Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Sarah Cillaire

Versailles, visite guidée

Versailles dans la littérature – Mémoire et imaginaire aux xixeetxxe siècles. Études réunies par Véronique Léonard-Roques, Public. du Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005, 431 p.

1L’ouvrage ici présenté fait suite au colloque international qui s’est tenu à l’auditorium du Château de Versailles les 27, 28 et 29 mars 2003. Les études rassemblées par Véronique Léonard-Roques abordent les enjeux poétiques et politiques soulevés par Versailles après les événements révolutionnaires, dans les littératures française et étrangère, du romantisme à la postmodernité.

2La diversité des nombreux articles permet une exploration comparatiste du mythe de Versailles, au carrefour de l’Histoire, des arts et de la politique. De cet ensemble qui s’inscrit dans une progression chronologique, émergent certains leitmotive à l’origine du mythe, telles les figures fantomatiques de Louis XIV et de Marie-Antoinette, les fêtes versaillaises de l’Ancien Régime ou l’image romantique d’un palais-nécropole. Grâce aux analyses synthétiques de Véronique Léonard-Roques qui encadrent cet ouvrage extrêmement dense, le lecteur, même néophyte, saisit la survivance et les résonances du mythe de Versailles au xxe siècle : de fait, le va-et-vient constant, entre les siècles d’une part, entre l’empreinte mythologique et la réalité historique d’autre part, laisse entrevoir la complexité hautement symbolique de ce lieu, en France comme à l’étranger, dont témoigne sa puissance évocatrice dans l’imaginaire collectif littéraire.

3Selon Emmanuel Bury, Versailles ne bénéficie pas, dans la littérature de l’Ancien Régime, d’une aura telle qu’on le prétend parfois, lorsqu’on veut y voir, au moment où triomphe l’absolutisme, l’affirmation du classicisme français. Cette aura romanesque suit plutôt l’effondrement de 1789, lorsque Versailles, privé de sa fonction politique, devient lieu de mémoire.

4Dans ses premières années, porté par un imaginaire mythologique et littéraire, magnifié par un véritable « esprit de joie » (Madeleine de Scudéry), Versailles reste un lieu consacré aux loisirs d’été et à la fête royale. Or, en 1677, avec l’installation de la cour à Versailles (qui sera effective en 1682), le château devient le « cœur politique du royaume et le cadre symbolique de la monarchie absolue ». Le Versailles « galant », baroque, placé sous le « signe de la concorde des arts», s’efface au profit de la parole politique : durant plus d’un siècle, Versailles incarne le lieu du pouvoir. A la suite de la Révolution, la poésie de Versailles et sa « littérarité autotélique » resurgissent, le château et ses jardins retrouvent leur dimension mythologique initiale, formant alors un « mythe » fascinant, complexe, dont s’empare « l’imaginaire des siècle modernes ».

5Versailles, souvent perçu comme un symbole du classicisme, suscite chez les Romantiques des réactions très diverses. Chateaubriand entretient l’image ruinée et fantomatique d’un château qui lui rappelle étrangement son enfance à Combourg. De fait, les deux châteaux sont construits pareillement au milieu des bois et des étangs. Louis XVI, auquel l’écrivain est présenté, apparaît comme un simple chasseur, nullement soucieux de l’Etiquette. Mais Versailles porte également la mémoire des époques passées : le Versailles de Louis XVI est hanté par celui de Louis XIV, et Marie-Antoinette, l’indésirable, déplore l’hostilité qui l’entoure. La mort est partout : Chateaubriand, anticipant la fin du couple royal, retrouve dans le sourire de la Reine qui passe avec ses enfants la mâchoire du visage décomposé de sa fille, exhumé en 1815. Au fil des Mémoires d’outre-tombe, Versailles semble se refermer sur son monarque, le lieu de chasse devient une « forêt de piques et de baïonnettes » (livre cinquième). L’hybris de Louis XIV a conduit à leur perte ses successeurs, l’aqueduc de Maintenon qui devait apporter l’eau à Versailles symbolise sa mégalomanie aveugle, vouée à l’échec. Pour Chateaubriand, conclut Agnès Verlet, Versailles est avant tout une crypte dévastée, un château-mausolée à la gloire du Grand Roi, témoignage de sa démesure.

6Victor Hugo, quant à lui, n’aura de cesse de s’en prendre violemment au grand Roi. Le jardin à la française et le classicisme des lieux matérialisent parfaitement l’ordre factice imposé par un pouvoir qui s’est épanoui sur le crime. Il préfère au « bon goût » classique ennuyeux le style baroque de Louis XV, autre façon de décrier Louis XIV. Versailles appartient surtout aux artistes qui l’ont célébré, affirme-t-il. De fait, comme le souligne Françoise Chenet-Faugeras, Hugo reprend l’idée de Voltaire selon laquelle le rayonnement intellectuel et artistique d’un roi ou d’un pays l’emporte sur la puissance militaire. S’attachant à décrire les fêtes versaillaises décadentes, Hugo ironise sur la vanité de l’Histoire.

7A l’inverse, des écrivains comme Musset et Gauthier stigmatisent les « survivances » du classicisme, jugées médiocres, alors que ce dernier paraît « digne d’être redécouvert » (Françoise Court-Pérez). Dans leur regain d’intérêt pour le siècle de Louis XIV, dans leur nostalgie amusée, se cache aussi un rejet du romantisme, devenu par trop hyperbolique. Le Roi-Soleil peut être un topos avec lequel on joue et Musset cultive à dessein l’ambivalence, égratignant ensemble un passé – qu’il caricature – et un présent – dont il se veut étranger. Par ailleurs, tous deux semblent déplorer que, dès le xviiie siècle, la pureté classique ait peu à peu disparu, entraînant la décadence grossière qui, selon eux, caractérise le xixe. Versailles, lieu fantasmé d’un impossible retour, lieu hors du présent, empreint de beauté antique et d’Histoire, devient alors pèlerinage poétique.

8Valérie Bajou évoque pour sa part les différentes images offertes par Versailles après la césure de la Révolution. Le château ne peut devenir un lieu neutre, la ville elle-même peine à trouver une identité : ville-spectre, ville en vacances, ville nécropole… Versailles est souvent réduit au caprice d’un monarque et, de ce fait, peut-il vraiment lui survivre ? Pour les écrivains, le château n’en demeure pas moins une promenade prisée. Stendhal admire les jardins anglais, Baudelaire décrit les sculptures du parc, et le Trianon de Marie-Antoinette, bien qu’il déçoive fortement les frères Goncourt, reste un perpétuel objet de curiosité.

9Comme le rappelle Véronique Léonard-Roques dans sa préface, la vocation muséographique de Versailles s’affirme très tôt, peut-être dès la fin de l’Ancien Régime. Le château, ouvert au public en 1794, abrite le Musée d’Histoire naturelle ainsi que le Musée spécial de l’Ecole française. Mais, à partir de 1833, sur l’initiative de Louis-Philippe, débute un chantier de quinze ans qui vise à transformer le château en musée historique, lequel sera officiellement inauguré en juin 1837.

10Pour la romancière britannique Frances Troloppe qui compte écrire un livre sur Paris et les Parisiens, la découverte de Versailles tourne au fiasco : en raison des travaux – nous sommes en 1835 - le château est fermé, Troloppe est donc contrainte d’observer les lieux à distance. Dotant Versailles d’une vocation suprationale, elle déplore la décision de Louis-Philippe. Claudine Giacchetti explique qu’aux yeux de Troloppe :

Versailles incarne, au-delà des volontés politiques du moment et des intentions idéologiques de Louis-Philippe, l’idée d’une communauté hors frontières entre les deux états monarchiques. La narratrice insiste d’ailleurs sur le fait que Versailles a supplanté leur propre palais royal dans la mémoire collective des Anglais.

11Louis-Philippe devient l’usurpateur, et Troloppe redoute que Versailles ne se réduise à « une sorte de catalogue de la grandeur nationale ». De fait, l’inauguration du musée renforce les ambiguïtés de l’entreprise : s’agit-il d’un spectacle populaire ou monarchique ? Valérie Banjou présente cette longue journée perçue par certains comme la prise d’assaut du palais de Louis XIV par la bourgeoisie. De nombreux écrivains s’y pressent, tels Victor Hugo, Alexandre Dumas, Sainte-Beuve, Michelet, Vigny, Musset. Malgré les différents incidents qui ponctuent la cérémonie, Louis-Philippe se pose en sauveur. Pourtant, rapidement, l’aménagement des lieux et le choix des tableaux révèlent des exigences plus politiques qu’esthétiques. Selon Stendhal, Louis-Philippe aurait dû consulter les historiens modernes au lieu d’afficher ostensiblement les batailles et les gloires militaires. Flaubert s’emporte contre l’incohérence de l’accrochage, et la plupart des critiques y voient une peinture de qualité médiocre. Les frères Goncourt, toujours acerbes, associent Versailles à un musée de figures de cire. S’ils rejettent sans ambages le Musée de Louis-Philippe, les Goncourt cherchent à préserver une certaine image du Versailles de l’Ancien Régime : aussi s’attachent-ils à la figure de Marie-Antoinette. Dans leur projet biographique, l’intime et l’émotion supplantent les analyses historiographiques ; pour eux, le faste de Versailles a toujours été synonyme d’ennui. C’est pourquoi, selon Dominique Pety, « dans l’Histoire de Marie-Antoinette, du domaine de Versailles n’est véritablement décrit que le Petit Trianon ». Celui-ci, lieu de vie par excellence, devient également une référence en matière de décoration intérieure ou de mode, ce qui permet la réappropriation matérielle, sur un mode miniaturisé, de l’héritage historique et artistique versaillais.

12Ce chapitre s’achève sur l’évocation de Pierre de Nolhac par Béatrix Saule : poète avant d’être conservateur, Nohlac a passé trente-quatre années à Versailles, dans un château poussiéreux et abîmé, cherchant à restituer la résidence royale. L’importance de sa recherche a quelque peu occulté ses écrits littéraires. Pourtant Nohlac a consacré de nombreux ouvrages à Versailles, une douzaine en vers, la majorité en prose. Rejetant l’approximation, défaisant les légendes, Nohlac inscrit sa démarche dans une exigence chronologique et topographique. Grâce à son travail passionné, il redonne à Versailles la modernité que nous lui connaissons aujourd’hui, et sous son influence, dès 1890, Versailles bénéficie d’une grande campagne de restauration et de réhabilitation.

13Le premier point de vue est celui de Henry James, installé à Paris en 1875 comme correspondant du New York Tribune. James, qui cherche à s’approprier l’Ancien Monde, ne trouve que peu de charme – esthétique - à la Troisième République. S’il applaudit à la victoire des républicains, ses goûts d’esthète prouvent une fascination nostalgique pour la France pré-révolutionnaire. Comme le rappelle Julie Wolkenstein, James déplore qu’« en France, contrairement à ce qui se passe en Italie, l’histoire abolit, à son plus grand regret, la poésie du passé ». Cet attrait inavouable, James le réserve à ses personnages de fiction : ainsi, dans Portrait de femme, face au personnage de Henrietta Stackpole, journaliste américaine convaincue de la supériorité morale du Nouveau Monde, il oppose l’Anglais Bantling, fort épris du l’Ancien Régime, et qui guette tout comme lui dans les jardins du château les survivances d’une splendeur perdue.

14De la même façon, pour le poète nicaragayen Rubén Darío, Versailles « n’aurait jamais dû changer depuis le temps de Louis XV » ; comme le montre Gabriel Saad, Darío célèbre à plusieurs reprises dans sa poésie exigeante l’idéal de beauté et d’art de vivre incarné, selon lui, par Versailles. Le peuple qui s’y presse heurte sa sensibilité d’esthète, bien qu’il critique par ailleurs le contraste insupportable entre la misère du prolétariat et le luxe vulgaire, ostentatoire, des riches. Et pour cause, le moderniste Darío revendique sa fidélité à un passé raffiné, celui des artistes comme Verlaine, Samain, Helleu auxquels, plus qu’à tout autre, revient l’héritage du Versailles poétique.

15Florence Fix aborde une symbolique très différente de Versailles : à la fin du xixe siècle, dans la littérature populaire, le château évoque un lieu-prétexte, éloigné, souvent empreint de ridicule. On dit « Mon mari est à Versailles » ou « A quelle heure va-t-il à Versailles, ce mari ? » pour désigner une destination vide, sorte de monde parallèle qui n’entre pas en conflit avec la fiction. Versailles est tellement chargé d’histoire ancienne que, paradoxalement, celle-ci disparaît au profit d’une signification plus légère. A l’inverse, cette réappropriation toponymique peut s’avérer critique politique lorsqu’elle permet de railler le député qui siège au Parlement – situé à Versailles, ledit député étant justement un topos de personnage ridicule de la comédie fin-de-siècle.

16Mais Versailles peut également, selon Nathalie Prince, nourrir un imaginaire fantomal. On assiste en effet, à la fin du siècle, à un processus de gothicisation du château. Les jardins, pourtant si rationnellement ordonnés, deviennent un monde mystérieux, propice aux fantasmes : deux Anglaises y voient errer l’ombre de Marie-Antoinette. Passé et présent se superposent pour faire frissonner le touriste. Versailles se matérialise alors en icône, comme si l’irréalité (historique) que le château suggère pouvait se substituer à son actuelle réalité.

17Dans l’œuvre de Maurice Barrès, les jardins de Versailles sous-tendent une interrogation existentielle, éthique et esthétique. Laissés à l’abandon, les jardins sont le décor de promenades funèbres. L’individu entre en fusion avec le paysage, opérant une décomposition-recomposition de soi au sein d’une nature qui lui est néfaste. Mais pour Barrès, comme l’analyse Nadine Giraud, les jardins de Versailles symbolisent également « une éthique légitimée par le peuple, née du sol, de la conscience française, capable de fédérer tous les courants même les plus contradictoires ». En cela, ils s’opposent au climat d’anarchie et à l’absence de morale qui pourrissent la vie politique française. Par la continuité et l’ordre qu’ils instaurent, au-delà de la discontinuité et du chaos, ils s’imposent comme un idéal esthétique.

18Luc Fraisse étudie pour sa part la place occupée par Versailles dans la vie et l’œuvre de Marcel Proust. Les nombreux liens, amicaux ou littéraires, forment progressivement un de ces « mythes proustiens » qui nourrissent la philosophie créatrice de l’auteur. Qu’il s’agisse des mécanismes de rêverie onomastique ou de mémoire involontaire, Versailles apparaît à de nombreuses reprises dans la genèse de la Recherche, « représentant toujours le monde extérieur inaccessible, mais possible à retrouver par une association de souvenirs littéraires ». Et dans le Temps retrouvé, les pavés inégaux sur lesquels bute le héros et qui font resurgir le souvenir de Venise pourraient aussi bien être ceux de Versailles évoqués par Proust dans ses carnets de notes.

19L’intérêt pour Versailles au tournant du siècle témoigne également du rapport ambigu que de nombreux artistes de l’époque entretiennent avec la Révolution française, comme le montrent Isabelle Krzywkowski et Anne-Sophie Monglon. Au moment où s’affirme un certain nationalisme, Versailles, attestant d’une grandeur disparue, entraîne une réflexion sur la décadence des civilisations. Le château, hanté par ses fantômes illustres, est gangrené par le déclin et la décadence. Du Versailles-aux-fantômes de Marcel Batilliat aux œuvres de Henri de Régnier, Maurice Barrès, Robert de Montesquiou et des Goncourt, Versailles-nécropole et son « vide fascinant » suscitent la même émotion esthétique. A l’inverse, face au faste royal déserté qui matérialise la « chute d’un monde », le Petit Trianon demeure une enclave intimiste.

20Pour le peintre pétersbourgeois Alexandre Benois (1870-1960), surnommé le « chantre de Versailles » dès 1897, la découverte du château reste une expérience bouleversante. Dès lors, Benois explore dans ses écrits le passé de Versailles, afin d’en créer une version imaginée, toute personnelle. Versailles demeure à ses yeux un « temple de l’art » et Louis XIV « un excellent acteur » : pour Benois, comme le remarque Dany Savelli, il s’agit d’affirmer la primauté de l’art sur le politique, position risquée qui entraîne en 1905 l’interdiction de son texte intitulé « Versailles ».

21Quelques années plus tard, cet enchantement artistique est confié à un autre artiste russe, Serge Diaghilev : la fête du 30 juin 1923, intitulée « Le Roi Soleil. La Saison 1661-1923 », sonne la fin des travaux de restauration du château qui ont suivi la signature du traité de paix le 28 juin 1919. Elle doit également en couvrir partiellement les dépenses et, de surcroît, sortir Versailles de sa « nostalgique torpeur ». Tatiana Smoliarova décrit cette soirée historique réussie où le tout Paris se presse et qui mêle, dans un certain hétéroclisme, la splendeur classique convoquée par Diaghilev au minimalisme cubiste incarné par le peintre Juan Gris.

22Claude Coste envisage un Versailles musical, revisité par des écrivains français tels Pascal Quignard, Philippe Beaussant et Vincent Borel qui partagent un engouement pour le siècle de Louis XIV, « des baroques, des libertins et des mystiques ». Le Versailles de Louis XIV devient le modèle d’une modernité politique où la musique entraîne « l’adhésion passionnée du public à un imaginaire collectif, le lien affectif qui relie le pays à son souverain ». Qu’il s’agisse de la danse ou de la tragédie lyrique, la musique sert alors de passerelle sociale et culturelle entre le peuple et le pouvoir royal. Mais si elle permet au monarque de théâtraliser sa grandeur, elle affirme également sa subjectivité, ménageant loin du cadre rigide de la cour un « espace privé » dans lequel – ou contre lequel – s’épanouissent des artistes comme Lully ou Monsieur de Sainte-Colombe.

23Créé peu après le bicentenaire de la Révolution française, l’opéra The Ghosts of Versailles (1991) du compositeur John Corigliano et du dramaturge William M. Hoffman témoigne du rôle emblématique et symbolique conservé par Versailles au-delà des siècles et des cultures. Au premier plan, le fantôme de Marie-Antoinette apporte au lieu une dimension tragique et romanesque qui, nous rappelle Volker Schröder, ne cesse de fasciner l’imaginaire contemporain. Rejetant « le modernisme avant-gardiste et « révolutionnaire » qui préconise la rupture radicale avec le passé », cet opéra-bouffe controversé devient une réconciliation de l’ancien et du nouveau et un aplanissement des clivages politiques, célébrés par l’idylle posthume de Marie-Antoinette et de Beaumarchais.

24Aux xixe et xxe siècles, Versailles demeure un symbole politique majeur : dans sa présentation rigoureuse, Véronique Léonard-Roques rappelle les événements qui ont fait de Versailles le « berceau de la République » (depuis l’instauration du bicamérisme en 1875 aux séances parlementaires qui y siègent sous la Ve République). En 1871, l’Empire allemand est proclamé dans la Galerie des Glaces, comme pour « laver l’affront des campagnes napoléoniennes et, au-delà, celui des victoires remportées par Louis XIV ». Daniel Madelénat analyse les représentations littéraires du 18 janvier 1871, alors que le roi de Prusse Guillaume 1er de Hohenzollern s’apprête à ceindre la couronne impériale. L’évocation de cet épisode se perd dans la volonté « d’oublier l’outrage », patriotisme et antigermanisme sont alors à l’ordre du jour, à gauche comme à droite. Un autre moyen de représentation passe par la satire et la dérision (Victor Hugo) ou par le réalisme qui oppose à la grande pompe de Versailles les difficultés de vie sous l’occupation allemande. Enfin, la transfiguration de l’événement s’effectue également sur le mode prophétique, en dépit de toute vraisemblance (Théodore de Banville, Léon Bloy). En mars 1871, les bouleversements liés à la Commune entraînent l’installation du gouvernement au château : Versailles apparaît alors comme un « pôle d’opposition » à Paris, pris dans une tourmente qui désacralise le lieu, et abritant un pouvoir politique factice. Isabelle Durand-Le Guern décrit le contraste quelque peu manichéen qui sépare Paris et Versailles : tandis que Karl Marx et Louise Michel s’inscrivent dans une diabolisation de Versailles devenu « mal absolu », Zola au contraire lui prête une « force de régénération qui vient mettre fin aux désordres de la Commune », la personnification de la ville débouche alors sur une véritable mythification.

25Franck Merger aborde pour sa part les représentations paradoxales de Versailles dans l’œuvre de Louis Aragon. Le lieu, découvert avant tout à travers le prisme surréaliste, charme le poète par sa dimension baroque. Mais au moment des manifestations ouvrières de février 1934, Aragon reprend l’opposition « Versailles/Paris » de 1871, rappelant le célèbre épisode – véridique ? - des Versaillaises crevant de leur parapluie les yeux de Communards morts. Dans les Beaux Quartiers, Versailles permet à Aragon de railler le parlementarisme bouffon de 1913, enfin, après les années 40, le patrimoine national constitué par Versailles, redevenu digne d’intérêt, participe symboliquement de la richesse culturelle de la France.

26En conclusion de ce chapitre, Véronique Léonard-Roques, qui a réuni toutes ces études mais également écrit une préface et une postface à l’ouvrage, s’intéresse à l’utilisation de Versailles dans la littérature comme motif « pour rendre compte d’épisodes historiques qui scandèrent et meurtrirent le xxe siècle» : à la veille de la Grande Guerre, les chevaux ont envahi les lieux, suivis par les aéroplanes et les automitrailleuses (Petites notes pendant la Grande Guerre, Gabriele d’Annunzio). C’est là qu’est signée, en 1919, la « Paix du Monde » (Bella, Jean Giraudoux). Pour Emmanuel Bove, le Versailles de la seconde guerre mondiale est un non-lieu où le narrateur, qui s’est évadé d’un camp de prisonniers, ne réussit pas à se cacher (Non-Lieu). Dans deux romans qui évoquent la guerre d’Algérie, Yahia, pas de chance de Nabile Farès (1970) et Aurore ou la génération perdue de Bernard Thomas (1984), le Versailles conservateur et réactionnaire s’oppose à nouveau à Paris, lieu du présent et de la lutte. Dans la littérature du xxe, les analyses historiques plus ou moins fantaisistes (Le règne éphémère de Pépin IV de John Steinbeck, Stefan Zweig et son Marie-Antoinette) et les récupérations idéologiques font de Versailles un « repère surdéterminé » qui implique systématiquement une prise de position passionnelle.

27Enfin, dans sa postface, Véronique Léonard-Roques fait écho au préambule d’Emmanuel Bury : de fait, au sortir de la Révolution, Versailles connaît un « réenchantement » progressif, aux résonances multiples. Le topos du domaine fantomatique, déserté, sécréteur d’ennui que l’on retrouve dans les textes de Stendhal, Musset ou Flaubert suscite en retour un mouvement de gothicisation, « en une période d’engouement pour les ruines réelles ou factices, anciennes ou modernes », même si le motif de la « Cité Morte » relève davantage de la posture idéologique ou esthétique que de la réalité. De fait, au début du siècle, le château, qui n’a jamais été abandonné, obtient, grâce à de nombreux travaux de restauration, le statut de monument historique. Par la suite, au fil du xxe, on célèbre particulièrement la splendeur de ses jardins, le faste royal d’antan, le Versailles solaire de Louis XIV, qu’il s’agisse d’en célébrer la douceur intimiste ou le symbole nationaliste (Pierre Gaxotte, Roger Nimier). Véronique Léonard-Roques reprend alors l’interrogation de Luc Fraisse qui remarque, chez la plupart des écrivains, une prédilection pour les jardins : à l’inverse d’un palais « figé » dans ses représentations (musée historique, lieu parlementaire), le parc convie en effet au mouvement, « mouvement qui épouse le travail de l’esprit voire de la création », autrefois menacé par un « raz-de-marée végétal » (Zola), mais dans lequel se prolongent finalement l’esprit de joie et l’enchantement esthétique, à l’origine du mythe.