Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
P.-A. Miniconi

L’infant de Marcel Proust

Christian Gury, Proust et le « très singulier » infant d’Espagne, Editions Kimé, Collection « Détours littéraires », Paris, 2005, 127 pages, ISBN : 2-84174-370-5.

1Le narrateur le dit dans Le Temps retrouvé, « les individualités (humaines ou non) sont dans un livre faites d’impressions nombreuses qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, servent à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille ». Ce sont ces « impressions », ces « matériaux » de la fiction proustienne, tels que les révèle la vie d’un aristocrate espagnol modèle du baron de Charlus, que nous fait découvrir, au fil de témoignages et d’extraits de la Recherche suivis de ses commentaires, Christian Gury dans son Proust et le « très singulier » infant d’Espagne. Cet infant, c’est Louis-Ferdinand d’Orléans et Bourbon (1888-1945), cousin du roi Alphonse XIII et personnalité parisienne qui, pour diverses raisons, a suscité l’intérêt de Proust. Tout d’abord, par ce pouvoir évocateur des titres, des noms, les rêves que l’imagination du narrateur enferme dans ceux de villes, celui de la duchesse de Guermantes ou peut-être encore ceux qu’énumère à M. Verdurin le baron de Charlus. Représentant d’une très ancienne et prestigieuse dynastie royale, mais aussi de la haute société qu’a fréquentée et observée Proust, l’infant est également pour lui une source d’information sur l’aristocratie, son étiquette, le regard qu’elle porte sur elle et les autres, toutes choses dont témoigne avant tout dans l’ouvrage le Charlus grand seigneur orgueilleux et désinvolte. On notera, compte tenu du propos de l’auteur, que l’on peut retrouver ces traits chez le frère du baron, à l’endroit, par exemple, de ses locataires « dont l’opinion ne compte pas », ce qui l’autorise, entre autres, à se faire « la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenêtre ». Car derrière les noms il y a des réalités qui peuvent être bien éloignées de ce qu’ils ont d’abord évoqué.

2Apparaissant à mainte reprise dans l’ouvrage, l’une de ces réalités, et sources d’inspiration pour la Recherche, est l’homosexualité de Louis-Ferdinand, l’un de ces « Charlus » qui « m’agacent un peu » par leur « maniérisme » et leurs « façons », comme l’écrit Proust dans une lettre que cite l’ouvrage. Mais ce jugement, et l’intérêt porté à l’infant, trouveraient également leur origine dans ce qui fait de lui « un emblème des tares de l’aristocratie ». Tares physiques mais surtout morales, avec ici le thème possible de l’hérédité, d’un Don Luis qui, écrit dans ses mémoires Elisabeth de Gramont, « promenait sa lubrique petite majesté des salons aux bouges », tares de l’être aux « excès spectaculaires », à « l’esprit vide », au « cœur sec » dont parle Maurice Sachs, un autre des, très mondains, mémorialistes qui, avec Gabriel-Louis Pringué et Maurice Rostand, sont régulièrement cités par l’auteur. Si Charlus n’a ni l’esprit vide ni le cœur sec, s’il n’est pas non plus trafiquant de drogue comme l’infant, s’il est l’homme des « scandales secrets », il manifeste bien, à l’image de Don Luis, une nature névropathe. À l’instar de ce dernier, il est aussi, pour reprendre le titre d’un chapitre de l’ouvrage, « un client de Jupien ». Familier des lieux de prostitution, l’infant fréquente, en effet, l’établissement d’Albert Le Cuziat, cet ancien domestique qui, sans doute, sera un informateur de Proust et inspirera le Jupien tenancier d’hôtel de passe. Là, comme dans sa garçonnière ou dans les rues de Paris, il peut donner libre cours à une sexualité où tiennent une grande place violence et amants aussi frustes que virils. De la même manière Charlus va errer dans le Paris nocturne de la guerre, y attirer des « individus assez louches extraits de l’ombre », être l’habitué de l’hôtel de Jupien. Homosexualité, vie dissolue, désinvolture ou même, plus simplement, fréquentations peu choisies vont faire de Don Luis l’objet de rumeurs, de plaisanteries, avant qu’il ne suscite, tel l’infant du pastiche de Saint-Simon, des « dégoûts ». C’est de cette façon qu’il va connaître une déconsidération sociale qui n’est pas sans rappeler fortement celle que subira Charlus. Mais là encore nous avons un thème que Proust utilisera ailleurs puisque, mutatis mutandis, une Mme de Villeparisis ou une duchesse de Guermantes connaîtront également cette déconsidération sociale.

3Nombre d’événements relatés dans l’ouvrage eurent lieu après la mort de Proust mais, pour Christian Gury, ils contribuent, eux aussi, à éclairer sa curiosité pour Louis-Ferdinand ou d’autres aspects de la création proustienne. C’est ainsi que le dernier chapitre, consacré aux relations et au mariage, en 1930, de l’infant avec la princesse de Broglie, veuve de trente ans son aînée mais aussi richissime fille et héritière du raffineur Say, se veut une illustration des « unions étonnantes » auxquelles s’est intéressé l’auteur de la Recherche. Dans ces pages, où l’on découvre avant tout les excentricités de la princesse et les démêlés familiaux et judiciaires qui accompagnent le projet de mariage, l’auteur ne nous donne pas d’exemples des « unions étonnantes » chez Proust. On pourra toutefois remarquer que si le couple aurait facilement pu figurer, avant en tout cas que Don Luis ne ruine son épouse, au bal de têtes, il y aurait moins évoqué une Mme Verdurin devenue duchesse de Duras puis princesse de Guermantes que ce qui nous est dit des aléas de situation sociale de la descendance de Swann. Broglie, Chaumont, dont la princesse était châtelaine, sont autant de termes de ces énumérations, de ces associations d’idées qui, comme le révèlent les réflexions empruntées au narrateur ou à François Mauriac, jouent un rôle très important dans la Recherche.

4Dans son « Sur Proust, notes, miettes et remarques » qui clôt l’ouvrage, l’auteur s’intéresse beaucoup, pour sa part, aux mots à travers ce que révéleraient les calembours que lui inspirent, parmi d’autres, les noms des modèles et personnages proustiens. Il ne pouvait en être autrement avec un protagoniste tel que l’infant Louis-Ferdinand, cet ouvrage est, pour une grande part, la description d’une société qui semble avant tout occupée à faire la caricature d’elle-même.

5Par sa mise en vis-à-vis de l’infant et de la Recherche, il n’en illustre pas moins le « tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée » du narrateur et, surtout, combien, dans leur utilisation, les choix et agencements qui y sont opérés, ces mêmes matériaux sont soumis à une inspiration que guide « le sentiment du général ».