Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Vincent Bruyère

« Ceci n’est pas une biographie »

Deborah Reed-Danahay, Locating Bourdieu, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, « New Anthropologies of Europe », 2005. 208 p.

1Deborah Reed-Danahay propose avec Locating Bourdieu une introduction originale à l’œuvre de Pierre Bourdieu qui ne relève pas à proprement parler de la biographie1, mais de ce que l’auteur désigne comme « auto-ethnographie» et qui constitue le développement d’une approche fondée sur l’exploration des intersections entre autobiographie et anthropologie, déjà éprouvée dans un précédent ouvrage publié sous sa direction, Auto/Ethnography : Rewriting the Self and the Social, chez Berg en 1997. L’objectif de la présente étude est cependant double : elle constitue d’une part une réflexion méthodologique de portée générale sur la notion de point de vue, reconduisant sur un plan sociographique l’opposition entre objectivité et subjectivité à partir des travaux de Bourdieu. Reed-Danahay entend d’autre part replacer la réflexion de Bourdieu sur le travail du sociologue et de la composante réflexive qu’il implique, au sein du champ même des sciences sociales européennes et nord-américaines, par l’exploration de ses prises de position, entre autres par rapport à Malinowski, Geertz et Lévi-Strauss, quant à l’inculcation d’un point de vue scolastique. Ce dernier est au cœur des problématiques de la théorie de la pratique, en tant qu’il consomme l’arbitraire de la distinction entre ordre symbolique et économique.

2Mais l’originalité de ce travail, très soigneusement documenté, ne saurait se limiter à cet aspect, dans la mesure où c’est le rôle de Bourdieu dans la constitution même de ce champ qui est interroger : l’auteure propose dès lors une articulation entre la démarche du sociologue et de son écriture, avec le devenir d’une discipline qu’il a investi en se plaçant en porte à faux avec une tradition durkheimienne qu’il reprend, et le structuralisme de Lévi-Strauss triomphant dans les année 60, contre lequel il s’inscrit. Ainsi s’éclaire le titre et le sens d’une mise en situation qui ne soit pas une mise en demeure et ne se réduise pas non plus à un simple exercice de contextualisation. Locating Bourdieu vise à déterminer l’espace et le lieu que Bourdieu occupe dans son propre travail, c’est-à-dire l’usage qu’il a pu faire de lui même sous forme de récits, au sein de sa propre trajectoire intellectuelle, et réciproquement, celui qu’il a fait de ses appareils théoriques pour se mettre en récit. Ce qui se profile derrière cette problématique renvoie à l’apparition et diffusion d’un paradigme post-structuraliste dans le champ académique anglo-saxon, que l’on prendra soin de distinguer du postmodernisme, son pendant idéologique (pour poser une distinction grossière) du postmodernisme auquel Bourdieu n’a jamais souscrit.

3Tandis que la majorité des travaux sur l’œuvre de Bourdieu portent sur la dialectique entre structure et agency, ainsi que sur ses répercussions sur les sciences sociales contemporaines, l’étude de Reed-Danahay  se concentre davantage sur ses silences et sur ceux de ses spécialistes pour tout ce qui concerne par exemple le rôle institutionnel de la religion et les impacts de la seconde guerre mondiale. Analysant les stratégies de l’émotion et le rôle de la narration à la première personne dans le procès d’objectivation de la position d’un agent dans un champ, elle se penche sur ce qui aurait naguère relevé d’une impureté méthodologique à l’intérieur d’un discours à prétention scientifique. Traitant par ailleurs de la réception de son œuvre dans le monde universitaire anglo-saxon, Locating Bourdieu propose des développements intéressants sur la construction du sous champ des études sur le folklore, en France et en Europe, et constitue à cet égard une contribution à l’histoire de la French Cultural Theory – à laquelle on associe parfois Bourdieu, aux côté de Foucault, Deleuze, Lyotard et Michel de Certeau – cependant que la question du statut des Cultural Studies au sein des universités Françaises reste informulée. Le deuxième chapitre « Education », apporte néanmoins des éléments de réponse sur ce sujet.

4Il s’agit moins pour Deborah Reed-Danahay d’éprouver la pertinence conceptuelle d’une œuvre que de montrer combien son élaboration évolutive a été marquée, voire est indissociable, d’un parcours singulier, approche d’autant plus judicieuse que la sociologie institutionnelle de Bourdieu entend systématiser la notion même de parcours, ou plutôt de trajectoire. L’auteur retourne en quelque sorte les armes de Bourdieu contre lui-même, poursuivant en cela une orientation de lecture qu’il avait lui-même inaugurée à la fin de sa vie. Aussi Reed-Danahay suggère-t-elle dans le premier chapitre « Bourdieu’s Point of View » que le recours biaisé à l’autobiographie, revêt chez Bourdieu, une forme stratégique qui vise à légitimer sa pratique théorique consistant principalement en la description des relations de pouvoir à partir d’une position paradoxale (habitus clivé). Il articule de l’intérieur une critique de l’institution qui l’a promu et dont il occupe, à terme, le sommet (Chaire de sociologie au Collège de France), sans quoi son propos ne saurait être entendu, tout en autorisant la radicalité et la nouveauté de ses énoncés à partir du coefficient d’extranéité que lui confère ses origines rurales, par ailleurs consignées dans le « paratexte » biographique de son propre appareil théorique. Reed-Danahaye propose en outre dans cette première section de l’ouvrage, d’intéressantes comparaisons entre le parcours académique et intellectuelle de Bourdieu  et celui d’autres éminentes figures d’outsiders issues du monde des sciences sociales nord-américaines, telle que Clifford Geertz. Il ressort de leur travail respectif sur la composante subjective du savoir (en l’espèce de la trajectoire de l’universitaire), qu’il produit en définitive une objectivation des systèmes scolaires et disciplines qui les ont constituées en sujets transformant en retour par leurs investissement méthodologiques et théoriques la morphologie du champ.

5 Réciproquement, cette scénographie de l’énonciation trouve son corrélat dans le travail ethnographique de Bourdieu en Kabylie et dans le Béarnais, terrains où il fait à la fois figure de natif et de déraciné – le motif métaphorique équivoque de la racine lui permettant de construire la rhétorique de cette affinité. Réarticulant le lieu d’inscription de son discours en fonction de la situation et de sa topographie idéologique, Bourdieu invente ainsi un regard qui se démarque du point de vue omniscient (« lofty gaze ») qu’il critique. Cependant l’auteure répond de ces stratégies discursive en interrogeant le cadre institutionnelle qui autorise la prise de parole bourdieusienne. Elle la resitue dès lors dans le champ déjà constitué des études occitanes et méditerranéennes, dont elle hérite – sans toujours en prendre la mesure – les présupposés  idéologiques, sous la forme de cellules duelles : authentique/ inauthentique, national/ régional, traditionnel/ moderne, nord/ sud… etc. C’est ainsi que les deux terrains d’études que se partage son travail correspondent aux objectifs gouvernementaux qui avaient été assignés à l’anthropologie et à l’ethnologie, l’expansion coloniale et l’étude des populations rurales françaises. Ces derniers aspects font l’objet du chapitre 3, « Insider/Outsider : Ethnography in Algeria and France ».

6Dans le dernier chapitre de la monographie, « Situated Subjectivities », articulé autour de l’usage du récit en sciences sociales, Reed-Danahay s’intéresse plus particulièrement à l’engagement à la fois méthodologique et socio-politique de Bourdieu, ce dernier aspect touchant plus particulièrement aux conséquences sociales du néolibéralisme ainsi qu’à la fonction de l’union Européenne dans la configuration politique post-nationale qui en résulte. Elle souligne dans cette section que si la modélisation « déterministe » du social accorde de fait chez Bourdieu peu d’importance à la compréhension que les agents sociaux peuvent avoir de leur condition, certains de ses ouvrages, et ce dès Travail et travailleurs en Algérie, accordent une attention particulière aux récits qui mettent le sujet en perspective, attention non tant à la trajectoire d’une vie en tant que telle, qu’à la performance narrative elle-même, qui dans La misère du monde (1993) prend la forme du témoignage et du dialogue. Cette approche répond d’une partition du champ académique de la fin des années 50, dont les orientations se divisent principalement entre la scientificité revendiquée de l’analyse statistique et la méthode anthropologique de l’observation participante. Reed-Danahaye montre comment le recours aux pratiques narratives chez Bourdieu (qu’elle distingue de celui d’un Lejeune ou d’un Berteaux) joue un rôle structurant dans son élaboration théorique. Offrant une appréciation de la position qu’il occupe par rapport à l’état du champ que l’agent social investit, elles permettent d’ajuster les notions d’habitus et de disposition. La narrativité fonctionne par conséquent comme le « capital d’incarnation » d’une sociologie des situations/ en situation qui cherche à se distinguer du structuralisme dont elle critique le substantialisme latent en lui opposant le schéma relationnelle et topologique de la théorie du champ.

7Cette dimension relevant de ce que l’on est venu à désigner sous l’influence des premiers travaux de Judith Butler, par « embodiment », fait l’objet  d’une analyse attentive dans le quatrième chapitre « Habitus and Emotion », et témoigne d’un certain héritage foucaldien dans le travail de Bourdieu. Partant des notions d’habitus et de disposition, judicieusement confrontées à ses avatars conceptuels chez Mauss, Elias et Bateson (avec l’ethos), l’auteure situe la démarche bourdieusienne dans l’héritage des Lumières, à travers le dialogue qu’elle reconduit entre raison et émotion, mais également à partir de son refus de reconduire la distinction entre cognition et affect dans sa définition du culturel. Les articulations conceptuelles de ces termes en anthropologie contemporaine sont en outre déclinées sous forme d’un panorama fort utile de la question. Reed-Danahaye revient ensuite sur la dimension stratégique de l’émotion et de son usage dans les systèmes de reproduction sociale auxquels s’est intéressés Bourdieu dans ses travaux sur les goûts de la bourgeoisie, l’honneur chez les Kabyles, et l’intérêt dans la constitution des alliances matrimoniales dans le Béarnais, sans omettre les polices et politesses ambiguës analysées dans un ouvrage moins connu, La domination masculine (1998).  

8L’enseignement et l’éducation apparaissent chez Bourdieu comme les domaines privilégiés d’exploration des phénomènes culturels liées à la reproduction sociale. Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, consacré à cette thématique, l’auteure revient plus particulièrement sur les débats avec Raymond Boudon et Paul Willis ayant trait aux résistances (Michel de Certeau parlerait ici de « tactiques ») développées face à une mécanique institutionnelle et la « servitude volontaire » qui la conditionne. Éclairant les malentendus motivant cette confrontation entre sociologues français et anglo-saxons, Reed-Danahay compare le point de vue de Bourdieu, minorant les pratiques oppositionnelles, aux modélisations du pouvoir et de ses procès de légitimation internalisation et de délégitimation chez Elias et Foucault. Aussi l’auteure explique-t-elle paradoxalement, dans l’archéologie du discours bourdieusien sur l’éducation qu’elle propose, à partir d’une mise en perspective de ses travaux dans l’histoire de l’éducation en France, une partie de l’occultation des aspects des problématiques liées à la religion et au sacral, pourtant pointés par Mauss et Durkheim, par ce qu’elle désigne, à la suite de Jeremy Lane et Niilo Kauppi, comme une intériorisation de l’idéal républicain.

9À la lumière de son inscription dans le système de l’enseignement universitaire français, caractérisé par son centralisme, l’élaboration de la sociologie de Bourdieu apparaît véritablement comme une entreprise de conquête de ce centre à partir d’une position marginale, du fait des origines sociales et du choix d’une matière n’ayant pas le prestige de la philosophie, mais que rend toutefois ambiguë (en terme de capital symbolique et culturel) le passage par l’École Normale Supérieure. La perspective auto-ethnographique souligne le rapport ambivalent de Bourdieu vis à vis de l’enseignement, à la fois instrument de son déracinement et prisme au moyen duquel il réfléchira le sociétal et comprendra la place qu’il y occupe. On aurait peut-être davantage attendu dans cette partie sur le passage, somme toute fondamental, de la philosophie, discipline reine qu’embrasse Bourdieu lors de son admission à l’ENS, à la sociologie, discipline naissante et à laquelle Bourdieu donnera ensuite ses lettres de noblesse académiques.

10Cette ouvrage pose indirectement la question de l’héritage d’un intellectuel de grande envergure (que l’on considère de ce point de vue les publications obituaires de l’ère post-derridienne), et en particulier le réaménagement du concept d’habitus afin de rendre compte de la dimension culturelle de la globalisation. Il aurait été intéressant à cet égard d’évaluer ce que l’auteur tend à assimiler à la pratique auto-ethnographique de Bourdieu, à l’aune de celle de l’anthropologue américain d’origines indiennes, Arjun Appadurai, en particulier à son utilisation de la narration devenue un outil du scholar, et à son recours à l’imaginaire comme donnée sociologique dans sa théories des ethnoscapes globaux2.

11Consciente de la faiblesse d’une explication qui se contenterait d’identifier une pensée au parcours personnelle du penseur, dans une sorte de transposition du lansonisme des études littéraires aux sciences sociales, l’anthropologue américaine parvient ainsi à se démarquer d’un pli donnée par Bourdieu lui-même à ses hagiographes. Encore faudrait-il prendre la mesure de ce qu’implique et pourrait impliquer d’un point de vue théorique, ce rôle. Aussi curieux que cela puisse paraître, Locating Bourdieu pourrait relever d’une pratique hagiographique, comprise selon la description qu’en a donnée Michel de Certeau dans L’écriture de l’histoire3, et consistant dans l’articulation narrative d’un lieu et d’une figure (de saint) au terme d’une trajectoire soumise à une série de contraintes définies. Le lieu (devenue emplacement) donne consistance à la figure, et inversement. En scholar hagiographe, Deborah Reed-Danahaye a par conséquent formulé ce qu’une théorie à rendu visible dans une société, et ce qu’elle a rendu lisible du théoriciens dans son discours.

12Il reste à savoir, en retour, où situer le propos de Reed-Danahaye. Si son livre s’adresse explicitement à ses pairs Nord-Américains, elle livre dans l’introduction son point de vue de doctorante américaine devenue professeur d’anthropologie à l’université du Texas à Arlington, spécialiste des problématiques de l’éducation en France et la ruralité, sur le monde académique français dans laquelle ses recherches l’ont amené à évoluer. Elle raconte avec beaucoup d’humour sa rencontre avec les grandes figures parisiennes des sciences humaines dans leurs écosystèmes protocolaires. À partir de sa première entrevue avec un Bourdieu alors professeur au Collège de France, et pourtant plus accessible que ses autres collègues, elle produit un récit en forme de témoignage, qui redouble la description que le sociologue, devenue la figure exemplaire de l’habitus clivé, fait circuler sur lui-même. Ceci ressemble à de l’hagiographique.