Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
Anissa Guiot

Journal des Goncourt, t. V : de l’écriture duelle à l’écriture individuelle

Journal des Goncourt, t. V: from dual writing to individual writing
Edmond & Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, tome V : 1869-1871, éd. Jean-Louis Cabanès, texte établi par Christiane & Jean-Louis Cabanès, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque des correspondances », 2021, 756 p., EAN 9782745356369.

Retour sur un ambitieux parcours éditorial

1L’ambitieux chantier éditorial entrepris par le groupe de chercheurs réuni autour de Christiane et Jean-Louis Cabanès se poursuit avec la publication chez Honoré Champion du cinquième tome du Journal des Goncourt. Les années 1869-1871 que couvre ce journal sont capitales à maints égards. En effet, elles sont marquées par des bouleversements de plusieurs ordres : personnel d’abord, puisqu’on y lit le récit de la maladie puis de la mort de Jules de Goncourt ; historique ensuite — Paris subit deux sièges durant cette période ; diaristique enfin, car l’écriture à quatre mains cède la place à la rédaction du seul Edmond.

2La spécificité de ce volume n’empêche pas d’y retrouver les mêmes qualités que celles qui apparaissaient déjà dans les précédents tomes. Rappelons que ce travail d’envergure, initié en 2005, entendait pallier les écueils des choix éditoriaux de la dernière édition du Journal en date. Il s’agissait de celle de Robert Ricatte, parue en 1956. L’ouvrage, certes fondamental, était né de l’hybridation souvent malheureuse de deux textes disparates : le manuscrit et la première édition du Journal, revue par Edmond lors de sa publication chez Charpentier. Les collages nécessaires à l’harmonisation des deux versions donnaient parfois à lire des textes apocryphes. Ayant fait le choix d’une approche génétique d’après la relecture méticuleuse des onze cahiers manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France, Jean-Louis Cabanès et son équipe relancent à chaque nouvelle parution la découverte d’un texte authentique, autant dans sa lettre que dans sa forme. En bas de page sont ainsi indiqués les ratures, les mots inscrits en marge, les collages — tous les éléments qui permettent la restitution de l’aspect concret du manuscrit. Ainsi sont également retranscrites les lignes de pointillés qui, après la toute dernière entrée écrite par Jules avant sa mort, marquent, à la manière d’une longue aposiopèse, à la fois le silence du cadet et le relais hésitant et douloureux de l’aîné. En annexe de l’ouvrage, la reprise de l’édition Charpentier permet quant à elle d’apprécier le travail de correction et de relecture — voire de censure — effectué par Edmond.

3Une fois encore, l’ampleur du projet en redouble l’intérêt et continue de faire de la publication de chaque volume un véritable événement. Les nombreuses notes éclairent le vocabulaire daté, les identités immémorées, les événements contextuels — d’ordre historique ou littéraire — oubliés et effectuent des renvois d’un tome à l’autre qui permettent de considérer l’œuvre dans son entier. De la même manière, de nouvelles notices complètent un répertoire en annexe qui ne cesse de s’enrichir depuis le premier tome. En plus du journal, c’est donc une véritable somme encyclopédique sur le second dix-neuvième siècle qui s’écrit d’une réédition à l’autre. L’introduction d’une quinzaine de pages enfin, toujours offerte par Jean-Louis Cabanès, fait figure de brillante étude et souligne les points saillants du tome en question, alors même que la qualité littéraire du Journal n’est plus à démontrer.

« Après bien des mois passés, je reprends la plume tombée des mains de mon frère » : de l’écriture à quatre mains à l’écriture solitaire

4Bien que le récit des terribles événements des années 1870 et 1871 distingue singulièrement ce tome de ceux qui précèdent et de ceux qui suivront, il est aussi des régularités qui sont la marque diaristique des Goncourt. Ainsi, c’est la même plainte de la solitude qui s’exprime à chaque début d’année (« Aujourd’hui, premier jour de l’année, pas une visite, pas la vue de quelqu’un qui nous aime, personne : la solitude et la souffrance », 1er janvier 1870) ; la même aigreur au constat du silence autour de la parution d’un ouvrage — en l’occurrence Madame Gervaisais, publié en février 1869 — (« Jusqu’ici, nous n’avons pas rencontré encore une personne qui nous ait fait de notre livre un compliment même banal », 2 mars 1869) ; les mêmes remarques assassines sur leurs contemporains (« Lu aujourd’hui les projets de ce que projetait Balzac. Il méritait de vivre dix ans de plus, — comme Hugo dix ans de moins », 18 avril 1869).

5Mais ce tome est surtout marqué par le repli des frères sur eux-mêmes au sein de la maison d’Auteuil. Si dans les premières pages de ce volume apparaissent encore les noms de ceux qui forment la grande mosaïque des Mémoires de la vie littéraire — la Princesse, Sainte-Beuve, Gautier ou encore Taine —, la scène théâtrale du journal se vide peu à peu à mesure que progresse la lente maladie de Jules d’abord et, dans une moindre mesure, lors des deux sièges qui voient Edmond confiné. Le retour triomphal de Victor Hugo, dans Paris et dans le Journal, en septembre 1870, n’en est alors que plus saisissant, et fait partie des événements importants de l’ouvrage.

6Si Jules mentionne bien les souffrances que lui cause l’hydrothérapie, la maladie elle-même est significativement tue. Avant sa mort, c’est uniquement le travail éditorial, indiquant méticuleusement lequel des frères tient la plume, qui permet de repérer des écarts qui trahissent ce que le contenu de l’écriture cache encore. Alors que Jules a toujours été le principal scripteur, nous découvrons durant l’année 1869 qu’Edmond relaie par cinq fois son frère, dont une fois pour une période de plusieurs semaines, du 30 juin au 11 août, sans que soit fait mention de la raison de ce changement. Si l’on excepte le folio écrit de la main d’Edmond et collé à la page du 25 août 1869, celui-ci ne reprendra la plume que pour succéder définitivement à son frère.

7Paradoxalement, c’est après la mort de Jules que « l’attrait pour le maladif1 » qui caractérise l’écriture des deux frères trouve à s’exprimer dans toute sa puissance au sein du Journal. L’ouvrage prend en effet « une valeur inaugurale » (p. 15) lorsqu’Edmond livre le récit détaillé de la fin de la vie de Jules. Ce retour en arrière entraîne des modifications diaristiques importantes, et le texte sort quelque peu des critères définitoires du journal. En effet, Edmond, par un effet de collage, restitue sur le manuscrit des notes éparses, sans indications temporelles précises, écrites durant les derniers mois de la vie de son frère. De ce morcellement volontaire naît un jeu des temporalités dans lequel l’usage du présent recrée pour un temps la présence du défunt, quand l’imparfait — ce « cruel imparfait » (p. 110) qui sera celui des Frères Zemganno — souligne son absence. Enfin, le 20 juin 1870, le journal devient oraison funèbre, dans ces mots qui évoquent le vague souvenir de Bossuet : « Il meurt, il vient de mourir » (p. 124).

Récit de deux sièges

8Si J.-L. Cabanès ne manque pas de rappeler qu’il est un « moment capital des écritures de l’intime » (p. 15), ce cinquième volume du Journal est également inaugural et exemplaire pour sa « double portée documentaire » (p. 20). Dès septembre 1870, l’écriture du deuil cède le pas au témoignage. Cette écriture voit le retour des datations précises au rythme des errances dans une ville meurtrie par deux sièges successifs. Le regard que pose Edmond sur ces années terribles contribue alors à construire, au-delà de son aspect polymorphe, la cohérence du journal. Celui-ci opère en effet une singulière intrication du drame historique et du drame personnel considérés ensemble : « Je suis triste de mon frère, je suis triste du sort de la Patrie […] » (14 août 1870). Le maladif, qui emplissait les pages consacrées à toute la première moitié de l’année 1870, trouve là encore moyen de s’exprimer. Dans une sorte de contamination, c’est Paris tout entier qui souffre : « L’émotion de ces huit jours a donné à la population parisienne la figure d’un malade, on voit sur ces faces jaunes, crispées, tiraillées, tous les hauts et les bas de l’espérance par lesquels les nerfs de Paris ont passé depuis le 6 août » (19 août 1870).

9Qu’il s’agisse de la mort de son frère, de la guerre, de la Commune ; c’est toujours en esthète, posant sur tout un regard de peintre curieux qu’Edmond retranscrit les événements. C’est ainsi qu’il donne à voir et à lire les « vifs et colorés tableaux, composés à tout coin de Paris par le siège […] que la peinture oubliera de peindre » (28 septembre 1870). Cette esthétisation contrebalance le discours réactionnaire qui tend à disparaître pour céder la place au récit implacable des faits — à l’instar de la tuerie dont Edmond est témoin le 28 mai 1871 — laissés au jugement du lecteur.

***

10Il est donc peu de dire que les années que couvre ce volume en font une étape importante à la fois dans l’histoire des écrits de soi et dans l’ensemble du Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire, journal de deuil, témoignage du Siège et de la Commune, ce récit est aussi pour Edmond le lieu du développement d’une sensibilité singulière, qui sera sa marque d’écrivain solitaire. Maintenant qu’est publié ce cinquième tome, l’intérêt du Journal résidera en partie ailleurs que dans une écriture plurielle désormais impossible, mais dont l’exceptionnel travail éditorial que nous saluons une dernière fois a désormais achevé de livrer les secrets.