Pour un long Moyen Âge
1La vogue des « modernités médiévales » semble inspirer les modernistes. Dix-septiémiste chevronnée, spécialiste des fêtes de cour, Marine Roussillon, maîtresse de conférences à l’Université d’Artois, nous offre, avec son bref mais substantiel essai Don Quichotte à Versailles, une contribution majeure à l’exégèse médiévaliste d’un siècle réputé absolument rétif à toute influence médiévale.
2D’emblée, la thèse convainc : n’importe quel amateur d’opéra baroque aura été frappé par l’omniprésence chez Lully et ses successeurs de sujets dont les héros sont des chevaliers médiévaux. Il restait à étayer cette première impression par une enquête plus large replaçant dans leur logique propre, en l’occurrence celle des fêtes de cour, ces emprunts tardifs à la littérature médiévale, tâche que M. Roussillon remplit avec une rigueur et un à-propos tout à fait remarquables.
3Commençons toutefois par une petite mise au point contextuelle : M. Roussillon a certes tout à fait raison de souligner que « partir de l’idée que nous nous faisons du Moyen Âge et de sa littérature pour en chercher les traces au xviie siècle ne peut que nous mener dans une impasse » (p. 12) ; elle n’en commet pas moins un léger contresens lorsqu’elle estime « postérieure » (p. 13) au xviie siècle la définition que nous avons aujourd’hui des corpus narratifs médiévaux, car, en réalité, la distinction entre chansons de geste et romans, reprise par les philologues modernes, était parfaitement claire au xiie siècle : c’est le xve siècle qui, en mettant tous ces récits en prose, en a obscurci la définition ; et le xviie siècle a hérité de cette indistinction. Comme on le voit bien tout au long du livre de M. Roussillon, il y a, si l’on ose dire, comme un « plancher de verre » qui, de la seconde moitié du xvie à la première moitié du xviiie siècle, empêche les amateurs, les auteurs et même les érudits (à quelques rares exceptions près comme Claude Fauchet à la charnière des xvie et xviie siècles — qui n’est guère évoqué ici — ou Pierre Borel dont M. Roussillon a parfaitement raison de décrire [p. 33] le Trésor de Recherches et Antiquités Gauloises et Françaises [1655] comme « le premier dictionnaire de la langue médiévale ») d’accéder à un état de la littérature, et même de la langue du Moyen Âge antérieur à 1400. Au début du xviiie siècle encore, le renouveau des rééditions, bien mis en lumière par l’auteure (p. 185), s’adresse d’abord à des textes du xve siècle (Pathelin, Villon, Martial d’Auvergne, Antoine de La Sale), et ce n’est qu’en 1727 (donc huit ans avant la réédition du Roman de la Rose par Lenglet du Fresnoye que l’on voit trop souvent cité1 comme le point de départ de cet élargissement) que ce plancher est enfin percé avec la réédition du Roman de la Violette, œuvre du xiiie siècle, dont la popularité retrouvée se vérifiera encore un siècle plus tard, puisque son intrigue sera à la base du livret de l’Euryanthe (1824) de Weber.
4Ce point de chronologie relative rappelé, penchons-nous sur l’ouvrage de M. Roussillon, qui développe un parcours en trois parties qui nous mène des années 1640 au début du xviiie siècle en traitant successivement des débuts du règne de Louis XIV, de son apogée et de ses dernières années. La première partie, « Susciter l’intérêt », se concentre en effet sur les décennies 1640-1650 pour souligner tout d’abord le véritable engouement médiéval qui s’empare alors de la librairie parisienne (chap. I, « Le Moyen Âge du libraire Augustin Courbé »), puis l’élaboration de la notion de galanterie à travers une courtoisie fantasmée (chap. II, « Modernité galante et identité nobiliaire »).
5La deuxième partie « Un pouvoir agréable : les Plaisirs de l’île enchantée » se développe sur trois chapitres fortement liés (« “C’est le pur sang de Charlemagne !” », « Des chevaliers à Versailles » et « Au-delà de la cour ») et forme véritablement le cœur du livre, trahissant la prédilection toute particulière que M. Roussillon professe pour les divertissements de la cour louis-quatorzienne. L’auteure y développe une analyse socio-politique passionnante (quoique non tout à fait dénuée de redites) du mécanisme par lequel les fêtes de cour dépolitisent la référence médiévale pour en faire le support d’un divertissement dont les présupposés sont politiques au second degré : ce n’est plus parce qu’elle représenterait un idéal de la monarchie (qui courrait le risque de passer pour réactionnaire), mais parce qu’elle devient le support d’un plaisir sans conséquence que la référence médiévale est omniprésente dans ces divertissements. Comme l’écrit M. Roussillon,
Le pouvoir s’approprie l’interprétation galante de l’imaginaire médiéval construite dans les années 1640 et en fait le support d’une redéfinition des valeurs qui fondent le pouvoir du roi et ses relations avec la noblesse. L’imaginaire médiéval ne sert pas à mobiliser le passé : le lignage, la généalogie ne sont pas convoqués pour fonder le pouvoir du roi et de ses courtisans. C’est leur capacité à plaire des récits et spectacles chevaleresques qui fait leur intérêt. Ils servent de support à la représentation d’un pouvoir agréable – suscitant l’agrément, c’est-à-dire à la fois le plaisir et l’adhésion – et à la promotion du mérite personnel comme fondement de ce pouvoir. (p. 96)
6Quant à la figure de Don Quichotte, mise en exergue dans le titre du livre, elle est prise en bonne part par les contemporains qui en retiennent d’abord que le roman de Cervantès « décrit le plaisir esthétique comme un plaisir efficace » (p. 19). Sa dimension critique est ainsi plutôt le fait des opposants à Louis XIV, tel Philibert de la Mare qui en use pour se moquer de Saint-Aignan, ordonnateur des plaisirs royaux, dépeint comme un « preux visionnaire » (p. 109) insensible au ridicule de sa position d’entremetteur. Signalons en passant qu’il y aurait peut-être eu profit à rappeler l’interprétation originale que Chapelain proposait, en 1647, dans sa Lecture des vieux romans, du héros de Cervantès : craignant, s’il « condamnai[t] absolument la galanterie de Lancelot, […] de tomber dans l’inconvénient où est tombé l’auteur de Don Quichotte quand il a fait le plaisant aux dépens des chevaliers errants et de leurs aventures bizarres, faute de considérer comme nous, le temps où ils agissaient et les mœurs qui y étaient reçues2 », l’auteur de La Pucelle faisait en effet preuve d’un sens singulièrement moderne de la profondeur historique, et ouvrait la voie à l’interprétation dépolitisée des héros médiévaux que M. Roussillon prête à Louis XIV et aux concepteurs de ses divertissements.
7La troisième partie, enfin, « Plaire à qui et comment ? Anciens et modernes », est unifiée par le fil rouge du merveilleux : les trois chapitres qui la composent dessinent une courbe qui, partant de l’idée que « l’imaginaire médiéval constitue un objet privilégié pour observer la contestation des valeurs galantes dans les dernières années du xviie siècle » (p. 113), va nous mener au seuil du siècle des Lumières. Sont d’abord évoquées les péripéties de la querelle du merveilleux et de ses avant-courriers (chap. VI, « Les combats de Clovis (1657-1672) »), qui rejoue l’opposition du « projet moderne d’une littérature nationale, dont les valeurs sont celles de la monarchie chrétienne », donc ouverte au merveilleux, et d’une « littérature dépolitisée, c’est-à-dire dotée de valeurs propres, à distance du politique, mais pas pour autant apolitique » (p. 131).
8Vient ensuite un chapitre sur l’épanouissement de la tragédie lyrique (chap. VII, « Des chevaliers d’opéras ») qui achève de vider l’imaginaire médiéval de sa substance en mettant en scène des intrigues particulièrement invraisemblables. On se permettra ici deux remarques complétant les analyses de M. Roussillon. Rappelons d’abord qu’en Angleterre le quasi-contemporain de Lully qu’est Purcell a mis en musique le King Arthur de Dryden : ce choix, parallèle à celui de Louis XIV représenté en successeur, voire en réincarnation de Charlemagne, corrobore sur la longue durée la permanence de la distinction médiévale (déjà affirmée vers 1200 par Jean Bodel) entre matières « de Bretagne » et « de France », symétriquement revendiquées par les deux nations concernées : elle gouvernera toujours les prédilections des poètes et des érudits anglais et français au xixe siècle. Par ailleurs, il est pour le moins frappant de constater que les trois opéras médiévalisants de Lully seront encore au centre des débats opératiques un siècle plus tard, puisque la fameuse querelle des piccinistes et des gluckistes se cristallisera en 1778 autour de l’Armide de Gluck et du Roland de Piccini, opéras que viendra arbitrer, à la demande de l’Académie royale de musique… l’Amadis du Londonien Jean-Chrétien Bach.
9Enfin, l’ouvrage de M. Roussillon se termine sur un chapitre analysant les enjeux liés à l’émergence, dans les dernières années du siècle, du genre du conte de fées (chap. VIII, « Les troubadours et les fées. Une écriture féminine du passé médiéval »), qui va mener directement, en particulier via La Tour ténébreuse (1705) de Marie-Jeanne L’Héritier, à la création du « style troubadour ». Retraçant rapidement l’histoire de la redécouverte, ou plutôt de la résilience, de la littérature occitane du xvie au xviiie siècle, M. Roussillon montre comment la référence médiévale permet de faire se rencontrer des corpus marginalisés « pour construire et promouvoir une écriture féminine, qui utilise les formes de la mondanité galante pour publier légitimement un savoir féminin » (p. 182-183). Une telle conséquence de la querelle des Anciens et des Modernes était, soit dit en passant, loin d’être évidente, car, s’il s’appuie bien, dans ses Contes, sur la référence médiévale, Perrault ne lui accorde aucune place (ce qui montre bien le statut déclassé du genre du conte de fées) dans son Parallèle des Anciens et des Modernes : il faudra attendre les Romantiques et l’Esthétique de Hegel pour que la Modernité trouve ses racines dans le Moyen Âge.
10Cet essai stimulant renouvelle donc en profondeur notre appréhension de l’imaginaire du Grand Siècle. À Paul Bénichou, qui, voici trois quarts de siècle, avait affirmé dans un ouvrage célèbre la continuité de la courtoisie médiévale dans la galanterie du premier XVIIe siècle3, M. Roussillon répond par une analyse socio-politique plus serrée dont les composantes bourdieusiennes sont visibles, et qui nuance la vision trop unilatérale de Bénichou en dévoilant les contradictions et les tensions qui traversent cette carte maîtresse de la propagande louis-quatorzienne qu’est la référence médiévale.