Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Sarah Anthony

À la recherche du Nouveau Roman : un parcours métalittéraire.

Galia Yanaoshevsky, Les discours du Nouveau Roman : Essais, entretiens, débats. Paris, Presses Universitaires du Septentrion (Collection Perspectives), 2006, 336 p.

1Conçu sous la tutelle de Stella (Ruth) Amossy, Les discours du Nouveau Roman : Essais, entretiens, débats est la version remaniée d’une thèse soutenue récemment par l’auteure en 2003. Dénué de tout obscurantisme, le titre de cet ouvrage semble annoncer effectivement ce dont il sera question. En rassemblant les métadiscours du Nouveau Roman, c’est-à-dire les discours produits par les écrivains autour de leurs ouvrages littéraires, le corpus à l’étude dit comprendre des essais, des entretiens et des débats. Inspirée par les travaux d’Arthur Babcock et de Nelly Wolf qui portent sur le Nouveau Roman et par les microsociologues Bruno Latour et Steve Woolgar, Galia Yanoshevsky choisit de s’intéresser aux rapports entre la conception et l’essor d’un mouvement littéraire (ici le Nouveau Roman) et son métadiscours, plutôt que d’étudier le développement du mouvement en regard des œuvres littéraires qui s’y inscrivent. Quoique l’objectif de l’ouvrage soit ambitieux, son titre est trompeur et le corpus métadiscursif à l’étude est bien plus restreint qu’on pourrait le croire, se limitant aux essais de Nathalie Sarraute et d’Alain Robbe-Grillet ainsi qu’aux entretiens et aux débats auxquels ils ont participé. Malgré cette première réserve, ce choix s’avère sage et délibéré puisque Yanoshevsky présente ces deux auteurs comme les figures de proue du mouvement, soulignant que « seuls leurs recueils d’essais ont été perçus comme des manifestes1 ».

2Partant en quête du « manifeste » du Nouveau Roman, Yanoshevsky sonde le corpus métadiscursif de ces deux auteurs afin d’y glaner les préceptes autour desquels s’est développé le mouvement littéraire. Pour ce faire, notre critique procède de façon méticuleuse ; les termes qu’elle emploie sont toujours bien définis, ses choix (p.ex. corpus, approche) sont justifiés et son hypothèse de travail est claire (le mouvement du Nouveau Roman = l’ensemble de ses manifestations discursives, métalittéraires, orales et écrites). Cette approche minutieuse, à l’égard du corpus à l’étude, nous rassure ; à première vue, ce corpus est nébuleux en raison de sa qualité parfois discursive (p.ex. l’entretien et le débat).  

3Dans la première section de l’ouvrage, Yanoshevsky se penche sur deux recueils d’essais, L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute et Pour un Nouveau Roman d’Allain Robbe-Grillet2. Dans les deux cas, elle examine la genèse des textes et le passage du journal au recueil, tout en mettant l’accent sur les rapports qui existent entre ces deux recueils ainsi que sur les éléments textuels qui leur donnent un caractère manifestaire.

4Suivant la chronologie naturelle, elle étudie premièrement le texte de Nathalie Sarraute. En questionnant comment les essais y sont regroupés, leur ordre final et le choix des articles, Yanoshevsky arrive à faire plusieurs observations intéressantes. Par exemple, elle note que la préface à L’Ère du soupçon sert de justification aux écrits théoriques ; Sarraute l’a écrite à la suite d’une relecture des ses essais, un travail de recensement qui lui a permis de justifier l’ordre de ses textes et d’assurer la cohérence du recueil. Après avoir examiné les techniques d’argumentation de chaque essai sarrautien, Yanoshevsky résume succinctement la thématique centrale de chaque texte afin d’y relever des caractéristiques de manifeste. Elle remarque avec justesse que « malgré leur visée initiale qui fait d’eux des tentatives d’auto-explication […] chacun des textes possède en soi quelques caractéristiques manifestaires3 », comme la mise en valeur de la polémique qui s’érige entre l’ancienne et la nouvelle littérature (en opposant leurs définitions et leurs thèses adverses), et le caractère généralisateur de certains essais, signalé par l’emploi du « on ».   

5Si chez Sarraute les essais prennent un ton plutôt personnel, la réflexion théorique de Robbe-Grillet est beaucoup moins introspective. Yanoshevsky note avec raison que le recueil de Nathalie Sarraute n’est devenu manifestaire que rétrospectivement, à la suite de la publication des premiers articles de Robbe-Grillet, dans lesquels Sarraute est présentée comme instigatrice du mouvement dont il cherche à concrétiser l’existence. Dès leur parution, les écrits de Robbe-Grillet avaient des qualités de manifeste ; ils reprenaient certaines idées sarrautiennes dans le but de mieux définir le mouvement du Nouveau Roman, tout en maintenant un dialogue constant avec la critique de l’époque. Contrairement à L’Ère du soupçon, l’ordre des essais dans Pour un Nouveau Roman n’est pas chronologique. De la chronique au recueil, les essais de Robbe-Grillet subissent des changements et des omissions. Yanoshevsky argumente avec justesse que Robbe-Grillet se sert parfois de modifications textuelles pour se réapproprier certains termes ou idées (barthiennes ou sarrautiennes), et afin de mettre en valeur ses idées et son programme de recherche (p.ex. la mort du personnage, la primauté de l’histoire). En soulignant les instances où Robbe-Grillet prend parole au nom du mouvement, en discutant du fond polémique de ses écrits et de son désir de définir et d’opposer l’état présent du roman à celui de jadis, Yanoshevsky souligne le caractère explicitement manifestaire des essais de Robbe-Grillet. Celui-ci a légitimé et concrétisé les préceptes du Nouveau Roman par le biais de ses essais qui ont été organisés de façon à le présenter comme le porte-parole pseudo officiel du mouvement.    

6Le deuxième volet de l’étude de Yanoshevsky porte sur le genre métadiscursif de l’entretien. Selon l’auteure, ce type de dialogue contribue à la promotion de l’écrivain dans le champ littéraire, puisqu’il vise à révéler la personne derrière l’œuvre et à construire une image du « moi-auteur ». De même, l’entretien peut aussi permettre à l’écrivain de se positionner explicitement dans le champ littéraire vis-à-vis de ses contemporains et de ses prédécesseurs. Par contre, dans le cas du Nouveau Roman, l’entretien entraîne un paradoxe. En effet, si les écrivains de l’avant-garde cherchent en principe « “[à] défie[r] l’institution et proclame[r] la suprématie d’une écriture dans laquelle se désagrège le sujet constitué” […] il semble paradoxal qu’ils participent à des interviews dont l’objectif engage la personne de l’écrivain en lui faisant exprimer, sur le mode oral, ses opinions et ses intentions4 ».

7Yanoshevsky constate que chez Nathalie Sarraute, ce paradoxe est résolu dans le fait que l’entretien génère un dialogue qui, lui-même, en retour, crée des sous-conversations – phénomène qui est à la base de son écriture. La critique n’avançant malheureusement aucune explication en ce qui a trait aux entretiens de Robbe-Grillet, la position de ce nouveau romancier face à ce type de métadiscours demeure paradoxale. En revanche, il n’y a aucune ambiguïté quant au caractère manifestaire de l’entretien. Souvent interviewés à titre de porte-parole du Nouveau Roman, les deux auteurs à l’étude acceptent ce rôle avec ferveur (Robbe-Grillet) ou malgré soi (Sarraute).   

8L’entretien est principalement bipartite pour notre critique, soit à la fois un métadiscours et un discours. En tant que métadiscours, l’entretien cherche à dévoiler les secrets de la production littéraire. Comme discours, c’est un lieu de conceptualisation et de théorisation. Chez Sarraute comme chez Robbe-Grillet, les entretiens avec les interviewers experts aboutissent à une production en duo. Ainsi, en reprenant certaines notions théoriques explorées dans les essais et en posant des questions pertinentes, l’interviewer assiste l’auteur dans son exploration de nouvelles notions théoriques.

9Encore une fois, l’étude de Yanoshevsky est bien structurée. Le corpus de cette deuxième section étant souvent désordonné et discontinu (l’entretien peut sauter du coq à l’âne), l’auteure choisit de centrer son étude sur certains ressorts (p.ex. l’image de soi, le rôle du porte-parole, le métadiscours, la conceptualisation, la théorisation) et d’évoquer les deux auteurs tour à tour – des choix qui lui permettent d’examiner et de comparer les éléments d’un corpus dont l’organisation des thématiques manque parfois de cohérence.

 

10Dans son introduction à la troisième et dernière partie de l’étude, Yanoshevsky signale que le groupe des nouveaux romanciers n’avait pas de lieu de rencontre comme tel et elle avance l’hypothèse que les débats de presse et de colloque servaient, faute de mieux, de lieu de regroupement. Son étude des débats de presse5 a deux volets ; en premier lieu, Yanoshevsky résume certains débats de son corpus (voir note 5) en faisant une mise au point sur les interactions entre les participants ; en deuxième lieu, elle analyse des couples conceptuels (p.ex. évolution vs révolution) qui font le sujet de ces discussions pour faire ressortir les enjeux politiques des intervenants. Ces deux parties de l’étude ont un but commun qui est d’identifier le débat de presse comme un chaînon aidant à la concrétisation du mouvement. Quoique les citations de cette section soient parfois un peu longues, elles permettent à Yanoshevsky de bien résumer ces discussions et de répondre aux objectifs de son étude. Le débat de presse marque une troisième étape dans l’unification du mouvement du Nouveau Roman – on quitte l’individuel (les essais et l’entretien) pour se tourner vers le collectif.

11Les débats de colloque6 sont décrits par Yanoshevsky comme étant l’étape la plus avancée dans l’institutionnalisation du mouvement littéraire. Il n’est plus question de s’interroger sur l’existence du mouvement : on en parle, il existe. Ce type de métadiscours représente pour elle le moment décisif de cristallisation du mouvement du Nouveau Roman. Tout en opposant les deux formes de discussion (leur auditoire, leurs buts, leur organisation), Yanoshevsky réutilise les couples conceptuels qui ont structuré son examen des débats de presse pour son étude des débats de colloque. Quoique cette approche thématique soit efficace, le même problème persiste dans cette deuxième section de l’étude des débats ; certaines citations sont longues et on perd parfois le fil de la discussion. Par contre, l’ouvrage de Yanoshevsky est bien conçu et ses « mini-conclusions » (à la fin de chaque analyse) rendent son projet plus cohérent.

12La conclusion de cet ouvrage ne fait que préciser succinctement ce que les études du métadiscours nous ont révélé. La conceptualisation et le développement du mouvement du Nouveau Roman dépendent plutôt de sa métalittérature (qu’elle soit orale ou écrite) que de ses œuvres littéraires. Cette optique, qui vise à « étendre les limites du littéraire en étudiant des corpus considérés jusqu’à présent comme secondaires7 », souligne aussi la diversité des discours qui étaient communs à la critique et aux écrivains de l’époque – le Nouveau Roman ne se prête pas qu’à une seule et unique vision. Comme le dit l’adage, c’est dans le dialogue, la collectivité et la diversité qu’un mouvement, quel qu’il soit, trouve sa force.