Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Touriya Fili-Tullon

Sciences du texte, analyse du discours

Jean-Michel Adam et Ute Heidmann (éds.), Sciences du texte et analyse de discours : enjeux d’une interdisciplinarité (Études de lettres, n° 1-2), Lausanne 2005.

1Dans le prolongement de l’ouvrage Poétiques comparées des mythes, édité par Ute Heidmann, qui couronnait les travaux de l’IRIS 4 (Recherche interdisciplinaire en sciences humaines), le numéro 1-2 (2005) de la revue Études de lettres de la faculté de Lausanne cherche à faire le point autour de la notion d’interdisciplinarité en rapport avec les textes et les discours. Les articles qui constituent cet ouvrage sont le fruit du colloque international qui s’est tenu à Lausanne en 2004.

2D’emblée, l’article de Pierre V. Zima définit le cadre théorique de ces recherches interdisciplinaires et la vision/visée scientifique qui les sous-tend : il s’agit de soumettre chaque hypothèse ou théorème à l’épreuve de l’altérité. L’auteur rappelle que l’évolution de la théorie dans le domaine de la culture et de la société s’inscrit dans une dynamique discursive où la dimension idéologique est très présente. Or, par une mise en rapport dialogique, le Sujet théorique peut arriver à dépasser l’idéologie en se plaçant dans cette interdiscursivité qui est ébranlement, du moins est-ce là ce que P. V. Zima appelle de tous ses vœux. Suivent trois parties qui regroupent par convergence les différentes contributions du colloque.

3La première partie de cet ouvrage se présente comme une réflexion interdisciplinaire et commence par l’article « Philologie et analyse de discours » de Dominique Maingueneau qui tente de faire le point sur le rapport entre philologie et analyse de discours. À travers un bref historique, l’accent est mis sur la dimension institutionnelle et sur le sens de la philologie au xixe siècle. L’auteur explique la difficulté de délimiter cette discipline à cause de son double statut (tantôt technique d’analyse de textes, tantôt science de la culture) et rappelle comment l’essor et la démarcation des sciences humaines et linguistiques ont constitué un facteur de repli de la philologie sur les antiquités et les textes littéraires.

4Dans le même ordre d’idées, l’auteur souligne l’apport des nouvelles technologies comme une nouvelle démarche « technicienne » de l’analyse de texte qui rejoint la philologie, sans pour autant l’y restreindre.

5L’article « Philologie numérique et herméneutique intégrative » de Jean-Marie Viprey est un exemple type de cette interdiscursivité critique entre les théories. Il propose à la fois des pistes méthodologiques et un cadre épistémologique sous le nom d’herméneutique intégrative1. Il appelle par exemple à une redéfinition plus précise de notions comme texte vs discours, textualité vs texture, soulignant également la dimension hypertextuelle de tout texte, et ce en lien direct avec une philologie numérique qui sera au service de l’édition et de l’analyse.

6Dans « Les sciences de l’établissement des textes et la question de la variation », Jean-Michel Adam reprend pour sa part les critiques formulées à l’égard de l’analyse de discours2 en proposant une réflexion sur la matérialité du texte à partir de la variation (variations auctoriales, éditoriales, traductions, présentation philologique des différents états du texte). Cette approche qui implique un dialogue interdisciplinaire avec les théories anciennes de l’établissement du texte ne se veut toutefois ni totalisante ni éclectique.

7La deuxième partie de l’ouvrage esquisse les grands traits d’une méthode comparative d’analyse (trans)textuelle fondée sur un modèle dynamique du texte vu comme discours.

8Ainsi une réflexion sur l’apport de la comparaison et du comparatisme est abordée par Ute Heidmann dans une contribution intitulée «  Comparatisme et analyse du discours » qui présente les avantages d’une théorie de la comparaison différentielle3 : avantage heuristique de prendre en considération les différences souvent négligées en faveur des ressemblances et des universaux qui, dans certains cas extrêmes, écartent totalement le texte.

9Cela invite à construire les comparables en tenant compte des différences culturelles des concepts employés pour la comparaison, et à mettre les phénomènes littéraires sur un même plan hiérarchique. Pour illustrer cette méthode d’analyse, l’auteure revient sur ses travaux antérieurs sur les mythes et les contes. Cette analyse s’inscrit dans la droite ligne des travaux de Bakhtine sur les rapports d’intertextualité et de dialogue entre les langues et les littératures. Elle inclut la traduction comme énonciation singulière et distincte du texte d’origine avec une relation au contexte socioculturel et linguistique. La comparaison différentielle met justement en évidence les modalités de ce dialogue.

10Claude Calame s’intéresse, pour sa part, au concept de fiction qu’il aborde par le biais de la linguistique de l’énonciation. Il compare ainsi des procédures de deixis narrative chez Pindare (pratique chorale du kômos) et chez Callimaque (compositions hymniques). Il analyse le caractère performatif et programmatique de l’énonciation poétique dans la pratique du premier tout en montrant que la référence extra-textuelle de l’instance énonciative n’exclut pas moins sa nature fictionnelle. En revanche, cette ambiguïté disparaît dès le ive siècle, où l’auto-référence poétique dans les compositions hymniques de Callimaque ne relève plus que du domaine intra-discursif.

11Les réflexions d’Emmanuelle Danblon, rejoignent celles de Claude Calame quand elle propose une réflexion rhétorico-argumentative sur le discours magique et le discours rhétorique. La comparaison entre des exemples tirés de discours magique, de discours thérapeutique et de discours épidictique lui permet de conclure que, si l’attitude fictionnelle intervient à ces différents niveaux, elle n’a pas pour autant le même statut.

12La troisième partie de ce livre est consacrée à souligner les points de confluence entre des théories qui ne perdent jamais de vue l’importance du texte même si elles prennent en considération l’aspect sociologique et culturel.

13Ainsi Ruth Amossy poursuit une réflexion sur sa théorie de l’argumentation4 en l’articulant à l’analyse de discours. Cette conception dialogique de l’argumentation lui permet d’insister sur le rôle de l’espace doxique (interdiscours) et du concept de genre (cadre institutionnel). En établissant une distinction entre visée et dimension argumentative5l’auteure montre comment la théorie de l’argumentation relève de la rhétorique ancienne tout en la débordant.

14À l’aide d’une étude contrastive de textes relatant des témoignages d’infirmières pendant la Première Guerre mondiale, elle montre que les modalités argumentatives varient selon le genre et l’espace socioculturel dans lequel elles s’inscrivent.

15Jérôme Meizoz aborde la notion de « posture » auctoriale en soulignant l’importance de la part sociale dans la production littéraire. Il illustre son propos à partir des deux paramètres qui permettent de cerner la posture : la dimension discursive (ethos discursif) et la dimension non-discursive (vêtements, allure, etc.). En travaillant sur les cas de Rousseau, Émile Ajar, Céline ou Houellebecq, l’auteur montre comment la notion de « posture » éclaire les relations entre l’ethos discursif d’un locuteur et sa position dans un champ littéraire ou idéologique, sans que ce soit pour autant un simple reflet. En tant que mise en scène de soi, la posture dépasse l’identité civile et acquiert une dimension constructiviste, ce qui fait dire à Meizoz que cette posture peut avoir une action rétroactive sur la conduite de l’auteur.

16Dans le dernier article de cette troisième partie, Jean-Marie Privat étudie une nouvelle de Maupassant (« Le retour ») à travers son « ethnocritique des intersignes. ». Il démontre l’inscription de cette nouvelle dans une interdiscursivité plurielle. Sur le plan juridique, en effet, au xixe siècle des cas de disparitions d’époux pouvaient donner lieu à des jugements déclarant le décès du disparu. Mais, il y a aussi une interdiscursivité folklorique avec la littérature de colportage contemporaine et dont la nouvelle de Maupassant serait une réécriture qui en gomme le pathos.

17En outre, une interdiscursivité épique avec l’Odyssée fait de cette nouvelle une version burlesque qui ne conserve que le motif du retour héroï-comique du marin. Enfin, le glissement vers la parodie emporte une autre dimension, celle de l’interdiscursivité religieuse, avec des détournements de nombreux motifs sur le mode burlesque. Ainsi, à travers ce croisement de discours, une poétique de l’intersigne révélée par cette lecture ethnocritique en souligne toute la complexité et la richesse.

18Les deux dernières contributions offrent une mise en perspective intéressante. Ainsi, la contribution de Marc Dominicy se présente comme une discussion et ouvre le débat à un niveau philosophique: il propose une réflexion sur le langage, l’interprétation et les théories et affirme la possibilité d’édifier une épistémologie à la fois moniste et faillibiliste.

19Quant à Silvana Borutti, elle apporte une synthèse aux différentes contributions de ce livre sous forme d’épilogue et relève deux attitudes épistémologiques à travers le colloque : une attitude anti-positiviste et anti-réductionniste et l’autre anti-idéaliste et anti-herméneutique. Elle insiste sur l’aspect opératoire des concepts clés présentés par les participants à ce colloque (tels les concepts de comparaison ou de fiction). Elle conclut sur une présentation des principes épistémologiques de son domaine de recherche (le discours anthropologique).

20Toutes les contributions de ce colloque soulignent l’importance méthodologique accordée à la comparaison et insistent sur le fait qu’un texte est le résultat d’une interaction discursive et générique. Outre la pertinence et la richesse des différentes analyses présentées dans ce livre, son intérêt majeur réside sans doute dans cette esquisse du cadre épistémologique où peut s’inscrire un véritable dialogue interdisciplinaire.