Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Décembre 2022 (volume 23, numéro 10)
titre article
Ferdulis Zita Odome Angone

Le Non-Homme. Une critique sur les inégalités de sexe dans l’imaginaire fang équato-guinéen

The No-Man. A critique of gender inequality in the Equatorial Guinean Fang imagination
Patricia Picazo Sanz, Modelos de mundo y discursos literarios saboteadores en Guinea Ecuatorial: la construcción de una identidad decolonial y sus límites [thèse doctorale], Université de València, février 2022.

1De façon interdisciplinaire, le cadre théorique de la thèse de Patricia Picazo Sanz, Modelos de mundo y discursos literarios saboteadores en Guinea Ecuatorial : la construcción de una identidad decolonial y sus límites (2022), croise les champs de la traductologie et du féminisme intersectionnel avec les théories postcoloniales/décoloniales1. Sur sept chapitres, l’autrice propose une exégèse du canon littéraire équato-guinéen en dialogue avec le passé colonial, mettant en perspective trois fictions emblématiques. D’un point de vue historiographique, il s’agit chronologiquement de Ekomo (1985) de María Nsue Angüe (1945–2017), Tres almas para un corazón (2011) de Guillermina Mekuy (1982) et La bastarda (2016) de Melibea Obono (1982). Les écrivaines ont en commun une même nationalité et leur appartenance à la communauté ethnolinguistique fang. Nous nous focaliserons sur les chapitres 4 « Reconstruyendo polisistemas » (2002 : 211-264) et 5 « Discursos y sabotajes » (2022 : 265-373). L’intérêt de la thèse de Patricia Picazo est d’inscrire ces textes littéraires dans un ensemble polysystémique, pour comprendre les liens entre représentations sociales, constructions de la subalternité, et usages de la langue. Pour ce faire, on retiendra particulièrement les analyses portant sur un roman canonique de la littérature féministe hispano-africaine, Ekomo de María Nsue.

2Patricia Sanz propose une nuance épistémique entre, d’une part, les « discursos subalternos » [« discours subalternes »], focalisés sur le lieu de l’énonciation à l’aune des dynamiques de pouvoir telles qu’énoncées par les théories postcoloniales/décoloniales et, d’autre part, ce que la chercheuse dénomme les « discursos saboteadores » [« discours saboteurs »]. Elle s’inspire ici de « la théorie du sabotage » du philosophe espagnol Manuel Asensi Perez comme outil méthodologique de critique littéraire, afin de cerner les dynamiques idéologiques du récit dans le cadre d’une polyphonie énonciative. La nuance entre subalternité et sabotage se trouve dans la capacité réelle d’opérer une incidence en (op)posant un acte subversif de manière à exercer une résistance face au système en vigueur. Il s’agit soit d’une action visant à contester ou bouleverser de façon radicale un discours patriarcal, soit d’une pratique visant à réfuter une politique rémanente du surgeon colonial (Asensi, 20112).

3À partir du polysystème3 des années 80, Patricia Picazo explique comment les typologies discursives opérantes déterminent qui est femme, autrement dit non-homme, au sein de l’imaginaire équato-guinéen. Par ailleurs, comment les stratégies de résistance issues des discours subalternes féminins permettent-elles de construire une identité décoloniale « saboteuse », et ainsi désoccidentaliser les logiques du genre en Afrique subsaharienne ? La notion de genre s’en trouve remise en question pour la simple raison que le genrisme ou le binarisme (homme/femme), qui traverse la logique patriarcale des inégalités de sexe dans les luttes féministes hégémoniques, ne fait pas l’unanimité parmi les théoriciennes « féministes des marges ». Les théoriciennes du féminisme africain mettent l’accent sur les discriminations croisées propres à leur contexte et la particularité pour elles de mutualiser leurs perspectives. Ayant identifié des décalages critiques par rapport aux approches sensibles au genre centrées sur l’expérience des femmes africaines et celles préconisées par certains courants des féminismes occidentaux, Marème Touré Thiam, sociologue sénégalaise, propose un renouvellement des humanités mondiales à partir notamment de la décolonisation de leurs épistémologies et présupposés théoriques liés aux questions de genre (Thiam 2018)4. Le travail de Patricia Picazo interroge finalement la constitution du canon littéraire guinéen par rapport au monolinguisme artificiel qui érige l’espagnol en langue littéraire au péril de la langue de l’imaginaire de production, en l’occurrence, le fang5.

L’écosystème littéraire équato-guinéen des années 80

4Le chapitre 4 de la thèse de Patricia Picazo retrace l’histoire du cadre légal qui a façonné l’imaginaire de la femme équato-guinéenne générique des années 1980. La chercheuse s’attache à reconstruire le polysystème dans lequel s’inscrivent les textes littéraires en articulant les modèles-monde, les canons et les discours adjacents6. La production littéraire des années 80 se caractérise par sa transnationalité. À cette époque, sur le plan institutionnel, des initiatives espagnoles prennent forme, à l’exemple du Colegio Mayor Universitario « Nuestra Señora de África » (CMUNSA), de la revue anthropologique Mundo Negro, du Grupo de Estudios Africanos de l’Université Autónoma de Madrid (GEA) et de la Asociación Española de Africanistas (AEA) (Trujillo 2012). Toutes ces initiatives donneront un espace d’expression aux pionniers de la littérature postcoloniale depuis l’exil, à savoir Donato Ndongo Bidyogo, Balboa Boneke, Francisco Zamora, Anacleto Oló. Deux femmes figurent dans cette liste : Raquel Ilombe et María Nsue Angüe.

5Si Raquel Ilombe, de père espagnol et de mère équatoguinéenne, est la première écrivaine du pays avec son recueil de poèmes Ceiba (1978), Ekomo (1985) fait de María Nsue Angüe la première romancière du pays. Raquel Ilombe naît en Guinée Equatoriale et émigre en Espagne où elle vit presque toute sa vie d’adulte, détachée de l’imaginaire « d’africain ». C’est pourquoi la quête identitaire apparaît comme le sujet principal de son œuvre, préfigurant les sensibilités littéraires de la génération afrodescendante actuelle. En revanche, María Nsue Angüe, femme fang née à Bidjabidján, dans la partie continentale du pays, grandit entre sa bourgade natale, Malabo la capitale et l’Espagne. Après l’incarcération et l’assassinat de son père par le régime de Francisco Macías, l’enfance de María Nsue se déroule à cheval entre une famille adoptive protestante et un collège de sœurs en Espagne contrairement à Nnanga Aba’a la narratrice du roman, une femme rurale. Son parcours migratoire/littéraire est à l’image de nombre d’écrivains de sa génération, pour la plupart nés en « Guinea Española » avant de s’envoler pour la métropole durant la colonisation afin d’y parachever leurs études. Son œuvre, roman fondateur du discours féministe hispano-africain à partir de sa condition de femme fang, montre l’entremêlement de plusieurs systèmes patriarcaux, pour l’un hérité de l’histoire coloniale, pour l’autre inscrit dans la conscience collective de sa communauté d’appartenance. La vie des personnages féminins de Ekomo est scellée dans les rets décisionnels de l’aba’a (instance paradigmatique du pouvoir patriarcal fang) en complicité avec l’institutionnalisation chrétienne des rapports de domination.

6Ekomo est un discours littéraire féministe précurseur dans lequel la narratrice dénonce la double subalternité des femmes équato-guinéennes aux prises avec une colonialité du genre, conséquence d’une alliance de patriarcats. Le récit met en lumière le quotidien de Nnanga Aba’a, une femme lambda en contexte rural. Les anecdotes partagées décrivent la routine d’une épouse fidèle à son conjoint volage qu’elle aime de façon inconditionnelle. Pour lui, elle entreprendra un voyage initiatique à la recherche d’un antidote pour soigner une gangrène mortelle. Elle fera avec son conjoint le tour des hôpitaux, des missions coloniales et des centres de soins traditionnels, aussi bien en Guinée Equatoriale que dans les pays mitoyens. Au cours de cette pérégrination, Nnanga devra choisir entre s’emmurer dans le silence, subjuguée qu’elle est par les lois de la tradition, ou au contraire écouter les velléités d’affranchissement qui l’animent en brisant les tabous.

7Dès sa parution, Ekomo de María Nsue est salué par la critique, non seulement en tant que premier roman publié par une femme mais aussi pour sa qualité littéraire. Le roman de María Nsue, devenu un classique, signe une nouvelle étape dans un paysage culturel favorable où le nouveau régime veut transmettre une image d’ouverture par rapport au régime répressif de son prédécesseur. Les années 1980 sont en effet marquées par une « renaissance culturelle » après l’extinction en Espagne du franquisme qui ouvre la voie au souffle de la démocratie. Libérée de la censure de Francisco Macías, la Guinée Equatoriale s’ouvre à une nouvelle ère d’espoir qui favorise un boom littéraire — notable à l’échelle continentale car elle est la seule historiquement enracinée dans une africanité subsaharienne d’expression espagnole.

8Une lecture féministe de cette première étape littéraire, à l’échelle nationale, offre une double perspective : d’une part au niveau de la représentation de la femme dans la littérature masculine avec une position caricaturale de subalterne (muse/objet-fantasme à la périphérie du discours d’autrui) ; d’autre part sous un nouvel angle en tant que narratrice (autoreprésentation et sujet de son propre discours7). La présence anecdotique des personnages féminins dans la littérature équato-guinéenne d’alors est proportionnelle à la présence embryonnaire des autrices dans le champ littéraire8. Hors d’atteinte, les discours féministes de l’époque de María Nsue auxquelles firent écran des politiques pseudo-féministes du « nouveau régime », se limitèrent à un élitisme réservé à un groupuscule de privilégiées9.

Interventions, interférences du polysystème néocolonial

9La première édition de Ekomo est publiée par l’UNED en 1985, selon une ligne éditoriale de la coopération culturelle espagnole initiée à l’époque coloniale par l’Institut des Etudes Africaines (IDEA, 1945), sous la tutelle du Conseil Supérieure de la Recherche Scientifique (CSIC). Vicente Granados, alors directeur de l’UNED en Guinée Equatoriale, est l’éditeur, l’auteur du prologue et des notes10. Le prologue est à l’image du contrôle interventionniste auquel furent soumises la littérature et la langue littéraire dans le Golfe de Guinée :

Quienes hemos vivido en Guinea Ecuatorial podíamos comprobar cada día en qué consiste vivir la vida como arte, impregnado este de un ritmo lento, pero con profundo vitalismo, que se manifiesta en el habla, en el baile o en la forma de andar. Quiero recomponer ahora a las causas de aquel ritmo, que tanto me llamaba la atención, y veo debajo de su lentitud armoniosa una poderosísima y oculta fuerza, como un tornado que en pocos minutos arranca de cuajo árboles o hunde cayucos. (Granados, 1985 : 9)
Nous qui avons vécu en Guinée équatoriale pouvions constater chaque jour ce que signifie vivre la vie comme un art ; nous l’avons imprégné d'un rythme lent, mais d'une profonde vitalité, qui se manifeste dans la parole, dans la danse ou dans la façon de marcher. Je veux maintenant reconstituer les causes de ce rythme, qui a tant attiré mon attention, et je vois sous sa lenteur harmonieuse une force très puissante et cachée, comme une tornade qui, en quelques minutes, déracine des arbres ou coule des pirogues

10Le prologue esquisse le lieu du discours à partir duquel parle Granados par le truchement d’une description « exotique » proche de l’orientalisme d’Eduard Said (2008). Docteur en philologie espagnole, Granados est un « homme-blanc-espagnol-universitaire-ayant-servi-l’administration-coloniale », intervenant dans le texte d’une « femme-équato-guinéenne-romancière-pionnière-postindépendance ». La mise en relief des positions politiquement situées signale au passage les pratiques insidieuses de la colonialité tant décriées par la théorie postcoloniale et la critique décoloniale dans les rapports de pouvoir et les catégories implicites. À ce sujet, Sampedro attire l’attention du lectorat sur les différentes « interventions » opérées sur le texte de María Nsue (Sampedro, 2016). À titre d’exemple, malgré l’apparition du nom de l’autrice dans la première de couverture, le copyright de 1985 ne le mentionne pas. Sur la quatrième de couverture, seul figure le nom de Vicente Granados qui signe le résumé du livre : « ¿Ekomo ? La primera novela de Guinea Ecuatorial. Un viaje por la selva, el amor, la muerte y la memoria. Un prodigio. » [« Ekomo ? Le premier roman de Guinée Equatoriale. Un voyage à travers la forêt, l’amour, la mort et la mémoire. Un prodige. »]

11Selon l’éditeur, la première édition accorde beaucoup d’importance à la « correction » et à la normativité de l’espagnol utilisé par la romancière. Granados défend longuement dans le prologue les incorrections « corrigées » du premier manuscrit de María Nsue par rapport à l’usage de l’espagnol normatif. Selon ses mots : « los errores se encuentran muy dispersos y las variantes fonéticas, léxicas y gramáticas son amplísimas » ; « les erreurs sont très dispersées et les variantes phonétiques, lexicales et grammaticales sont nombreuses » (Granados, 1985 : 10). Or selon Granados, le grand succès du roman tient précisément à une hypercorrection propre à l’érudition de l’écrivaine : « María Nsue ha corregido en su novela los errores de dispersión del sistema vocálico del español guineano » ; « María Nsue a corrigé dans son roman les erreurs de dispersion du système vocalique espagnol équato-guinéen » (Granados, 1985 : 10). Il célèbre ainsi l’absence de traits typiques de l’usage de l’espagnol parlé par les équato-guinéens, un style que Bibang Oyee a souligné précisément comme caractéristique de l’espagnol guinéen (Bibang Oyee, 2009 : 21). Sa critique se fonde sur une pratique connue : « En Guinea nunca ha existido un dialecto acriollado, porque los nativos jamás han empleado el español como lengua materna » [« En Guinée Equatoriale, il n’y a jamais eu de langue créole, pour la simple raison que l’espagnol n’a jamais constitué pour les natifs une langue maternelle », Granados, 1985 : 10]. Dans une certaine mesure, l’affirmation de Granados aurait eu toute sa logique s’il s’agissait des corrections d’un texte écrit par un écrivain espagnol. Or sa position d’autorité en tant qu’intellectuel de l’ancien empire colonial rappelle les pratiques multiformes de la colonialité du savoir. Il peine à reconnaître l’abrogation et l’appropriation diachronique comme processus par lesquels le locutorat d’un pays colonisé fait sienne la langue du dominant à travers la modification de certaines caractéristiques de la langue coloniale. Ce processus est rendu visible par la pollinisation de constructions grammaticales, lexicales ou phonétiques propres des langues vernaculaires que Granados considère comme des erreurs de forme (Bibang, 2009). Or si l’espagnol équatoguinéen était reconnu comme une variété dialectale de l’espagnol, ces structures linguistiques seraient de facto reçues comme des caractéristiques dialectales et non des défauts de forme. Le déni de Granados sur l’impossibilité d’un lexique dialectal propre à la Guinée est tel que lorsqu’il se réfère à l’usage des localismes langagiers comme « malanga », « cayuco », « chapear », « yuca » ou « ceiba », il les classe automatiquement dans la catégorie des « cubanismos » ou encore des « americanismos », niant au locutorat la légitimité d’avoir une norme propre de l’espagnol, en tant que manifestation de résistance dans un processus d’appropriation que l’écrivain équato-guinéen réclame comme sienne propre.

12L’attitude métropolitaine de Granados par trop surplombante va au-delà de la langue. L’absence de sentiment anticolonialiste que l’éditeur relève dans le roman semble faire l’éloge à la bonne marche du pouvoir colonial vis-à-vis duquel les indigènes de l’ancien empire espagnol seraient servilement reconnaissants. Granados ne trouve pas dans la narration de M. Nsue un caractère anticolonial subversif et ce, malgré les allusions à peine voilées de la narratrice sur la crise existentielle et morale des repères socioculturels postindépendances d’une part, sur les incongruités territoriales consécutives aux États-nations post-empire d’autre part. Lipski signale que le seul processus vers la reconnaissance d’un usage de l’espagnol accepté et réclamé par les équatoguinéens comme élément identitaire est précisément la reconnaissance politique de sa propre variété dialectale (Lipski, 2014). Or à ce sujet, Granados considère que le plus grand « mérite » de María Nsue est d’« avoir traduit en espagnol guinéen l’histoire d’une femme » [« haber vertido al español guineano la historia de una mujer », Granados, 1985 : 13].

13La centralité du prologue sur l’éloge de la langue érudite de l’écrivaine passe sous silence les véritables aboutissements d’une œuvre en porte-à-faux avec le modèle hégémonique du monde postcolonial et patriarcal avec lequel s’est construite l’identité naissante de l’État-nation équatoguinéen. L’on serait tenté de penser que le prologue s’adresse plutôt au public occidental (espagnol), au détriment de la démarche poétique ou idéologique de la romancière.

« discursos saboteadores » & voix subalterne

14Finalement, arrêtons-nous sur les « discursos saboteadores » [« discours saboteurs »]. La critique comme sabotage articule tous ces lieux-communs de la narration, à savoir la géographie psychique de l’écrivain(e) et ce que l’on pourrait appeler le refoulé de la réalité paradigmatique autrement dit, selon Asensi « un modèle-monde fossilisé, naturalisé comme le monde » [« un modelo del mundo fosilizado, naturalizado como mundo »]. En ce qui concerne la structure d’un modèle-monde, la théorie du sabotage comme outil de critique littéraire précise que le référentiel d’un syllogisme enthymématique constitue la condition sine qua non pour garantir la modélisation (Asensi, 2011). Il s’agit d’apprécier comment la rhétorique du texte va doter le syllogisme des conditions d’une affectivité de manière, à la fois, à occulter sa démarche idéologique tout en œuvrant à sa mise en lumière, grâce aux constructions syntaxiques, phonétiques, tropologiques, etc.

15« Los hombres hablan, las mujeres callan » (p. 17) est une mise en évidence du système patriarcal endogène étant donné que les répétitions fonctionnent, par analogie, comme une isotopie du modèle-monde. La théorie du sabotage comme critique littéraire, en lien avec les modèles-monde, permet de comprendre comment l’affectivité émerge d’un syllogisme enthymématique. En l’occurrence, le syllogisme affectif dénonce la subalternité de la femme fang au sein d’un modèle-monde (post-/colonial et patriarcal) où les hommes (jouissant du privilège de sexe) incarnent la voix autorisée. C’est sans doute aussi pourquoi Ekomo le titre éponyme du roman met en avant l’identité du conjoint de la narratrice alors même que Nnanga la voix subalterne (corps féminin sous-tutelle donc une voix en arrière-plan, hors d’atteinte selon la politique sexuelle du patriarcat), est celle qui parle, observe, voit (témoin oculaire), (se) pense, rapporte des faits, détient le pouvoir narratif du récit. Notre observation fait écho aux éléments du polysystème connexe (et aux dynamiques de pouvoir inhérentes). Le lieu de l’énonciation situe Nnanga la narratrice autodiégétique au second plan d’un récit où elle est au cœur de la trame. Le titre du roman peut alors se lire comme le début même du syllogisme affectif. Puisqu’il n’y a récit qu’en fonction de la (non)présence de Nnanga, sous la tutelle du mari, les interactions sociales rendent compte de ce fait des rapports de pouvoir, afin de cerner au mieux la technique du sabotage comme outil de critique littéraire. Le roman prendra fin à juste titre à la mort du mari parce que sans lui, sans sa tutelle, Nnanga n’existe pas d’un point de vue sociétal. Elle n’existe que par rapport à un rôle auprès de son tuteur attitré.

*

16En fin de compte, les travaux de Patricia Sanz donnent à voir que la question de l’accès à la littérature et, à travers la littérature, aux courants de dissidence, est une question cruciale dans la résistance à la fois au colonialisme et au patriarcat, eu égard aux conséquences tributaires, toujours à l’œuvre. D’ailleurs, au chapitre 0 de sa thèse (« hablar desde el privilegio » ; « entre lo uno y lo diverso », p. 11-18), Patricia Picazo Sanz n’ignore pas le jeu trouble de la dialectique du Nous et les autres (Todorov, 1991) se demandant à juste titre quelle est sa légitimité d’écrire sur « la périphérie » à partir du privilège blanc. D’entrée de jeu, Patricia envisage sa réflexion à titre subsidiaire comme un travail d’auto-déconstruction en tant que chercheuse, universitaire, femme, blanche et espagnole au regard de son objet d’étude. À cet égard, un regard transversal autour de l’œuvre canonique de María Nsue invite la communauté scientifique à un exercice de déconstruction collective qui consisterait à ôter les œillères de nos préjugés inconscients socialement produits, en l’occurrence les clichés, stéréotypes, biais, raccourcis, catégories et hiérarchies.

17Les travaux de Patricia Picazo Sanz nous conduisent surtout à une observation d’ordre théorique mettant en lumière une fracture systémique entre le discours dominant et les couches multi-minorisées. En de termes simples, Patricia Picazo Sanz arrive à l’hypothèse selon laquelle le discours saboteur de María Nsue au sein d’une société dominée par un manichéisme de genre aveugle à ses ravages n’est arrivé qu’au stade embryonnaire de son aboutissement, d’autant plus que les silences par contrainte en lien avec les catégories fermées complexifient toute convergence vers une co-déconstruction conjointe des rapports sociaux, une co-dépatriarcalisation mutuelle des imaginaires, et de façon générale, une co-décolonisation réciproque du regard. En un mot, Ekomo n’a pas réussi à faire des débats affectant les femmes africaines (ici minorités systémiques paradigmatiques) une problématique subalterne en mesure de toucher le cœur de l’agenda du centre alors que, d’un point de vue sociologique, les réflexions que soulèvent le roman de María Nsue touchent l’humanité dans toute sa dimension.

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