, par exemple, centrale chez Lautréamont, et dont Pierssens tente de percer les mystères.

3En premier lieu, l’auteur entreprend de repérer ce qui a pu influencer la formation intellectuelle de Ducasse. Et c’est à une véritable enquête qu’il se livre dans une première partie intitulée Apprentissages, où il interroge les forces et faiblesses de l’enseignement des lycées qu’a fréquentés Ducasse, les influences possibles de certains professeurs et de certaines lectures.

4Cette méticuleuse enquête se poursuit dans Ducasse latin, où Pierssens questionne certains milieux qu’a peut-être côtoyés le jeune auteur. Il émet en particulier l’hypothèse que Lautréamont aurait été un « littérateur hispano-américain à Paris » plutôt qu’un « écrivain français ». Car beaucoup de renseignements biographiques manquent à la connaissance du personnage, de sorte qu’on se doit d’émettre certaines hypothèses qui permettraient de mieux comprendre l’oeuvre. On sait par exemple que Ducasse a passé son baccalauréat et on suppose qu’il soit monté ensuite à Paris. Mais on ne sait pas s’il s’est inscrit dans une école ni où il se serait inscrit. Peut-être en médecine, ce qui expliquerait l’emploi de tous les termes médicaux de l’œuvre de Ducasse. Ou alors il aurait peut-être fréquenté le milieu hispano-américain parisien. C’est cette dernière hypothèse que Pierssens approfondit ici. Et c’est également sur cette question particulière que je m’attarderai dans ce compte-rendu d’un ouvrage qui soulève par ailleurs beaucoup d’autres questions au sujet de l’œuvre de Ducasse.

5Il y avait en effet à Paris une intelligentsia hispanophone (surtout sud-américaine), dont témoigne par exemple le périodique El Eco Hispano-Americano, publié à Paris depuis 15 ans. Et l’orientation politico-philosophique de ce périodique, résumée par le sous-titre Orden y progreso, n’est pas sans faire penser à l’optimisme des Poésies. Cette intelligentsia, imprégnée des idées de progrès et de démocratie, s’inspirait d’Auguste Comte et de la philosophie positiviste caractéristique de l’idéologie latino-américaine du 19e siècle. On y prônait l’union de la littérature et des sciences, le fédéralisme et l’éducation populaire, thèmes que l’on retrouve chez Ducasse.

6Une autre piste semble également confirmer l’hypothèse du « littérateur hispano-américain » : la parenté que l’on trouve entre le projet de Ducasse et la construction philosophique d’Amédée Jacques, un des élèves de Victor Cousin que Ducasse aurait peut-être connu en Amérique latine. Après avoir enseigné en France et avoir notamment écrit, avec E. Saisset et Jules Simon, un Manuel de philosophie à l’usage des collèges (1846), Amédée Jacques fut destitué de ses fonctions en 1850 par le nouveau gouvernement conservateur français, pour avoir dirigé une revue républicaine. Il poursuivit alors sa carrière en Argentine, notamment au Collège national de Buenos Aires.

7Comme Pierssens l’avait déjà démontré dans Lautréamont. Éthique à Maldoror, la thématique des Chants et des Poésies a beaucoup à voir avec celle des disciples et successeurs de Victor Cousin. Or, il se trouve justement que cette thématique s’exprime notamment dans un ouvrage que Ducasse a lu très attentivement : le Manuel de philosophie que nous citions plus haut, écrit en partie par Jacques. Les Chants et les Poésies rejoignent en effet l’esprit progressiste de Jacques, qui croyait que la modernité devait se faire de pair avec l’expansion des sciences et des techniques, et dont l’oeuvre fut de celles qui ont contribué à repenser la philosophie abstraite et le décloisonnement des savoirs.

8Mais ce qui importe ici, dans cette question de la formation intellectuelle de Ducasse, précise M. Pierssens, c’est d’interroger la « connexion des textes de Ducasse avec d’autres » plutôt que de ne chercher qu’à relever les « rencontres littérales » entre l’œuvre et ce que Ducasse aurait pu lire. Une telle étude permettrait de reconstituer le champ philosophique français du milieu du 19e siècle, le « paradigme » philosophique qui domine alors. En étudiant l’œuvre comme le résultat d’un dialogue entre Ducasse et la pensée de son temps, il est possible de parvenir à saisir, chez Lautréamont, « la force de ses adhésions comme la dynamique de ses refus », et de voir plus clair dans cette œuvre obscure.

9Il est cependant une chose dont on peut être certain chez Ducasse, poursuit Pierssens, c’est que la pensée de ce dernier est « une pensée du 19e siècle, sur le 19e siècle », « qui s’élabore à partir de sa fin anticipée ». Un questionnement sur les principales préoccupations de l’histoire des idées de l’époque, donc.

10Cette « pensée du 19e siècle », Pierssens la résume en trois points :

111) Tout d’abord, il s’agit bel et bien d’une « pensée », et non pas d’une « vision ». Et à cet égard, l’oeuvre prend son sens en tant que démarche philosophique. L’œuvre de Ducasse est en effet ancrée dans la tradition néo-kantienne française, rappelle Pierssens. Les réflexions sur le goût, la morale et sur la « bonté pure », par exemple, renvoient directement à l’œuvre de Kant.

122) Ensuite, la « pensée du 19e siècle » se veut une « réflexion épistémique », c’est-à-dire que le procès de la connaissance est au cœur de l’œuvre, où sont entre autres interrogés la raison, la vérité, le raisonnement, le rapport entre la pensée et le langage, la mémoire et l’habitude, le fait et la croyance. Plus généralement, poursuit Pierssens, il s’agit d’une « pensée de l’intelligence », terme nouvellement imposé par Taine avec son Traité de l’intelligence (d’ailleurs cité dans les Poésies).

133) Enfin, la « pensée du 19e siècle » s’articule autour du concept d’« ordre », « noyau de toute rationalité ». En d’autres termes, la « pensée du 19e siècle » relève d’une pensée de l’ordre liée à la théorie de la connaissance telle que le 19e siècle l’a formulée.

14Mais chez Ducasse, précise Pierssens, l’ordre n’a de sens que parce que le désordre domine dans les « choses humaines ». Cet ordre est chez lui « cohérence plurielle équilibrée, là où le désordre est appauvrissement et réduction de la vision à « un seul côté des choses » ». C’est là en particulier que Ducasse se démarque et fait du nouveau, car sa pensée se distingue ici de la pensée classique. Il se distingue « épistémologiquement » de la pensée classique, explique Pierssens, « pour laquelle l’ordre s’accompagnait d’une réduction au simple, plus encore peut-être qu’à l’unité. » Chez Ducasse, « l’harmonie est affaire de complexité ». Car il n’y a pas d’antithèse entre ordre et désordre chez Ducasse. Tous deux appartiennent « au même espace des possibles et sont, dans les faits, inextricablement liés ».

15Dans une troisième partie intitulée Savoirs, Pierssens poursuit sa réflexion sur ce qu’a de particulier le savoir de Ducasse. Le savoir de ce dernier, écrit-il, « ce n’est pas posséder la vérité, mais avancer vers elle, avec le soupçon que, peut-être, on ne l’atteindra pas ». « C’est à voir clair dans le paysage de désordre cognitif qu’offrent à l’interrogation l’entrelacs des disciplines ou la multiplicité des argumentaires, les contradictions des théories, le jeu trouble des croyances et des expériences individuelles qui interfèrent dans tous les débats. » Dans le parcours de Ducasse, les savoirs servent à pousser plus loin les questionnements, ce qui implique nécessairement que s’entremêlent science, philosophie, littérature et vie.

16C’est dans cette logique que Ducasse cherche à redonner à la poésie une légitimité philosophique, à en faire une synthèse des savoirs, « utopie » bien de son temps, commente Pierssens, basée sur une « réforme de l’esprit ». Ducasse veut agir sur les lecteurs dans un but philosophique en posant dans son œuvre les grandes interrogations de la pensée de son époque, par le moyen d’une littérature complètement renouvelée.

17Il interroge, pour faire avancer la réflexion. Ainsi, par exemple, Ducasse présente une image toujours équivoque de la science, et on ne peut connaître sa position réelle vis-à-vis de celle-ci. On ne sait jamais s’il dénonce, se moque ou acclame réellement la science. Ce qui est

18Cependant, dans son œuvre, les savoirs occupent une place essentielle : ils sont le « pivot », le « point de référence ». C’est même à ces savoirs que Ducasse fait appel « pour arbitrer les comparaisons et fixer les critères verbaux de la beauté ». Et encore plus, « c’est d’un bout à l’autre les savoirs qui cadrent le sens et la légitimité de la narration », ajoute Pierssens.

19Ce qui devait apparaître comme une « trahison » à l’égard de la culture littéraire pour bien des littérateurs français, s’explique cependant si l’on tient compte du contexte de la culture scientifique et de la culture littéraire en Amérique du Sud, notamment à Montevideo et à Buenos Aires, où Ducasse aurait peut-être séjourné en 1862 et 1863. Afin de mieux comprendre Ducasse, il est donc primordial de tenter de reconstituer le contexte des échanges entre les deux continents (Europe et Amérique du Sud) et entre les deux cultures (scientifique et littéraire).

20Lors de ses années de formation en Uruguay, puis quand il y retournera, le romantisme (version hispanique) domine en littérature et l’éclectisme français en philosophie (« version libérale et progressiste, ouverte sur les sciences »), à tel point, ajoute Pierssens, « que le rationalisme sous-jacent conduira à l’acceptation toute naturelle du positivisme en Uruguay ». En France, il y trouve un éclectisme très différent « ramené à ses formes les plus anodines et les plus fades, amputé d’une pensée de la science, confit en culture humaniste classique », « sur fond de décadence morale et d’agitation sociale et politique croissante ».

21Pour celui chez qui sont liés humanisme, souci éthique et ouverture au progrès, on comprend bien la révolte qu’a pu inspirer un tel état des choses en France. La culture hispanique de Ducasse lui aurait apporté « le romantisme français, mais corrigé par le goût des sciences et l’exigence morale de l’éclectisme libéral, vaincu en France mais solidement installé dans les métropoles de la Plata ».

22C’est dans ce contexte idéologique qu’on perçoit bien comment l’œuvre de Ducasse tente de répondre à l’une des questions essentielles de la pensée depuis le début du siècle : « comment faire place aux sciences, à la pression croissante des savoirs, sans pour autant cesser de faire de la littérature? Où trouver le Beau moderne et comment le communiquer? » À cet égard, précise Pierssens, le génie de Ducasse fut de ne pas tenter de changer le sujet de la poésie, mais d’en changer la langue. Et de ne pas tenter de passer d’une culture à l’autre, mais de les confronter les unes aux autres dans une oeuvre qui cherche à les contenir toutes.

23Cette réflexion sur le savoir selon et de Ducasse se termine sur quelques Intertextes (les romantiques, Nietzsche, Baudelaire, Flaubert, Francis Ponge), puis l’auteur revient en conclusion sur la question de l’ancien et du nouveau chez Ducasse. Car l’impression de radicale nouveauté est certainement ce qui a le plus marqué les lecteurs de Ducasse. Mais Ducasse était-il aussi « nouveau » qu’il le prétendait? se demande Pierssens. Et comment expliquer cette impression de nouveauté alors que l’œuvre, finalement, à travers son « traitement hyper-parodique du romantisme du Mal » et celui, « hyper-sérieux », de la pensée classique, ne semble pas si novatrice? Y a-t-il vraiment un « avant » et un « après » Ducasse, comme le voulait l’auteur lui-même?

24L’effet de nouveauté, avance Pierssens, réside peut-être simplement en ce qu’elle donne l’illusion du franchissement : « parce qu’il a eu la chance historique que son monde meure sans qu’il ait pu le prévoir ou d’une façon qu’il n’avait pas prévue, et, surtout, parce que ce monde a emporté avec lui tout ce à quoi Ducasse tenait, avec quoi il polémiquait et qui faisait son seul horizon », ce serait finalement son « aveuglement et son décalage involontaire qui font de lui un aérolithe échappé au désastre ». Il s’agirait donc d’une nouveauté « factice », puisque « différée », d’« une illusion née de la fracture du temps et de la sensibilité ». Par conséquent, il n’y aurait pas d’avant et d’après Ducasse, car Ducasse est « ailleurs ».

25Si l’œuvre de Ducasse n’apparaît pas si nouvelle, on constate cependant à travers ces études qu’elle est de celles qui ont contribué à l’établissement de la modernité littéraire, marquée par ce décloisonnement des savoirs que Ducasse visait, par cette volonté de faire dialoguer la diversité des savoirs, des cultures et des idées, qui est le propre de notre modernité.

26Et il est toujours passionnant, comme le fait Pierssens dans ses recherches épistémocritiques, de chercher à comprendre comment la littérature témoigne d’une manière particulière d’imaginer selon le savoir de l’époque dans laquelle elle s’inscrit, comment elle participe à la formation, à la distribution et à la réflexion du savoir, comment, à sa manière, la littérature pense et tente de comprendre.