Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Décembre 2022 (volume 23, numéro 10)
Matthias Kern

Vera Nünning, Ansgar Nünning, « L’analyse narratologique centrée sur le “genre” — un modèle pour les échanges entre la narratologie & la recherche intersectionnelle ? Développement au cours de l’histoire des recherches, concepts-clés & perspectives d’application »

Vera Nünning, Ansgar Nünning, “Gender-focused narratological analysis – a model for exchange between narratology and intersectional research”

Avant-propos de Matthias Kern

1Dans leur article, Vera Nünning et Ansgar Nünning montrent la façon dont les études de genre et la critique féministe appliquées à la littérature offrent un nouveau regard sur les logiques de la discrimination ou sur l’institution de normes sociales dans un texte narratif. Ils soulignent qu’au moment où la narratologie s’inspire de catégories issues des études de genre, son objectif même se modifie pour explorer les logiques sociales et politiques au sein du texte. Simultanément, les terminologies de la narratologie et de l’agencement du discours (dans le sens de Genette) permettent aux approches féministes et aux études de genre d’apprécier davantage la forme littéraire que seulement le contenu. En recourant aux idées de Susan Sniader Lanser et de Robyn R. Warhol, Nünning et Nünning soulignent l’importance de la sémantisation du texte littéraire. En effet, un récit ne transmet pas uniquement des informations sur le monde extratextuel dans son contenu ; le choix d’un certain genre littéraire et d’une certaine perspective pour narrer le récit est également porteur de sens qui doit être analysé. La narratologie féministe et les analyses littéraires qui se sont intéressées à certains aspects des études de genre ont ainsi contribué au développement récent de la narratologie. Pour Nünning et Nünning, il est cependant nécessaire d’appliquer à l’étude de textes d’autres « catégories de différence », c’est-à-dire d’autres mécanismes et préjugés sociaux qui permettent l’institution de normes sociales et la discrimination de certains individus ; ils citent, à titre d’exemple, les catégories de l’âge, de l’ethnie, de la classe sociale ou de l’appartenance à une certaine religion. Dans la traduction que nous donnons, extrait d’un long article, les chercheurs esquissent comment ces catégories peuvent être appliquées à l’analyse narratologique pour enrichir la compréhension des textes.

L’analyse narratologique centrée sur le « genre » — un modèle pour les échanges entre la narratologie et la recherche intersectionnelle ? Développement au cours de l’histoire des recherches, concepts-clés & perspectives d’application1

2[…] Grâce au caractère complémentaire des approches narratologiques et de la théorie des différences, il y a des manières diverses pour ouvrir un dialogue fécond entre les deux disciplines. Tout comme les catégories narratologiques et celles des lettres féministes se complètent mutuellement, une alliance entre la narratologie et la recherche intersectionnelle peut être fructueuse afin d’accentuer l’importance de particularités formelles et structurelles dans les textes et dans les médias narratifs, afin d’éclairer les tensions dialogiques entre les textes et le contexte dans lequel ils s’inscrivent.

3Pour ce faire, il faut toutefois modifier d’abord les prémisses théoriques et méthodologiques des deux approches. Afin de prendre en considération des aspects pertinents pour le féminisme et l’intersectionnalité, une historicisation et une contextualisation des problématiques de la narratologie sont requises : il convient d’examiner les procédés narratifs identifiés dans les textes pour mettre en évidence leur changement au fil du temps et leur rapport historiquement variable avec les contextes culturels respectifs. En retour, la critique féministe, les études de genre et la recherche intersectionnelle doivent prendre davantage en considération les formes narratives et les procédés de mise en récit afin de répondre à la construction narrative de différence en littérature et dans les autres médias.

4En outre, la recherche intersectionnelle qui se fonde sur la narratologie doit également prendre en considération le fait que les techniques narratives sont des moyens d’expression d’une expérience et de structures de sens spécifiques à une culture : l’analyse de procédés narratifs permet de découvrir la construction d’imaginaires sociaux de féminité, de masculinité et généralement de différences marquées par le contexte socio-culturel. Par conséquent, les interrogations de base ainsi que les procédés d’analyse d’une narratologie centrée sur le genre sont aussi pertinents pour l’étude des autres catégories de différence.

5C’est justement le grand avantage des catégories d’analyse et des méthodes de la narratologie féministe centrée sur le genre pour la recherche intersectionnelle. D’une part, l’étude de la représentation de questions socio-politiques, éthiques et sociales dans les textes narratifs peut tirer profit d’une prise en compte de catégories et de procédés narratifs ; d’autre part, le développement d’une narratologie contextuelle et culturelle peut profiter des avancées théoriques et des méthodes de la recherche intersectionnelle si elle examine la sémantisation de procédés narratifs et qu’elle interroge leur signification dans la construction de différences socio-culturelles.

6Quoiqu’il soit impossible de présenter en détail les implications méthodologiques d’une telle approche dans le cadre d’un tour d’horizon introductif, il est possible de schématiser comme suit les démarches d’une analyse narratologique qui n’est pas seulement consciente de la catégorie de genre, mais aussi des problématiques contextuelles et intersectionnelles. D’abord, il convient d’identifier les formes narratives des récits à l’aide des catégories analytiques de la narratologie contextuelle. Dans ce cadre, il faut également vérifier si les modèles et les méthodes existants suffisent à décrire les particularités spécifiques à l’âge, au genre et à la classe qui influencent la manière de narrer ou si des différenciations supplémentaires, des ajouts ou des révisions des concepts et des méthodes sont nécessaires. Ensuite, les procédés narratifs dégagés dans l’étape précédente doivent être mis en relation avec les discours, les rapports de force et les conditions culturelles et historiques dans lesquels les auteur.e.s ont vécu et publié. Enfin, il s’agira d’éclairer la sémantisation de procédés narratifs pour la construction des différences culturelles analysées.

7Le but d’une analyse narratologique qui est ainsi fondée sur la théorie narratologique et qui s’intéresse également aux questionnements contextuels et intersectionnels est de prendre connaissance de problématiques importantes pour les études culturelles, telles que les relations entre les sexes, la construction de différences socioculturelles et des rapports de force, à travers l’étude des formes narratives et représentatives des textes littéraires. L’alliance entre la narratologie et les approches féministes, les gender studies et les recherches intersectionnelles, esquissée ci-dessus, permet de tirer parti des avantages d’une création théorique innovante sans négliger le rapport entre la littérature et les contextes historiques et sociaux. Une telle narratologie culturelle associe les intérêts analytiques-rationnels à la recherche socio-historique en insistant notamment sur l’ordre esthétique et sur la médiation narrative des sujets, des contenus et des catégories de différence.

8Quelles sont les conséquences d’une telle alliance des approches, qui comprend les formes narratives comme des stratégies textuelles exprimant les expériences spécifiques à un certain âge, un genre ou une classe ? Quelques approches et concepts choisis de la narratologie culturelle serviront d’exemples. Étant donné que les problématiques, les catégories et les procédés les plus importants de la narratologie féministe et des analyses centrées sur le genre ont été présentés et appliqués en détail dans d’autres publications2, cette introduction se limite à une vue d’ensemble sur quelques domaines exploités par la narratologie féministe et à la question de savoir quelles perspectives d’application s’ouvrent pour la narratologie intersectionnelle. Dans ce cadre, la connaissance acquise grâce à l’association des catégories narratologiques avec les approches des gender studies, voire avec la recherche intersectionnelle, doit être au centre de l’exposé.

9On trouve déjà une certaine inspiration pour une recherche intersectionnelle qui se fonde sur les approches narratologiques si l’on considère la conviction fondamentale de la narratologie centrée sur le genre : celle que la question du genre de l’auteur·e, des instances narratives et des personnages est une catégorie importante qui doit être prise en compte à la fois au niveau de la systématisation et au moment de l’interprétation de textes littéraires. Ce même constat est visible du point de vue de la narratologie intersectionnelle pour toutes les autres catégories de différence. Les modèles de la narratologie classique, indifférente au genre, à l’âge, à la classe et niant en bloc les différences socio-culturelles, doivent être complétés et révisés parce que ces catégories négligées — le « genre », l’âge, la génération, la religion, la nation, la région, etc. — jouent un rôle fondamental à plusieurs échelles : non seulement elles se manifestent au niveau des personnages, mais dans toutes les instances qui participent aux niveaux de communication intra- et extratextuels d’un récit.

10Tout comme on peut distinguer — par analogie avec la distinction entre personnages narrés, voire action narrée, et sujets narrants — « genre narré », c’est-à-dire les personnages masculins et féminins narrés, et « genre narrant », c’est-à-dire les instances narratives masculines ou féminines, on peut également tirer profit d’autres catégories de différence pour analyser des instances narratives. Non seulement la catégorie du genre est pertinente pour l’étude des personnages et de toutes les positions de narration ainsi que des personnages réflectifs, mais aussi d’autres catégories de différence, comme par exemple race, class ainsi que l’appartenance à une génération, à une religion ou à une nation.

11En outre, le genre des personnages narrés et le genre de l’instance narrative ne sont pas les seuls à s’opposer : il en va de même pour leurs autres attributs qui les différencient. C’est justement une des idées les plus fondamentales de la recherche intersectionnelle que les catégories et les procédés de la création d’une différence puissent se chevaucher, se mélanger et dépendre mutuellement les uns des autres. De même que le genre de l’instance narrative en question peut avoir une influence considérable sur les imaginaires du « féminin » et du « masculin » dans un texte, de même les autres catégories de différence marquent la relation corrélative entre la classe narrée et narrante, par exemple, ou bien la nation, la religion ou l’ethnie. Sigrid Nieberle et Elisabeth Strowick montrent bien à partir de la formule de « narrating gender » que les genres du sujet narré et du sujet narrant dépendent mutuellement l’un de l’autre3. La distinction entre genre narré et genre narrant correspond, par ailleurs, à la différenciation typique de la narratologie entre le niveau du récit (story ou histoire) et celui du discours, c’est-à-dire de la médiation narrative (discourse ou discours). Cette différenciation des niveaux de la communication, qui peut être nommée de plusieurs façons, est souvent le point de départ des analyses de la structure de récits et de films.

12Tout comme il est possible de distinguer les approches des narratologies féministes centrées sur le genre à partir des niveaux et des constituants auxquels elles s’intéressent particulièrement, on peut appliquer avec profit une distinction semblable aux autres catégories de différence. Ainsi il convient de se demander si elles s’occupent davantage de l'objet du monde narré ou de la médiation narrative. Les modèles de la narratologie qui s’intéressent à l’histoire — dans le sens de Genette — se penchent sur la structure de l’histoire narrée, autrement dit, ils s’interrogent sur ce que les récits représentent ; au centre de telles analyses se trouve, par exemple, le genre narré. En revanche, les approches de la narratologie qui se focalisent sur les discours analysent la façon dont s’effectuent la médiation narrative, la représentation d’une conscience ou l’adoption dans le texte d’un certain point de vue. Elles s’intéressent alors surtout au genre narrant ou bien à la manière dont les autres catégories de différence marquent la conception de l’instance narrative et influencent la façon de raconter. A contrario, elles soulignent aussi que la façon de raconter marque la construction narrative de différences socio-culturelles, en raison de la « force performative de la narration4 ». La distinction entre histoire et discours fournit un cadre de référence pour déterminer les divers constituants des récits et pour examiner systématiquement à quel niveau la construction narrative de différences peut être observée. Le domaine du récit narré peut être davantage divisé en événements et en phénomènes existants dans le monde fictionnel, que l’on peut, à leur tour, affilier ou aux personnages ou à l’espace narré. En revanche, quand on analyse un discours, on s’interroge sur la voix qui raconte et sur le point de vue qui est adopté pour représenter le monde narré. Toutes ces questions s’avèrent très pertinentes pour l’analyse de la construction narrative de différences socio-culturelles, car leur sens ne s’explique qu’à partir de l’interaction entre forme et contenu.

13À ses débuts, la narratologie féministe s’est notamment concentrée sur deux domaines dont seul le premier est au centre des analyses intersectionnelles en littérature : les contenus, voire les personnages narrés et la manière de narrer. D’une part, la critique dite « des images de la femme » (images of women criticism) a analysé les imaginaires du féminin au niveau des personnages des récits5. Dans des recherches plus récentes, la représentation de la féminité et de la masculinité est devenue centrale dans les analyses. D’autre part, la narratologie féministe fondée par Lanser6 s’est plutôt focalisée sur le discours et a surtout cherché à développer de nouvelles typologies pour étudier la structure de la médiation narrative d’un point de vue féministe.

14À titre d’exemple, on peut également montrer quels concepts pour la recherche intersectionnelle, d’inspiration narratologique, offrent des points de départ particulièrement intéressants, en observant les aspects essentiels de la narratologie féministe centrée sur le genre. Une question peu étudiée dans le cadre de la narratologie traditionnelle est celle du genre des instances narratives hétérodiégétiques – que l’on peut aussi élargir en prenant en compte les catégories souvent ignorées de l’âge et de l’appartenance sociale et ethnique. On nomme « instance narrative » des narrateurs·trices qui sont extérieur·e·s au monde narré et qui ne participent pas à l’action de l’histoire narrée. On parle cependant de « narrateurs homodiégétiques » si ceux-ci apparaissent eux-mêmes comme des personnages de leur propre histoire. Tandis que les narrateurs·trices homodiégétiques sont bien individualisé·e·s, puisque leur identité se superpose à celle d'un personnage du monde narré, et qu’il n’y a aucun doute concernant leur sexe, leur âge ou leur nationalité, les instances narratives qui ne participent pas à l’action la plupart du temps ne donnent pas d’indices qui trahissent leur sexe. Seulement la narratologie féministe a attiré l’attention sur le fait que l’asexualité des instances narratives hétérodiégétiques, tout comme l’appartenance implicitement assumée de chaque narrateur auctorial au sexe masculin, ne rend pas justice à la diversité réelle et à la complexité de la pratique narrative. Que le genre soit aussi une catégorie pertinente pour les instances narratives hétérodiégétiques a été démontré par Ina Schabert dans un article programmatique7. Elle s’interroge sur les indicateurs textuels pour attribuer un genre aux instances narratives et révèle les implications qui résultent de la position supérieure et privilégiée des narrateurs auctoriaux. Étant donné que les instances narratives hétérodiégétiques peuvent accéder à la cognition de chaque personnage, être à plusieurs endroits à la fois, et qu’elles ont une vue d’ensemble du déroulement de l’action, elles présentent des caractéristiques que l’on attribue traditionnellement plutôt aux hommes qu’aux femmes, telle l’agentivité, la supériorité intellectuelle, le contrôle sur les événements, la volonté de dominer les autres8. Par ailleurs, elles revendiquent l’autorité ; alors que les points de vue des personnages (et des narrateurs homodiégétiques) peuvent être mis en doute, ceux des narrateurs hétérodiégétiques sont hors d’atteinte : comme le souligne Catherine Belsey9, cette instance narrative est au-dessus de tout soupçon, ses affirmations ne requérant aucune preuve ; bien au contraire, elle « valide toutes les autres déclarations » (« verifies all other statements10 »). Bien entendu, ce point de départ est aussi prometteur pour la recherche intersectionnelle : le point de vue autoritaire et neutre du narrateur hétérodiégétique, prétendument sans classe ni genre, implique les rapports de pouvoir dans la société et l’analyse littéraire doit démasquer cette fiction de la neutralité.

15Le potentiel d’application des catégories d’analyse que la narratologie centrée sur le genre a développées pour le domaine des recherches intersectionnelles s’avère prometteur. À titre d’exemple, si l’on considère les cross-gendered narratives, c’est-à-dire des récits dans lesquels le genre de l’auteur·e ne correspond pas à l’instance narrative, le questionnement sur sexe de l’instance narrative est particulièrement pertinent. Dans le cas du cross-gendered narrative, l'association des approches narratologiques et féministes aboutit à plusieurs conclusions : d’une part, le genre des instances hétérodiégétiques n’est ni indéterminé, ni indifférent ; d’autre part, cette catégorie permet de créer des corrélations entre les procédés narratifs détectés et les conditions culturelles qui les entourent. La narratologie féministe expose clairement que les formes et les fonctions des cross-gendered narratives deviennent centrales dans les analyses seulement si le genre des instances narratives est considéré comme une catégorie de recherche pertinente. L’analyse de telles formes et fonctions des cross-gendered narratives donne ainsi permet de dégager les évolutions diachroniques liées à usage des instances narratives hétérodiégétiques d’une manière précise et intersubjective. En conclusion, le genre des instances narratives est donc une catégorie utile et constitue un véritable enrichissement du modèle communicatif des textes narratifs.

16Le genre des instances narratives n’est qu’une possibilité parmi d’autres de faire dialoguer les catégories narratives avec les réflexions de la critique féministe et des gender studies. Il est tout à fait possible d’intégrer aussi toutes les autres catégories de différence dans l’analyse des instances narratives et des personnages pour enrichir l’interprétation, en mettant en lumière la manière dont les textes créent des différences socioculturelles et les superposent. L’agencement des instances narratives et la structure de la médiation narrative proposent aussi des points de réflexion importants qui garantissent l’accès à des particularités spécifiques à un contexte culturel dans la forme narrative et dans son conditionnement social. Les tentatives les plus exhaustives qui associent la narratologie à la critique féministe et qui fournissent des éléments à une « poétique du narratif » (poetics of narrative) sont les monographies de Warhol11 et de Lanser12, consacrées à l’agencement des instances narratives dans le roman à partir du xviiie siècle. Au lieu de prendre comme point de départ les conventions du réalisme et de critiquer « l’omniscience » des instances narratives auctoriales en la considérant a priori comme une rupture de l’illusion, ces approches analysent les formes et les fonctions de différentes formes narratives et les mettent en lien avec des problématiques culturelles depuis un point de vue féministe. Contrairement à l’anhistoricité notoire de la narratologie et de l’orientation antiformaliste de la plupart des approches féministes, Warhol et Lanser prennent comme point de départ la variabilité historique et la conventionalité des techniques narratives.

17L’idée selon laquelle les formes narratives ne doivent pas uniquement être considérées comme le produit d’idéologies sociales mais aussi comme l’incarnation de conditions sociales, économiques et littéraires et (dans le sens de Jameson) comme une forme d’idéologie devenue texte13, offre également des points d’appui pour une recherche intersectionnelle fondée sur la narratologie. La catégorie au centre des études de Lanser, la « narrative voice » qui se réfère à l’agencement des instances narratives, est parfaitement apte à révéler les interactions entre l’identité sociale et les formes narratives au niveau interprétatif, et à confirmer son hypothèse de départ à savoir que « la voix féminine [...] est un site de tension idéologique rendu visible dans les pratiques textuelles » (« that female voice […] is a site of ideological tension made visible in textual practices14 »). Lors du développement de ses catégories, Lanser se concentre sur les problèmes qui étaient jusqu’alors de moindre importance pour la narratologie, à savoir identifier quelles « formes de la voix » (forms of voice)15 étaient disponibles pour quelles femmes dans une période donnée. Partant de l’hypothèque qu’écrire est une forme d’autorisation de soi-même (« le projet de l’autorisation de soi-même [...] est implicite dans le moment de se déclarer auteur·e » (« the project of self-authorization […] is implicit in the very act of authorship16 »)), elle analyse notamment le rapport ambivalent des écrivaines dans la société patriarcale avec le surgissement de l’autorité sociale et rhétorique mais aussi avec un pouvoir qui leur est, à la plupart, inaccessible. Malgré leur scepticisme face à la domination masculine, les auteures ne peuvent pas, selon Lanser, se refuser aux stratégies narratives conventionnelles ; ainsi reproduisent-elles souvent les structures qu’elles veulent remettre en question : « C’est-à-dire que ces narratrices révèlent des fictions d’autorité telle que le roman occidental l’a construite dans leur désir de créer des fictions d’autorité — et au moment de révéler ces fictions, elles finissent potentiellement par ré-établir l’autorité. » (« That is, as they strive to create fictions of authority, these narrators expose fictions of authority as the Western novel has constructed it – and in exposing the fictions, they may end up re-establishing the authority17 »). Durant la même période, on constate que justement les auteures qui ont été mises sous pression afin de confirmer les stéréotypes genrés et de représenter les idéologies dominantes, comme dans des textes de littérature didactique, ont réussi à répandre des conceptions subversives et divergentes par le biais de techniques narratives spécifiques18.

18À l’aide des catégories de la voix et de l’autorité, il devient donc clair que les concepts de la narratologie centrée sur le genre vont bien au-delà de la catégorie du genre et que cette approche pourrait en effet avoir la fonction d’un modèle pour le développement d’une narratologie intersectionnelle. Le même constat peut être dressé pour les efforts de développement de nouvelles catégories d’analyse pour la description du comportement et de la fonction des instances narratives, ce qui est évident dans les contributions de Warhol19. Ce sont ces efforts qui fournissent jusqu’ici la plupart des inspirations pour l’analyse littéraire d’une forme de médiation narrative qui était particulièrement répandue chez les auteures du xixe siècle. Warhol distingue entre deux manifestations des instances narratives auctoriales qu’elle appelle « narrateur distanciant » (« distancing narrator ») et « narrateur engageant » (« engaging narrator »). Très proche de Lanser, Warhol introduit donc de nouveaux termes pour distinguer les types d’instances narratives qui se démarquent par un haut degré de distanciation du monde narré et qui apparaissent par leurs commentaires, évaluations, généralisations et appels aux lecteurs comme des porte-paroles concrets, qui orientent la réception et suscitent la sympathie du public. Dans les modèles établis, ces instances narratives sont subsumées sous des catégories comme le « narrateur auctorial », voire comme overt narrators. A contrario, Warhol montre d’une part que la distinction entre distancing narrators et engaging narrators est nécessaire et utile et prouve d’autre part qu’il y a des différences significatives dans l’usage et l’agencement de ces instances narratives dans les romans.

19Les bénéfices pour la compréhension des textes qui résultent de l’association des catégories de la narratologie et des intérêts de la critique féministe consistent moins à ajouter ou à corriger des modèles narratologiques établis qu’à mettre en corrélation de façon éclairante des procédés narratifs, le contexte historique et l’exploration de la construction narrative des différences socio-culturelles. En combinant les procédés narratifs et les conditions de production et l’idéologie sociale, Lanser montre, à titre d’exemple, que les formes narratives ne représentent pas des types idéaux transhistoriques, mais qu’elles dépendent d’un contexte historique et culturel et qu’elles contribuent considérablement à la construction narrative de l’autorité et des rapports de pouvoir. Grâce à la prise en considération des difficultés matérielles et idéologiques auxquelles des écrivaines devaient se confronter, elle tient compte du fait que les romans écrits par des femmes ont été fortement influencés par leurs circonstances spécifiques au genre et qui sont indépendantes de considérations littéraires.

20On peut résumer comme suit les multiples conclusions tirées de ces études, véritables paradigmes pour une recherche intersectionnelle fondée sur la narratologie. L’étude de Warhol, qui s’appuie sur l’association de réflexions narratologiques et féministes, fait d’abord comprendre qu’il est nécessaire d’ajouter des catégories à une partie centrale de la narratologie — à savoir l’agencement et la fonction d’instances narratives hétérodiégétiques. Ensuite, ce modèle crée ainsi les conditions pour une dénomination plus précise des points communs et des différences synchroniques et diachroniques des manières de narrer des femmes et des hommes. Enfin, les travaux sur la fonction des instances narratives, qui se servent des catégories de Warhol, facilitent l’analyse des homologies entre les aspects du système qui a conditionné les auteur·e·s et la perspective des instances narratives ou d’autres personnages porte-paroles auxquels le narrateur délègue des affirmations. De telles homologies ont été jusqu’ici trop souvent présentées comme une évidence, que ce soit dans la narratologie ou dans des interprétations de textes spécifiques. La différenciation des instances narratives proposée par Warhol montre de manière exemplaire la façon dont les réflexions féministes peuvent modifier et élaborer les modèles narratologiques si elles historicisent et contextualisent leurs catégories et leurs problématiques anhistoriques.

21La question de savoir comment des romans écrits par des femmes se distinguent au niveau de représentation de la cognition et de la focalisation n’est pas moins instructive et inspirante pour la recherche intersectionnelle fondée sur la narratologie que celles des typologies différenciées des instances narratives, développées par la narratologie féministe. Jusqu’ici, cela n’a pas encore été discuté : ni les catégories d’analyse différenciées, fournies par Dorrit Cohn pour la description des procédés narratifs employés pour représenter le processus cognitif au sein des récits20, ni la distinction genettienne entre narration et focalisation n’ont été reprises et appliquées dans des travaux féministes ou intersectionnels21

22Les catégories déduites de cette distinction et de sa modification subséquente ouvrent des voies diverses et jusqu’ici inexplorées afin de décrire plus précisément les constructions narratives des différences par rapport aux travaux féministes et intersectionnels récents. Quelques questions qui se posent à l’avenir non seulement pour les narratologies féministes centrées sur le genre, mais aussi pour la recherche intersectionnelle d’inspiration narratologique seront esquissées dans les paragraphes suivants. Les catégories genettiennes permettent de donner des explications précises sur la manière et la façon dont le monde intérieur est agencé dans les romans écrits par des auteures et des auteurs. Étant donné que la focalisation peut être modifiée à l’envi dans les récits, on peut aussi décrire exactement les changements choisis par les auteures et auteurs des niveaux de la focalisation et des instances de focalisation. En recourant aux catégories de Cohn et de Genette, on crée les conditions préalables pour aboutir à des résultats précis concernant le rapport entre les techniques de la représentation de la cognition (e.g. discours indirect libre, monologue intérieur) et leur effet potentiel sur la façon dont les auteur·e·s s’assurent la sympathie du public pour certains personnages dans les romans, par exemple.